Le sol sous Nsaï était dur, et quelque peu inconfortable, mais il s'y était fait. Au dessus de lui, la lumière du soleil jouait dans le feuillage de l'immense baobab. Allongé sur le dos, le lion brun observait les feuilles qui bougeaient lentement, soumises au vent qui soufflait légèrement. Il était plongé profondément dans ses pensées, tout en détaillant ce qui se trouvait au-dessus de sa tête. Il avait l'habitude de s'allonger et des regarder le ciel à travers les feuilles des arbres quand il vivait dans l'Oasis. Depuis, beaucoup avait changé. Nsaï avait grandi, il avait survécu à une bataille perdue d'avance, alors qu'il était sûr d'y rester, il avait, avec les siens, traversé le Grand Désert, il avait failli y perdre son esprit, puis il avait été sauvé par la vue des montagnes du Royaume du Nord lors d'une courte escale à la frontière qui séparait ces terres de celles des Jangowas, et tout ça pour arriver là. Allongé sous un arbre dans la Lande des Sans-Terre, à regarder le ciel. Les choses étaient différentes. La dernière fois qu'il avait fait ça, il n'était qu'un adolescent qui ne savait rien du monde qui l'entourait. Et pourtant... la sensation était la même. Et c'était très étrange. Cette béatitude face au monde, ce sentiment de bien-être...

Beaucoup avait changé, mais Nsaï, au plus profond de lui, était toujours le même. Il était devenu adulte, plus mature, était maintenant marqué par des cicatrices tant physiques que mentales. Mais il était toujours lui-même. Il appréciait toujours autant les moments de calme. Bon, le calme n'était pas total autour de lui. La Lande abritait les Pridelanders comme les Mositus, et il y avait par conséquence un certain nombre de félins sur ce territoire, et d'autant plus sous le Baobab, qui était dans un sens leur chef-lieu. A ce moment de la journée, beaucoup étaient partis explorer les terres environnantes pour s'y habituer, certainement. Le lion brun avait fait ça ces derniers jours, mais ce jour-là, il voulait juste se reposer. Une bonne part des lions restés vers le Baobab faisait la sieste. Les autres, éparpillés en petits groupes, discutaient, jouaient pour les plus jeunes, mais le tout dans une atmosphère très bizarre. Les douleurs du passé planaient au-dessus des Pridelanders comme des Mositus, et même s'ils s'efforçaient d'agir comme si de rien n'était, beaucoup pensaient à leurs blessures.

Nsaï, lui, évitait d'y penser. Il voulait penser au futur, avec l'optimisme qui le caractérisait. Et il s'était assez torturé en traversant le Désert. Il soupira, et roula sur lui-même afin de se mettre sur le ventre. La pensée parasite du Désert venait de gâcher son moment. Il regarda ses pattes un instant, et leva la tête à temps pour voir une lionne d'à-peu-près son âge se diriger vers lui. Il hésita un instant, regarda autour de lui pour être sûr que c'était bien de lui qu'elle s'approchait, puis se leva, attendant qu'elle lui adresse la parole.

La lionne, d'une couleur crème, faisait définitivement partie du clan Pridelander, comme le confirma l'odorat de Nsaï. Elle avait l'air radieux, et semblait ne se rendre compte qu'à l'instant qu'elle avait marché jusqu'au lion brun. Ce dernier en déduit qu'elle avait erré tout en étant plongée dans ses pensées, et qu'elle n'avait pas trop fait attention à où elle mettait les pattes. Le hasard l'avait conduite devant le jeune Mositu. En tout cas, cela ne la gênait pas le moins du monde, et, tout en souriant, elle se présenta.

- Salutations. Je suis Nawapa.

Nawapa, donc, avait les yeux oranges et, sous ces yeux, se trouvaient de petites tâches claires. C'est ce qui attira avant tout l'attention de Nsaï, qui prit la parole afin de se présenter à son tour, tout en rendant son sourire à la jeune lionne.

- Enchanté, Nawapa. Je suis Nsaï.

