Ils avaient pu le revoir, passer un peu de temps avec cet ami, ce protecteur commun et le remercier avant son départ pour l'autre monde. De par sa volonté, la guépard et le corbeau l'avaient quitté de son vivant, lui offrant l'intimité de ce dernier moment. Ils savaient qu'ils ne le reverraient désormais plus.

Puis ils avaient passé quelques temps sur la lande des sans-terre, attendant patiemment que les choses s'adoucissent avant de retourner sur Freeland. Car quoi qu'il arrive, Lakini aimait cette terre qui l'avait naitre, grandir et survivre. Le corbeau, de toute façon, était d'avis de retourner là-bas, il n'y avait pas assez de proies faciles pour sa compagne de voyage sur la lande.

Alors, ils étaient reparti, traversant Prideland, en sécurité depuis la chute des lions de la nuit, et arrivaient à la frontière de Freeland, le long fleuve du Mochanga se dressa devant eux.
La guépard était fébrile, en pleine saison humide, les pluies avait fait du ,d'ordinaire si paisible, Mochanga un torrent enragé. Bawa s'était envolé, cherchant un passage à gué, mais d'aucun n'était suffisamment proche pour faire un détour sécuritaire. Tous deux souhaitaient retrouver la plaine verdoyante de leur terre.

Le corbeau revint de son éclairage, abattu. Lakini n'avait pas besoin qu'il lui annonce la mauvaise nouvelle pour comprendre :

"A moins de contourner jusqu'à sa source ou de pousser jusqu'aux gorges, on ne pourra pas passer, je n'ai pas trouvé un seul gué..." Fit-il en sifflant, désolé.
Cependant, il étira ses ailes et indiqua une large branche qui enjambait le large fleuve.
"Il y a bien ce passage, les pluies ont du abattre un arbre. C'est plus dangereux mais c'est le seul moyen qu'on ait."

Une autre solution aurait été d'attendre quelques jours que les eaux se calment mais ni l'une, ni l'autre ne souhaitait allonger ce voyage. Et l'idée de contourner le fleuve était frustrante quand ils savaient que leurs terres étaient juste derrière les eaux tumultueuses. Bawa n'était pas très partant à l'idée de faire traverser la guépard sur la branche, et Lakini l'était encore moins, elle fixait le morceau de bois, certes large et solide en apparence, mais si proche des vagues qu'il en était tensément glissant.

La guépard baissa la tête, observant sa patte unique, ses griffes labouraient lentement la terre mouillée de la berge.
"Le seul moyen, c'est ça ? ... Tu pense vraiment que je peux traverser là-dessus ?"
La voix serrée, il était évident qu'elle avait peur, Bawa le comprenait bien. Il repartit et survola le passage qu'il avait présenté, inquiet, avant de revenir aux côtés de la féline dorée.
D'un ton qu'il voulait rassurant et confiant, il la guida vers la branche :

"Ça ira. Ce n'est pas très long et la branche est stable. Tu devrais pouvoir passer."

La féline arriva à contre-coeur devant la branche, les oreilles plaquées sur son crâne, elle regardait les eaux, apeurée à l'idée de tomber... Posant une patte tremblante sur la structure de son passage au dessus du fleuve, elle reconcentra son regard sur l'écorce lorsque Bawa lui conseilla fortement de ne pas regarder sous elle.

Les muscles tendus à vif, Lakini avançait très doucement sur la branche, s'arrêtant tremblante à chaque fois que le bois se balançait entre son poids plume et les vagues attaquant sa base. Le corbeau, surattentif, observait sa compagne d'un oeil très inquiet. Il lançait des encouragements et la poussait à continuer d'avancer, tant la peur de la voir glisser s'immiscait en lui.
Et la guépard se focalisait sur sa voix, au dessus du rugissement des eaux, et elle avançait, un pas terrifié après l'autre. Mais soudain, la branche se mit à trembler violemment, Lakini, lâcha un cri, instantanément terrorisée, alors qu'elle essayait de reprendre l'équilibre, agrippée à l'écorce du mieux qu'elle pouvait !

