A l'écoute des paroles de l'étrangère, Khassim releva la tête, fixant son regard ambré sur Kuzali. Elle semblait être parvenue à la même conclusion que lui, celle que tous deux ne pourraient trouver de terrain d'entente de par leurs mentalités et leur éducation radicalement différentes l'une de l'autre.
La lionne sembla réfléchir longuement, observant son interlocuteur posté, immobile, quelques mètres en face d'elle, un peu en contrebas.

- Moi qui m'étais toujours interrogée sur votre mentalité au moins ai-je pu obtenir une réponse. Vivre reclus dans le désert a façonné votre façon d'être et vous a rendu inaptes à communiquer avec les étrangers. Le choc des cultures, ça doit être ça...

Khassim sentit de nouveau l'agacement pointer suite aux mots de Kuzali, cependant il était vague et diffus, comme anesthésié par la révélation qu'il avait eue quelques instants plus tôt et qui l'avait rendu si las aussi rapidement. Et puis la femelle dorée n'avait pas prononcé ces paroles sur un ton suffisamment agressif pour véritablement susciter la colère du Jangowa. Bon, très bien, pour dire la vérité son ton ne contenait pas la moindre attaque, ce qui pour une fois convenait bien à Khassim.
Sa lassitude était toujours là, mais se retrouva teintée d'une pointe d'humour sombre:

- Quelle ironie que nous ne soyons d'accord que sur le fait que nous ne pouvons pas être du même avis, lança Khassim avec un sourire sarcastique. Si sur le moment il était plus fatigué de cette joute verbale qui ne menait nulle part qu'autre chose, il parvenait à en discerner l'aspect risible.

Le mâle resta un moment silencieux suite à cela, laissant son esprit vagabonder de ci, de là, s'autorisant quelques instants de répit après une vigilance constante depuis le début de la journée.
Il eut soudain un sursaut de réalité et réalisa que l'après-midi était déjà bien avancé, qu'il était toujours là assis sans bouger face à une étrangère et qu'il n'avait toujours pas mangé. Sans même évoquer cette incartade à la prudence qu'il venait de commettre en laissant son mental au repos malgré la présence de la lionne d'or, une étrangère.
Il jeta un coup d’œil à cette dernière, toujours nonchalamment étendue sur son rocher, sans faire mine de bouger. Il commençait à être sérieusement fatigué d'attendre un départ qui, semblait-il, ne viendrait jamais. Même s'il s'était rassis peu de temps auparavant, ses membres le démangeaient, il avait des fourmis dans les pattes. Khassim se releva alors, le regard fixé sur ses pattes qu'il secoua tranquillement afin de se débarrasser de cette sensation de rigidité qui le prenait. Cependant, il s'efforçait de rester alerte, attentif aux bruits et aux odeurs – on ne savait jamais.

Finalement, après avoir étiré quelque peu ses membres fourbus, il adressa de nouveau la parole à Kuzali. Son ton était tranquille et léger, presque comme s'il parlait à une amie de longue date, tout en recelant, bien entendu, une pointe d'ironie mordante pour faire bonne mesure. Pas de méchanceté, mais il fallait bien conserver ce registre caustique qu'ils avaient adopté tout au long de l'entrevue en s'échangeant pique sur pique, n'est-ce pas?

- Eh bien, cela fait longtemps que tu es là... Tu n'as donc pas une gentille petite famille qui t'attend chez toi?

Malgré des paroles d'apparence presque plaisantes, il savait que Kuzali ne s'y tromperait pas: elle saurait bien que ce n'étaient pas de simples mots de courtoisie, elle était plus maligne qu'elle n'en avait l'air.
Car si Khassim éprouvait en effet une très légère pointe de curiosité envers la lionne à ce sujet – elle était véritablement là depuis un moment, et au vu de son âge (que Khassim devinait être un peu plus grand que le sien) il était probable qu'elle eut une famille, aussi pourquoi restait-elle là à perdre du temps avec lui? –, il espérait surtout la voir remarquer l'heure presque tardive et devoir partir. Seulement, le Jangowa était bien trop fier pour l'énoncer clairement à Kuzali, même s'il se doutait qu'elle ne serait pas trompée par son ton badin. Aussi préférait-il recourir à ce stratagème (relativement boiteux, puisque si la femelle dorée était là depuis si longtemps, elle devait pouvoir prendre son temps. Peut-être était-elle une solitaire, après tout) pour tenter de la déloger.