A son tour, il s'assit, imitant son interlocutrice et marquant une pause dans ses paroles. Le silence s'installa un instant, durant lequel des rayons de soleil percèrent à travers les feuilles du Grand Baobab et vinrent se poser sur les deux félins. La jeune lionne ronronna, et Nsaï ne put s'empêcher de sourire. Il savait que peu partageait le plaisir qu'il avait à se contenter de choses anodines comme, par exemple, le soleil filtrant à travers des feuilles. Il était heureux de voir quelqu'un d'autre apprécier ce genre d'évènement qui passe inaperçu aux yeux de la majorité.

Le silence s'était étiré, mais il n'avait rien de gênant, ou en tout cas, pas pour le lion brun. C'était un silence agréable. Autant que cette journée ensoleillée.

- C'est une belle journée, n'est-ce pas ?

Banalité. Cela dit, ça pouvait être un début correct pour une conversation. S'il voulait faire connaissance avec Nawapa, Nsaï ne voulait pas se montrer inquisiteur dès le premier échange : poser des questions personnelles serait fort mal venu et impoli de sa part.

- Oui... En apparence seulement. Comme toute les journées que nous passons ici depuis notre exil. Heureusement que le soleil daigne égayer un peu l'atmosphère qui règne au Grand Baobab. Mais ne parlons pas de malheurs, voulez-vous...

Nawapa avait raison. Nsaï ressentait aussi l'atmosphère lourde qui pesait au-dessus des lions qui les entouraient. Lui cherchait à éviter de se morfondre là dedans, et essayait de se contenter de la nouvelle chance qui leur avait été offerte ici. Bien sûr, beaucoup portaient le deuil de leurs proches disparus, et Nsaï en faisait partie. Mais il savait que son père n'aurait jamais accepté de le voir plonger dans cette même tristesse qui caractérisait certains des lions Mositus comme Pridelanders à ce moment. Jahi aurait voulu voir son fils et sa compagne heureux. Il aurait préféré qu'on célèbre sa vie plutôt que de pleurer sa mort. C'était un lion souriant et optimiste, et Nsaï voulait être comme lui. Le jeune lion brun ne put donc qu'acquiescer quand son interlocutrice suggéra de ne pas s'attarder sur ce genre de sujet.

- Comment est la vie dans le désert ? Enfin... Là d'où vous venez.

Nsaï réfléchit à quelles informations il pourrait donner à cette nouvelle connaissance. Le sujet était vaste. Si le Désert en lui-même représentait un très mauvais souvenir pour Nsaï, l'Oasis était pour lui devenue un symbole d'une enfance heureuse et naïve interrompue bien trop tôt par les tensions avec les Jangowas. Les anciennes terres de son clan s'étaient transformées en paradis perdu dans l'esprit du lion. Il était nostalgique, dans un sens, même s'il savait pertinemment que ce n'était pas raisonnable et que ça ne le mènerait à rien.

- La vie dans l'Oasis... C'était calme, agréable. Nous étions entourés d'arbres, de plantes et vivions près d'une cascade.

Nsaï prit une grand inspiration, son imagination recréant le son si relaxant de l'eau qui coulait de la cascade.

- Nous restions dans l'Oasis la plupart du temps. Moi, en tout cas, je n'en suis sorti que quand nous avons été exilés.

Le Mositu marqua une pause, réfrénant les sentiments douloureux qui se ramenaient à lui. Il ne voulait pas parler de la bataille et des Jangowas tout de suite.

- En dehors, c'était le sable à perte de vue. Je ne savais même pas s'il avait une fin à ce désert, avant de rejoindre la frontière au nord.

Effectivement, Nsaï avait cru, pendant un temps, que le Grand Désert s'étendait à l'infini et qu'il n'y avait rien au-delà. Il se sentit un peu bête en y repensant. Il était en tout cas très heureux de s'être trompé à ce sujet.

- J'aimais beaucoup l'ancien territoire de mon clan. Cela dit, ici semble bien agréable aussi. Je m'y ferai, sans doute, même si ça ne ressemble pas du tout à ce que j'ai connu dans mon enfance.

Il offrit un sourire à Nawapa.

- Et là d'où vous venez, est-ce très différent d'ici ?

Avant de répondre, Nawapa sourit au jeune Mositu et ce dernier s'y perdit un instant.

- Vraiment différent oui. Je viens d'un désert rocheux, où les règles me semblent plus qu'injustes maintenant que je suis ici. Je ne regrette pas d'être partie.