Aussitôt, Bawa cria son nom, s'approchant au plus près qu'il pouvait d'elle pour la soutenir et l'encourager à tenir bon. Que pouvait-il faire d'autre ? Ce n'était pas comme s'il pouvait l'aider physiquement à reprendre ses appuis. La peur, déjà présente dans son esprit, ébouriffa ses plumes alors qu'il évitait par réflexe une masse tombant de la branche. Il n'avait pas besoin de l'appeler et pourtant, il hurla quand même son nom, tétanisé, ses ailes ne battant que par instinct pour le maintenir dans les airs. Lakini avait disparu dans les eaux battantes.

Le regard vif fixant la surface du fleuve, Bawa priait pour retrouver la guépard, les secondes étaient des heures, et il sentait son coeur se serrer. Quand une tête dorée émergea des eaux, retrouvant le précieux air qui lui manquait, Lakini agitait sa patte unique, completement paniquée, pour rester la tête hors de l'eau. Elle appelait le corbeau, affolée, se battant contre le fleuve :

"B-Bawa !! Ah-A.. Aide-moi !"


La féline, malgré l'eau omniprésente, pouvait en rajouter ; des larmes incontrôlées perlaient de ses yeux terrifiés alors qu'elle luttait contre son incapacité motrice. Lakini ne pouvait pas nager.. Le courant du fleuve n'aidant en rien, mais la guépard ne s'en serait pas mieux sortie en eaux calmes. Et bien sûr, elle savait que le corbeau ne pouvait pas l'aider mais elle ne pouvait appeler personne d'autre.

Et le corbeau, aussi effrayé qu'elle, ne pouvait que la fixer en horreur, frustré de son impuissance ! Il agita la tête, volant rapidement en cercle autour de la sinistrée et cherchant despérément quelqu'un. Quelqu'un qui pourrait la sortir de là. Il se mit à croasser avec force, il devait attirer quelqu'un, n'importe qui !
Ses yeux cherchaient vivement dans la plaine, dans la savane, dans les alentours, ses cris se firent le plus bruyant que lui permettait sa voix. A aucun moment, il ne lâchait Lakini du regard !

"Par pitié, faite qu'il y ai quelqu'un ! Par pitié, ne l'abandonnez pas !"

Bawa redoublait d'effort tant il voyait sa chère guépard peu à peu perdre contre le courant, elle ne criait plus après lui, luttant désespérement de toutes ses forces. Alors, il criait pour elle ! Et il priait que quelqu'un l'entende. Ce fut un son à la fois familier et étranger qui coupa ses appels. Il posa son regard suppliant de nacre vers le félin qui vient d'arriver sur la berge, d'un coup d'oeil, il avait reconnu un guépard. Voilà pourquoi le miaulement qu'il avait lâché lui était connu, le félin voulait certainement savoir ce que le manège du corbeau signifiait, mais Bawa n'eut pas à lui expliquer, le guépard avait vu Lakini, il s'était élancé presqu'aussitôt à sa poursuite et le corbeau ne s'était pas fait prié pour suivre le mouvement.

Le violent courant était bien trop fort pour une féline qui ne pouvait même pas nager dans les eaux calmes du lac-au-roi. La guépard luttait contre les vagues tumultueuses, cherchant toujours une bouffée d'air, mais la Nature n'avait aucune pitié en ce jour. Balancée entre les flots, la pauvre Lakini s'épuisait à maintenir sa tête hors de l'eau, mue par le seul instinct de survie. Son corps luttait seul contre le fleuve, car son esprit avait déjà compris la situation... La guépard à trois pattes avait toujours su qu'un jour, elle ne ferait pas que frôler la Mort. Et qu'un jour, son nom ne la sauverait pas. Lakini.. Presque.. Jusqu'à présent, ce nom lui rappelait les nombreuses fois où elle avait failli mourir. Mais cette fois.. Elle le ressentait déjà comme la fois de trop.. La fois où elle aura failli survivre.

Les oreilles bourdonnantes du brouhaha déchainé et le museau envahi d'eau, elle ne percevait plus, devant ses yeux remplis de larmes et d'eau, les berges boueuses du Mochanga, la silhouette floue de Bawa dans le ciel, l'éclair d'or et d'ébène qui rattrapait son sillage, les appels paniqués du corbeau, elle allait se laisser emporter...


"LAKINI !!" Avait hurlé Bawa, survolant le fleuve, il voyait bien qu'elle ne pouvait plus lutter, il regarda l'autre guépard, sur la berge, qui traçait son sillage pour se retrouver à la hauteur de la sinistrée. Les yeux implorants, le corbeau le supplia d'une voix brisée :

"Aidez-la, par pitié !!"

