Allez jouer seule le matin était devenue une habitude. Une sorte de petit rituel qui ne plaisait pas. Vivre avec maman et Vita m’avait considérablement rendue dépendant d’eux, malgré nos escapades en compagnie des amis de notre mère… Les premiers jours, je m’étais obstinément évertuée à supplier mon frère. Je le réveillais, du moins je tentais de le faire, et je l’implorais de quitter la chaleur de notre mère pour aller jouer. Je me heurtais chaque fois à un refus. Comment mon frère, aussi protecteur soit-il, pouvait oublier de me couver quand il manquait de sommeil? Je n’avais pas encore compris pourquoi, mais je me disais qu’un jour ça lui passerait. Quoi qu’il en soit, pour le moment, j’étais toujours laissée à moi-même tôt le matin.

Je décidai de ne pas trop m’éloigner ce matin, enfin, je me promettais d’essayer. Comme j’avais faim, je décidai d’aller faire un tour près du terrier de mangoustes sur lequel maman et nous étions tombés hier. Peut-être arriverais-je à en attraper une? Maman serait si fière! Et j’aurai de quoi convaincre Vita de ne plus me laisser seule. Et si je n’y arriverai pas, cela me ferai toujours un entrainement amusant. J’adorais voir les petites têtes apparaitre ici et là au niveau du sol, comme si la terre régurgitait des créatures. Je pressai le pas en voyant le ciel s’embraser. Le soleil se levait, peignant le ciel de couleurs vives et je voulais rejoindre mon nouveau terrain de jeu avant que la terre devienne brulante. Mes coussinets n’étaient pas habitués à fouler le sable chaud.

J’arrivai juste à temps, me tapissant sous un buisson dégarni suffisamment éloigné des entres pour épiés mes proies. Couchée sur le ventre, je relevai la croupe et me mis à gratté la terre avec mes griffes. Je me concentrai, prête à fondre sur ma cible dès qu’elle pointerait la tête hors d’un trou près de ma cachette. J’en repérai une qui sortait pour prendre du soleil, puis une autre. Bientôt, une bonne dizaine de mangoustes venait saluer le grand astre. Dressées sur leurs pattes arrière, cherchant à se réchauffer, elles reniflaient inconsciemment l’air. C’est alors que je sentis la brise.

«Oh non!» Me plaignis-je en constatant que le vent leur porterait mon odeur, signalant ma présence et ainsi gâchant l’effet de surprise escompté. Je bondis aussitôt hors de ma cachette et m’élançais à leur rencontre. À peine arrivée aux premières entrées, elles avaient pratiquement toutes disparues, regagnant la sécurité que leur offraient leurs tunnels. Je poussai un grondement de frustration sans cesser de courir, redoublant d’effort pour tenter d’attraper les plus courageuses encore visibles. Je me jetai littéralement sur la dernière, refermant les pattes sur son petit corps, mais elle m’échappa, retombant dans son terrier.

Frustrée, je restai là, couchée au-dessus du trou, y enfouissant la gueule pour morde vainement dans le vide. Dès que je la ressortais, j’enfonçai une patte pour gratter, essayant d’agrandir l’entrée. Mes oreilles étaient plaquées sur mon crâne et ma queue fouettait l’air au rythme de mes petits rugissements de colère. Mais où étaient-elles ces mangoustes!? Soudain, en relevant les yeux, j’aperçu une masse sombre près d’un buisson. D’horribles yeux noirs me regardaient tandis que des sabots frappaient le sol, menaçants…

J’avalai difficilement en me relevant promptement. Je n’aurais pas dû... La bête me chargea. Effrayée, je fis demi-tour et détalai comme un petit lapin. J’étais poursuivie par un gigantesque phacochère puant et enragé. Je poussai un miaulement de détresse en priant pour que ma mère m’entende. Je poussai sur mes pattes avec toute la force que j’avais, mon cœur se débattant dans ma poitrine. J’allais me faire piétiner! Je couinai de nouveau un appel à l’aide, miaulant, rugissant piteusement pour qu’un adulte vienne à mon secours.