Elle n'était donc pas née chez les Pridelanders mais les avait rejoint après avoir quitté son clan d'origine. Vu le sourire qui se dessina sur son visage, Nsaï en déduit qu'elle ne regrettait pas instant d'avoir laissé derrière elle le désert rocheux en question. Les Pridelanders devaient former un clan uni et agréable. La mention des règles "plus qu'injustes" rappelait à Nsaï ce qu'il savait des règles du Grand Désert, le territoire des Jangowas. Étaient-ce les territoires difficiles qui poussaient leurs habitants à suivre des règles strictes et parfois injustes ? Même si cette question pouvait être intéressante à étudier, Nsaï ne se risquerait pas à retourner voir les Jangowas, ni à aller découvrir l'ancien clan de son interlocutrice. Il avait déjà assez souffert des déserts.

- Mais dites moi Nsaï... Qu'est-ce qui vous rends spécial ? Différent ? Nous avons tous quelque chose en nous qui nous distingue des autres lions. Quel est le votre ?

Nsaï ne s'attendait pas du tout à cette question, et il se trouva déstabilisé. Il ne s'était jamais demandé ce qu'il y avait de différent chez lui. Il ne savait même pas s'il était vraiment différent des autres. Il savait qu'il avait quelques fois flirté avec la folie, mais ce n'était pas très glorieux et il préférait éviter d'en parler. A part ça, il avait du mal à voir en quoi il se distinguait des autres lions. Il n'arrivait pas à trouver quoi que ce soit, et le silence s'étira. S'il avait quelque chose qui le démarquait du groupe, il ne le voyait pas. Il aurait sans doute besoin d'avis extérieurs pour savoir. Il avait peur de décevoir Nawapa, mais ce fut tout ce qu'il réussit à lui répondre.

- Eh bien, je ne sais pas. Je ne m'étais jamais posé la question... Je suppose que d'autres sauront mieux que moi ce qui me rend... différent, comme vous le dites.

Il baissa les yeux vers ses pattes, gêné, avant de relever le regard vers la Pridelander.

- Je suis désolé de vous décevoir. J'aurais aimé vous répondre mieux que ça, mais... je ne sais pas.

Il marqua une pause.

- Vous êtes-vous déjà posé cette question ? Y avez-vous déjà réfléchi ?

Nsaï sourit en sentant le doux regard de Nawapa se poser sur lui. Elle avait bien amélioré cette journée. Il était très agréable de faire connaissance avec d'autres lions, et la jeune Pridelander semblait être quelqu'un d'attentif et aimable.

- Je suis vraiment désolée Nsaï, je ne voulais pas... Je suis sûre que votre père est fier de vous.

Nsaï aurait tellement aimé pouvoir parler une dernière fois avec son père, savoir ce qu'il pensait de son fils, savoir s'il en était fier. Il espérait que ce soit le cas. Il espérait aussi que sa mère soit fière de lui. Il faudrait qu'il pense à lui demander.

- J'essayais de déterminer d'où vous venaient ces cicatrices.

Le lion brun se figea un instant, quand Nawapa leva la patte vers son visage. Elle passa, et Nsaï imita le mouvement, sentant pour la première fois sous ses coussinets les irrégularités laissées sur sa tête par les griffes du Jangowa qu'il avait tenté de combattre. Il savait qu'elles étaient là, il les avait vues sur son reflet dans l'eau, et elle l'avaient démangé pendant tout le voyage dans le Désert, mais il avait tendance à les oublier.

- Ah oui, les cicatrices, c'est vrai. Je... j'oublie qu'elles sont là.

Il laissa retomber sa patte sur le sol, releva les yeux vers ceux de son interlocutrice. Il aurait voulu lui poser ses questions, en savoir plus sur elle, mais comme beaucoup ici elle avait dû souffrir, et il ne voulait pas risquer de raviver de mauvais souvenirs dans son esprit. De plus, il n'avait pas vraiment l'habitude de discuter, et il ne savait pas trop quels sujets pouvaient être appropriés ou pas. Il voulait encore faire connaissance, mais il n'osait pas. Peut-être que s'il posait des questions sur les Pridelanders en général, il ne risquait pas grand chose ?

- Mon clan, les Mositus, nous ne sommes pas très guerriers. La plupart d'entre nous est pacifiste. Je me demandais... Enfin, j'ai l'impression que les Pridelanders sont plus enclins à se battre. Je me trompe ?