Loin de se douter que le guépard royal connaissait sa compagne de voyage, Bawa aurait imploré n'importe qui de sauver la douce féline au pelage de sable.

"Qui que vous soyez, par pitié.. Sauvez-la !"

Sous les yeux terrifiés de Bawa, le guépard royal se jeta soudain à l'eau alors que Lakini disparaissait sous les vagues. Survolant le fleuve, le coeur empli d'appréhension, le corbeau roulaient des yeux pour revoir les deux félins refaire surface. C'est le mâle doré qui réapparut en premier, aspirant à plein poumons, mais Lakini n'était pas visible aux yeux de son compagnon ailé qui paniqua d'autant plus, sa gorge serrée par son anxiété... Le guépard replongea.. Ce temps, pourtant si rapide, semblait des heures et Bawa ne pouvait détourner son regard du terrible courant. Pourquoi avait-il accepté-insisté que Lakini tente la traversée sur ce tronc aléatoire ?

~~~

De l'eau... Dans les yeux, les narines, la gorge... Ses forces l'abandonnaient un peu plus à chaque coup vain qu'elle donnait à la surface du fleuve... La guépard au pelage de sable tenta d'inspirer une dernière fois avant de sombrer entre les eaux, l'air était loin d'être au rendez-vous. La voilà prisonnière du courant, incapable de remonter... Ses forces l'avaient abandonnée, elle sombrait mais le fleuve ne la laissait pas en paix. La ballotant entre ses courants, la frappant contre tout obstacles, roches, branches, berges, guépard... Lakini ne le remarquait pas, suivant le chemin de ses forces, elle perdait peu à peu connaissance, et n'entendait guère plus que le silence des flots, cet étrange silence qui précède l'obscurité, ce bleu-gris où se perde les sons et les bruits.
Si paisible, pourtant si terrible. A bout de force et de conscience, la guépard ne ressent même plus le froid cinglant du fleuve, endolorie par ses précédents et vains efforts et la cruauté du courant, les pics de glace qui transpercent son poil sans résistance ne sont qu'une maigre douleur supplémentaire.

Alors, cédant finalement, sa vision troublée par l'eau et son épuisement ne percevant plus rien qu'un amas de bleu et de noir, elle se laissa fermer les yeux, acceptant l'étreinte froide de la Mort qu'elle avait défiée toute sa vie.
Et, inconsciente, elle ne put sentir la mâchoire de Kibaki se refermer sur la peau de sa nuque !

~~~

Survolant toujours le fleuve, Bawa cherchait et priait pour revoir les deux félins retrouver la surface. Il était à deux griffes de perdre la foi quand il les vit.


La tête du guépard royal émergea brusquement, tenant avec fermeté Lakini par la peau du cou. Il respira avec difficulté, se refusant à la lâcher -au grand soulagement de Bawa- et entreprit de les ramener vers la berge qu'il ne voyait pas vraiment. Outre ses longs crins devant les yeux, le corbeau n'avait pas oublié qu'il avait utilisé une grande part d'énergie pour rattraper Lakini et l'avance du courant, il était déjà chanceux de réussir à nager avec un poid mort entre les crocs. Un poid mort... Les yeux nacrés de Bawa se posèrent sur la guépard secourue, à son grand désarroi, elle était immobile, et avec la violence des mouvements, du fleuve comme du guépard royal, impossible de savoir si elle respirait. Mais l'option la plus probable était que non...

Reprenant cependant rapidement ses esprits, Bawa plongea vers les deux félins et les survola d'assez bas pour permettre au guépard doré de suivre sa voix au dessus du rugissement aqueux.
Se positionnant de manière à le guider vers la berge assez proche, malgré la puissance des flots, il se mit donc à crier, plein d'espoir, en les observant s'approcher petit à petit de la fin du cauchemar fluvial.

"Par ici ! Vous y êtes presque ! Encore un effort !"

Mais plus il ramenait les deux guépards à la berge, plus il sentait une terrible angoisse monter en lui...
"Lakini... Tu as tant encore à vivre... Ne pars pas maintenant, par pitié !"