Dans ma course effrénée, trop apeurée pour regarder où je mettais les pieds, je ne vis pas que le sol disparaissait devant moi. J’avais couru sur un terrain montant sans m’en apercevoir. La pente douce cessait abruptement, comme si la portion descendante s’était effondrée. Je chutai, me débattant dans le vide jusqu’à ce que j’atterrisse. Étonnamment, malgré le choc, je ne m’écrasai pas douloureusement, mon corps était tombé sur quelque chose de mou. Mais je n’eus pas le temps de voir de quoi il s’agissait, mon corps ne s’arrêta pas contre l’obstacle m’ayant épargné les blessures que causent une telle chute. Je vis l’horizon se renverser encore et encore tandis que je roulais. Je cru que jamais je ne m’arrêterai, mais je tombai dans un point d’eau.

Une grande éclaboussure précéda la disparition de mon corps dans l’eau. Je voulu me relever, mais mes petites pattes épuisées par la courses s’empêtraient dans la boue, m’empêchant de bouger. Seul ma tête et mon dos émergeaient, je pus donc entendre les grognements du phacochère enragé qui me poursuivait. Je me mis donc à me débattre en poussant à nouveau mes miaulements plaintifs pour appeler à l’aide.

J’étais encore un peu étourdie, les images n’étaient pas très nettes devant mes yeux, mais je devinais la haute stature d’un mâle. Un lion, comme moi, adulte. Il n’était pas tout à fait comme moi, mais il me ressemblait car il n’avait pas la fourrure claire. Je le vis se jeter sur le gros phacochère, mais la bête le repoussa habilement, le frappant durement de ses défenses pour le projeter dans l’eau. L’éclaboussure me submergea un moment. J’eu de l’eau dans la gueule, j’étais toujours en train de tousser pour la recracher lorsque je senti la mâchoire du mâle se refermer sur moi. Il ne me voulait pas de mal, il ne cherchait pas à me mordre, seulement me prendre, comme maman lorsque j’étais plus petite. Je me laissai donc faire, repliant seulement les pattes pour lui faciliter la tâche. Il me déposa en sécurité sur la berge, j’étais trempée et mes pattes étaient pleines de boue, mais je ne risquai plus de me noyer.

Mon cœur battait très fort et je me recroquevillai en jetant des regards inquiets autour de moi. Je ne voyais plus le phacochère, le lion avait dû lui faire peur. Ou bien il avait abandonné l’attaque maintenant que nous étions dans l’eau? Je redressai lentement les oreilles, me clamant peu à peu, mais le mâle s’écroula, me faisant sursauter. Était-il blessé? Je me redressai lentement, lui adressant un regard soucieux alors qu’il me regardait lui aussi. Il n’avait pas l’air en forme… Sa tête reposait sur le sol et son flanc se soulevait péniblement au rythme de sa respiration. Je pouvais entendre qu’il souffrait.

Il voulut me rassurer, me demandant ensuite si j’allais bien, mais tout ce que je pouvais entendre dans le son de sa voix c’était que de nous deux, c’était lui qui souffrait. Je me glissai donc jusqu’à lui, le ventre ras le sol, ne m’arrêtant qu’une fois devant son énorme tête. «Je vais bien… Mais toi, tu as mal!» Constatai-je en étirant le coup pour jeter un œil à son corps. La blessure que j’y vis me fit grimacer puis siffler. Le mâle devait horriblement souffrir et cela m’attristait. Je vins m’asseoir près de ses pattes avant, penchant ma tête au-dessus de la sienne. «C’est le phacochère qui t’as blessé?» Lui demandais-je en inclinant la tête, approchant mon petit museau près du sien pour que nos regards se croisent.