Une chose en tout cas était sûre: jamais Khassim ne partirait le premier. Il se le refusait, il ne voulait même pas imaginer une telle éventualité. Sa fierté était bien trop grande, il refusait de laisser l'étrangère dorée triompher ainsi sur lui!
S'il le fallait, il resterait ici toute la nuit à veiller malgré sa longue journée de jeûne. Après tout, son clan pouvait se passer de lui une nuit, et il demeurait à cet endroit pour la plus honorable des raisons, n'est-ce pas? S'assurer que le territoire sacré des Jangowas était respecté. Ou du moins, c'était comme cela qu'il le présenterait, car s'il était vrai que son objectif premier était celui-ci, la suite avait été plutôt imprévue et il n'était pas exactement fier de s'être laissé prendre à la conversation avec cette étrangère.
Enfin, de toute manière il saurait justifier son absence temporaire. Le clan du Grand Désert était fort heureusement un clan indépendant, et peu de félins trouveraient un motif pour le confronter quant à sa disparition d'une journée. Ce qui importait, en cet instant, était son face-à-face avec Kuzali: quoi qu'il arrive, il ne voulait pas être celui qui céderait.

Après un court silence – qui sembla toutefois bien long au goût du félin du Désert –, Kuzali répondit à l'invective de Khassim.

- Un fils attend bel et bien sa mère... lâcha-t-elle d'un ton léger, le sourire aux babines.

Une part du mâle fut à la fois satisfaite, en raison de la curiosité récompensée, et d'autant plus intriguée par cette révélation. Cette affirmation semblait indiquer un fils encore jeune, ce qui rendait étonnante l'idée d'un périple jusqu'aux confins du Désert, loin du lionceau. Quant à l'autre part de lui-même, elle se remémorait les souvenirs de sa mère. Cette phrase, aussi étrange que cela puisse paraître, avait suscité la nostalgie du félin gris-brun qui repensait à Hasnaa, sa mère qu'il n'avait pas revu depuis de longs mois... et qu'il ne reverrait jamais plus.
Secouant la tête pour chasser ces pensées importunes – à quoi bon se complaire dans de tristes pensées? –, Khassim parvint à saisir la fin d'une phrase de Kuzali: elle ignorait qui de son fils ou du Jangowa serait le plus ravi de voir la lionne d'or partir. A cela, l'adulte ne répondit que par un vague grognement et un lever des yeux au ciel, plus amusé que véritablement énervé. Il était vrai qu'il faisait preuve d'un entêtement presque gamin... mais rien ne le détournerait de l'idée qu'il n'avait rien fait de plus que son devoir en restant ici sans bouger pour surveiller cette étrangère.

Finalement, elle étira nonchalamment le moindre de ses muscles et bailla avant de descendre de son rocher pour s'approcher de Khassim. L'air amusé, elle prononça enfin les mots si doux aux oreilles du lion, ceux qu'il espérait sans trop y croire depuis le début: elle partait, elle abandonnait, elle quittait ces lieux!
Le lion aux yeux d'ambre se sentit envahi d'une fierté presque enfantine: il avait gagné! Même si Kuzali se chargea aussitôt de le ramener sur terre, comme si elle avait deviné ses sentiments, lâchant une ultime pique sur sa famille, insinuant ainsi que personne ne l'attendait lui. Suite à quoi Khassim releva la tête avec indignation – bien sûr qu'on l'attendait! Enfin, du moins, on tenait à lui. Son père l'aimait et était fier de lui, même s'il ne l'attendait pas exactement, puisqu'il bénéficiait de cette indépendance chérie des Jangowas.
Mais Khassim ne tenta pas de l'expliquer à Kuzali, qui déjà s'éloignait tranquillement sur une ultime parole, un souhait de bon courage pour ses ambitions. Du courage? Il en avait à revendre, il n'avait que cela dès qu'il pensait à son rêve: jamais il n'abandonnerait, il le savait.

- Je te remercie Kuzali, ce n'est pas le courage qui me manque... J'espère que je pourrai te prouver que j'ai raison si je te revois un jour, dit-il la tête haute, avant de se sentir légèrement confus par ces mots qui semblaient annoncer une prochaine entrevue – alors qu'il espérait bien au contraire ne jamais la reprendre près du Grand Désert. Mais il avait lancé ces paroles comme un défi: il avait la ferme intention de parvenir à son but, et quand cela serait fait, il aurait prouvé à tous ceux qui ne croyaient pas en lui, qui le regardaient de haut ou le méprisaient de quoi il était capable.

Le Jangowa, en même temps satisfait que Kuzali parte et frustré qu'elle le fasse plus parce que cela l'arrangeait que parce qu'il l'avait réclamé, fixa longtemps son regard doré sur la tache jaune qui s'éloignait entre le décor rocailleux du Champ Rocheux, jusqu'à ce qu'elle disparaisse totalement de son champ de vision. A ce moment seulement, il se releva, étira et secoua une dernière fois ses membres gourds et, après un dernier coup d’œil en arrière, partit à petites foulées rapides rejoindre les siens.
Khassim se remémora une ultime fois la promesse qu'il s'était faite, celle de prouver à tous sa valeur: malgré les paroles déstabilisantes qu'avait pu avoir la lionne d'or, il ne divergerait pas de son objectif, et, oh que oui, il y parviendrait.