Le guépard royal atteignit enfin la berge, tirant le corps inerte de Lakini hors de l'eau. A son grand désarroi, la guépard de sable restait immobile, pire encore, elle ne respirait pas... Tentant par tous les moyens qu'il connaissait de la ranimer, Kibaki ne put déclencher de réaction de la part de son amie.


C'est un corbeau affolé qui se posa près d'eux, criant le nom de Lakini d'une voix paniquée. Et Kibaki attendait la moindre directive que pouvait lui donner le volatile, dépassé par la situation, aurait-il été trop tard ? Bawa s'avança et tenta, comme le guépard avant lui, de faire réagir la femelle, sans succès. Il colla son bec contre la fourrure trempée de son cou, murmurant des prières. Ses ailes lui faisaient mal et sa gorge le brûlait de ses précédents cris de détresse. Il tenta de la réveiller encore une fois, en aurait-il eu qu'il aurait grincé des dents... Lakini restait sans réponse...

Le corbeau, désespéré, sauta sur les flancs de la femelle et fixa Kibaki dans les yeux qui avait dû suivre son manège inutile jusque là. Il tapota le corps de sa compagne de ses pattes, allant jusqu'à sautiller parfois, cherchant clairement à masser ses flancs et à essayer de la libérer de l'eau qu'elle avait dû avaler. Mais son poids n'était pas à la hauteur de ses projets. Il regarda le guépard qui n'attendait qu'une directive pour s'éxécuter, ignorant certainement sa propre fatigue et douleur, tout comme lui.


Bawa décolla brusquement du corps de Lakini pour atterrir sur une des pattes avant du guépard royal. Il s'en empara de ses serres et la tira sur le flanc de la sinistrée, forçant Kibaki à s'avancer davantage. Posant la patte qu'il tenait sur la femelle, il garda ses serres appuyées sur les doigts poilus du guépard et supplia, sa voix crissant plus que d'ordinaire :
"Appuie sur ses flancs, elle doit recracher l'eau..."

Sa propre voix lui faisait mal, il avait trop usé d'elle pour attirer de l'aide, et il la forçait encore. Mais il n'en avait cure, il le faisait pour sauver la guépard qu'il avait entraînée dans cette situation... Pourquoi avait-il imaginé que ça pouvait bien se passer ? Pourquoi avait-il pensé qu'elle pouvait traverser ? ... N'avait-il pas compris, depuis le temps, que la prudence et, surtout, la patience étaient les mères de la sûreté... Ils n'auraient pas dû insister pour rentrer au plus vite...

Le corbeau priait ardemment tandis qu'il observait Kibaki presser les flancs de Lakini.. Pas de réponse, pourtant.. Bawa sentait son coeur se serrer de plus en plus, atterré. Ca ne pouvait pas finir comme ça ! Réveille toi, chérie, je t'en prie...

Immobile, inconsciente, Lakini semblait endormie pour la dernière fois. Qui aurait observé cette triste scène d'un guépard tentant vainement de réveiller sa semblable sans verser une larme serait un insensible. La frustration de se sentir coupable vint pourtant en aide au félin royal. Un coup plus violent, plus brusque, sorti de sa colère personnelle eut plus de résultats que les pressions désespérées qu'il avait pratiquées.


Un sursaut, une toux dure, provoquant séries de spasmes chez la féline soudainement réanimée, l'eau quitta sa gorge, l'air se fraya à nouveau un chemin jusqu'à ses poumons. Son souffle, fragile et irrégulier, revint enfin et Lakini remercia une nouvelle fois son nom -et failli provoquer une crise cardiaque à Bawa, c'est fragile un coeur d'oiseau!

La guépard toussa et cracha pendant quelques instants encore, entendant à peine les encouragements de son sauveur. Des larmes de douleur trouvèrent leur chemin le long des joues trempées de la féline. Et une fois la voie de sa trachée suffisamment dégagée, ce furent des larmes de soulagement et de fatigue qui s'y mélèrent. Elle était en vie... Tremblante, trempée jusqu'à l'os et le souffle trop court, elle ramassa ses pattes contre elle et enroula sa queue. Kibaki s'était laissé tomber à côté d'elle, des larmes perlant profuses tant la tension avait été forte.


Malgré tout le soulagement qu'il ressentait, Bawa avait laissé de l'espace aux deux félins ; quelque chose, au delà de l'aide apportée par le guépard, avait attisé son appréhension. En les observant tout les deux reprendre péniblement leur souffle, le corbeau, aussi épuisé, physiquement comme mentalement, qu'il était, prit de nouveau son envol, voulant s'assurer que les environs étaient sûrs. Si Lakini avait pu survivre à une noyade, ni elle ni son sauveur n'étaient en état immédiat de reprendre leurs appuis... Il fallait s'assurer qu'ils n'en auraient pas besoin.

Difficilemment... C'est ainsi que Lakini arriva malgré tout à ouvrir les yeux... Se découvrant sur la berge et non dans la rivière battante qu'elle entendait faiblement, la féline vit les formes troubles redevenir nettes et sentit le souffle du guépard royal à ses côtés... Ses yeux noisettes, encore endoloris par l'eau et la pression, se posèrent sur lui. Une odeur délavée par le courant lui apparut familière alors qu'il lui semblait reconnaitre ce pelage, d'or et d'ébène, cette crinière noire détrempéee qui tombait lourdement sur son visage, ces tâches si intenses et grandes...

"... K... Kibaki.... ?" Demanda-t-elle si faiblement que même l'intéressé devait tendre l'oreille pour l'entendre. Sa voix lui semblait si étrangère, et le seul son qu'elle pouvait produire lui donnait l'impression de déchirer sa gorge de l'intérieur...

Son esprit était encore embrumé, si elle avait compris qu'elle était encore en vie, elle ne percevait pas vraiment les sons autours d'eux. Son attention était, pour le moment, suffisamment éveillée pour se concentrer uniquement sur le visage de Kibaki, rien d'autre. Les yeux mi-clos, des larmes coulaient encore sur sa fourrure déjà trempée. Sa faible respiration n'était qu'à peine rassurante, la guépard, roulée en boule frissonnante, tremblait de tout son corps, elle semblait si fragile...

Elle n'a pas besoin qu'il raconte ses grand discours, même si elle languit d'entendre sa voix, sa présence seule suffit. Un son unique, il ne sait pas quoi dire. Elle n'en a pas conscience, elle force ses yeux à le voir. Elle est heureuse qu'il soit là. Malgré la douleur que lui procure sa gorge encore irritée, un bref ronronnement la quitte au contact du guépard royal. Elle ne dit rien, elle n'en a pas la force. Mais elle est heureuse. Ca lui suffit.

Elle ne remarque pas encore leur environnement. Elle tremble encore. Elle a froid, elle a mal, elle est faible. Comment peut-elle avoir froid ? Sa fourrure est plaquée tout contre elle, trempée. Oui, elle a froid. Elle ne sait pas où est parti le corbeau, son absence l'inquiète. Mais elle n'arrive pas y donner de l'importance. Son souffle est plus stable maintenant. Mais elle tremble. Ses esprits recouvrent un peu de leurs capacités. Elle réalise. Elle a failli mourir. Elle se recroqueville un peu plus. Elle a froid, elle a mal.

Elle regarde son sauveur s'éloigner. Que fait-il ? Elle ne comprend pas encore, elle l'observe. Ses paupières sont lourdes, mais elle ne veut pas se laisser sombrer. Pas encore. Elle tremble un peu plus, de la peur, en plus du froid. Pourquoi le guépard s'est éloigné ? Que fait-il ? Il se secoue, se sépare de l'eau qui s'accroche à son pelage. Cela prend quelques instants. Elle tremble encore. Il revient. Il se couche sur son dos. Elle est roulée sur elle-même. Elle a froid. La chaleur du guépard l'entoure. Doucement, ses tremblements cessent. Elle a mal, elle est faible. Mais le froid la quitte peu à peu.

"Ça va aller, je suis là..."

Des mots qui résonnent. Ils ont un sens plus fort. Elle le sait. Elle sent encore des larmes qui se forment à ses yeux. Elle peut encore pleurer ? Elle est trop faible pour relever la tête. Mais elle tient à garder un œil ouvert. A voir celui qui promet à ce moment de ne pas l'abandonner. Et elle... Elle lui fait confiance. Un autre court ronronnement quitte sa gorge toujours douloureuse. Elle aimerait lui répondre. Mais que peut-elle dire ? Même si sa voix ne la blessait pas au moindre son, elle ne saurait pas quoi dire. Y avait-il quelque chose à dire, seulement ? Oui, surement.. Elle murmura, du mieux qu'elle put :

".. Nnh... Me.. Laisse pas..."

Au grand soulagement de Lakini, qui n'avait besoin que de ça -plus encore que sa survie physique- Kibaki confirma ses mots, promettant sa présence à ses côtés. Il ajouta à ce simple et puissant mot le contact rassurant de son front contre le sien. La guépard sentit quelques larmes perler le long de ses joues, mais ce n'était ni de la douleur, ni de la tristesse qui commandait cet instinctif émoi.
Un faible ronronnement s'échappa de sa gorge, se mêlant à celui du félin royal, Lakini lui faisait confiance. Plus encore, elle se reposait sur lui, elle abandonnait son indépendance si pesante pour laisser quelqu'un d'autre s'assurer de sa survie... C'était... étrangement apaisant ?

Prise par sa chaleur et sa présence, Lakini sentit son souffle retrouver son calme, ses muscles se reposer. Et finalement, la fatigue qu'elle combattait depuis son plongeon et sauvetage la rattrapa, elle perdit connaissance, mais sa respiration, enfin régulière, se faisait plus sereine.
Le silence de son sommeil ne dura pas, cependant, car un ombre noire revint au chevet des deux félins d'un coup d'aile fatigué. Bawa se posa doucement devant Kibaki, un œil inquiet à Lakini qui avait donc fermé les yeux. Il ne parla pas tout de suite, reprenant un souffle qui lui manquait.

"... hff... Les alentours sont déserts... hff.. Vous.. Vous êtes en sécurité pour le moment... hff.. Quelle chance que tu ais été dans le coin... hff.. hff.. Vous vous connaissez déjà, non ?... hff..."

Désirant rassurer le félin qui veillait sur Lakini, le corbeau avait fini par comprendre ce qui l'avait intrigué un peu plus tôt ; cette familiarité qu'avait le guépard royal avec sa compagne, la confiance qu'elle lui accordait visiblement toute entière. Il n'en fallait pas plus au corbeau à l'intelligence émotionnelle forte pour assumer qu'un lien les unissait d'avant ce sauvetage miraculeux.
Et un souvenir lui revint en tête, quelque chose que Lakini lui avait dit. Elle voulait retourner dans les Terres Libres, auxquelles elle était ardemment attachée, mais il y avait une autre raison. Elle lui avait parlé d'un ami qu'elle souhaitait revoir et que sa seule piste était la terre où elle l'avait croisé la dernière fois.. C'était maigre mais c'était son espoir. Voilà peut-être pourquoi Bawa n'avait pas insisté pour la dissuader de se presser. Il était trop heureux de la voir espérer quelque chose, de la voir vouloir quelque chose.

Si ce guépard royal était cet ami qu'elle souhaitait, de tout coeur, revoir, le destin était bien ironique, pensa-t-il...

Le corbeau écouta attentivement la réponse du félin tout en finissant de reprendre son souffle. Le nom était Kibaki... La guépard avait mentionné le nom de celui qu'elle voulait retrouver, Bawa était présentement sidéré. L'ironie du destin les avaient fait se retrouver, mais en quelles circonstances ?! Chassant ses pensées, le volatile se présenta au félin, plaçant une de ses ailes contre son poitrail :

"Oh, je m'appelle Bawa, j'accompagne Lakini depuis plusieurs lunes. La pauvre est bien seule ces derniers temps." Commença-t-il, voulant justifier sa présence auprès de la féline avant de poursuivre, car trop de choses lui viennent en tête.

Il aurait reprit après un temps d'organisation si Kibaki n'avait posé cette question soudaine. Pourquoi ? Le corbeau comprenait bien qu'il veuille savoir et c'était difficile pour lui d'imaginer pouvoir lui donner une raison satisfaisante. Puisque les alentours étaient déserts, le guépard devait se douter que ça ne pouvait pas être d'éventuels poursuivants. Et la question n'était vraiment de savoir ce qu'il s'était passé, mais plutôt pourquoi Lakini avait-elle été si proche de la rivière en premier lieu. Et comme le corbeau avait cette réponse déconcertante et la responsabilité qu'il choisissait toute entière, il se retrouvait pris de court.

"Ah.. Eh bien.. C'est... C'est compliqué."

Bawa ne savait pas comment expliqué ce qu'il s'était passé. Il regarda Lakini, qui dormait paisiblement après ce terrifiant épisode, il soupira.

"Comme je l'ai dit, Lakini est seule sans moi. Son mentor Wapenzi est mort il y a quelques lunes, il m'a demandé de veiller sur elle. Nous étions allés lui rendre une dernière visite au Baobab et nous revenions sur les Terres Libres."

Il reprit son souffle, autant raconter l'histoire complète, ça ne servait à rien de cacher des choses à Kibaki, alors qu'il était celui que Lakini souhaitait retrouver. Le corbeau continua :

"Elle voulait retrouver la Pays Verdoyant au plus vite. Mais à cause des pluies, la rivière était dangereuse. Il n'y avait pas un seul gué à moins de longer jusqu'aux frontières du désert. Il n'y avait que ce tronc et... Jamais je n'aurais dû la laisser traverser..."

Il ne parvint pas à continuer, plongeant sa tête entre ses ailes, honteux d'avoir même insisté pour qu'elle tente la traversée.

"Elle voulait tellement retrouver une terre connue... Un visage connu..." Il se força cependant à ajouter les dernières informations et releva la tête, inspirant un grand coup. "Elle voulait te revoir, Kibaki. Plus que n'importe qui d'autre, elle voulait te revoir."

Il tenta de fixer le félin à qui il avait l'impression de confesser la pire faute de l'univers. A ses yeux, c'était le cas, Bawa avait vraiment le sentiment d'avoir commis la pire faute de l'univers.

"Et moi, en la voyant si rayonnante d'espoir... J'ai voulu la combler... Et j'ai failli la tuer..." Finit-il en un murmure si honteux qu'il se ratatina sur le sol, baissant la tête, l'enterrant dans les plumes de son poitrail, tourmenté par ce qu'il aurait accompli si Kibaki n'avait été dans les parages.

Si Kibaki avait pu avoir le moindre sentiment de colère envers le corbeau, chose que Bawa aurait complètement compris, la raison qu'avait eu le duo de vouloir traverser cette dangereuse rivière l'avait pris de revers et cette émotion était morte avant de s'exprimer. Par ses mots, il rassura énormément Bawa qui tenta de reprendre une certaine consistence

"Je comprends tes remords. Mais le plus important dans toute cette histoire, c'est que pour l'heure, elle est sortie d'affaire non? Et puis, tu ne l'a pas abandonnée au moment le plus difficile, tu as fait ce que tu pouvais faire... Soit plus que ce que beaucoup d'autres auraient fait dans pareil cas."

Le corbeau soupira, peut-être en unisson avec celui du félin et un silence régna quelques instant. Toutefois, Kibaki avait encore des questions, ce qui n'étonna pas l'oiseau. Mais elles étaient surtout liées au futur. Après tout, les questions qu'il devait avoir pour Lakini méritaient d'être répondues par la féline qui dormait, épuisée. Il posa un regard bienveillant et soulagé sur elle avant de regarder de nouveau le félin interrogatif

"Lakini avait un abri qui lui servait de point de chute, plus loin, vers le pays verdoyant. C'est trop loin d'ici, mais à long terme, ça pourrait être une solution. C'est assez grand pour deux guépards, sans doute." Il fit une pause, passant les plumes effilées de son aile droite sous son bec, comme s'il refléchissait. "Concernant la rivière, on est du côté Freeland. Par là-bas, c'est les terres du Sud." Fit-il en pointant l'étendu herbeuse qui s'éloignait de la rivière. "Tant qu'elle peut se reposer, mieux vaut attendre, mais en vérifiant le territoire, j'ai repéré un arbre suffisamment grand pour, peut-être, abriter une tanière. Je peux aller vérifier ça, pendant que vous vous reposez."

Il allait attendre ensuite une confirmation, ou non, du félin et prendre son envol quand ce dernier eut une autre question. Une question qui le figea, ailes mi-déployées.

"À tout hasard, connais-tu un autre corbeau dénommé Haram ? De loin, j'ai d'abord cru que tu étais lui et c'est ce qui m'a attiré."

"Haram ?..." Commença-t-il, intrigué. "... En soi, je le connais mais... Ça fait un moment que je n'ai pas entendu parler de lui. D'où le connais-tu ?"

C'était plus de la curiosité qui le poussait à poser cette question, mais il y avait une certaine teinte soucieuse à sa voix qui se remettait des hurlements précédents.