Je ne connaissais pas ce mâle, je ne savais pas s’il était dangereux... Maman ne serait probablement pas contente de me voir m’approcher de lui. Vita encore moins, il me gronderait! Mais il m’avait sauvé du phacochère… Il ne pouvait pas être méchant! Je crois? Je fronçai les sourcils, incertaine, avant de me relever. «Tu vis ici? Il y a quelqu'un pour s’occuper de tes blessures?» Je m’inquiétai pour lui, il m’avait aidé et maintenant il souffrait. J’étais encore petite, je ne savais pas comment l’aider. Nous ne rencontrions pas souvent d’autres lions, alors tout ce que Vita et moi apprenions venait de maman et de ses amis. Je me couchai juste devant son énorme tête, espérant que mon sauveur saurait quoi faire.

Le mâle m’annonça qu’il ne vivait pas ici, mais je n’eus pas le temps de me réjouir d’avoir rencontré un autre voyageur, car il déclara vivre sur la terre des exilés. Je ne savais pas où c’était, car si maman, Vita et moi nous disions être voyageur, nous en voyagions en fait pas beaucoup. Maman et ses amis nous amenaient surtout sur le Prideland… Tout ce que j’avais découvert d’autre résultait de mes promenades en solitaire. Je ne comprenais pas encore tout à fait très bien ce qu’était un exilé et je ne connaissais rien à la vie au sein d’un clan puisque ma famille et moi vivions seuls. Je me demandai comment était la vie parmi des lions qui ne partagent pas notre sang, comment c’était de dépendre d’eux et comment rester avec eux au dépend de sa famille. Si l’on demandait à Maman ou Vita de partir, serai-je capable de les regarder me quitter? Je ne crois pas…

Le blessé, mon sauveur, me parla alors de feuilles, je fronçai les sourcils en inclinant la tête. Il voulait mettre des feuilles sur sa blessure? Pourquoi donc? C’est ce que font les lions lorsqu’ils se blessent? Vita et moi avions eu de la chance jusqu’ici, nous n’avions connu aucune mésaventure assez grave pour que nos corps en portent les marques. Maman avait des cicatrices, mais elles étaient guéries depuis longtemps maintenant, alors l’idée de mettre du feuillage sur une blessure me paraissait étrange. Mais qui suis-je, moi, petite lionne pour contredire un adulte?

Il me demanda d’où je venais, mais mon esprit libre et créatif était déjà reparti pour un tour. Plus je pensais à cette histoire de feuille, plus je me disais que j’avais déjà vu quelque chose de semblable auparavant… Pas du feuillage, non, mais quelqu’un m’avait bien parlé d’une de ses blessures… C’est alors que je me souvins. Cette odeur. Cette étrange odeur… Un jour, un des amis de maman était venu nous voir et il sentait bizarre. Il y avait une drôle d’odeur qui se mélangeait à son odeur de lion et son pelage était collant sur son flanc. Devant les regards étranges que Vita et moi lui lancions, sans parler de notre intérêt grossier pour son odeur, il nous avait vaguement expliqué pourquoi il était dans cet état. Ou alors était-ce moi qui avais n’avait pas pleinement porté attention à ce qu’il disait? Je ne sais plus. Néanmoins, je me rappelais que c’était pour soigner une blessure… Il avait dit que c’était en déchirant une feuille qu’il avait eu cette chose collante dans sa fourrure et que c’était l’avait aidé à guérir.

Je regardai alors autour de nous, me souvenant également qu’il avait dit qu’il s’agissait d’une plante très commune entre les territoires. Si j’allai renifler ici et là, je retrouverai peut-être une plante de ce genre? Du moins, je trouverai de grandes feuilles que le mâle pourrait utiliser pour couvrir sa plaie. J’étais sur le point d’aller promener mon museau dans les plantes lorsque le lion fit allusion à mes parents. Oh, oui. Je ne lui avais pas encore répondu…

«Moi je suis une vagabonde. Enfin, pas tout à fait. Maman, mon frère et moi vivons dans une grotte, mais nous n’appartenons à aucun clan. C’est que nous trois !» Déclarai-je en me levant enfin pour aller fouiller aux pieds des plantes aux feuilles impressionnantes. «On se balade parfois avec d’anciens amis de ma maman, mais c’est tout.» Ajoutai-je alors que je me glissais sous les feuilles d’une énorme plante vivace, reniflant ses tiges. Ne trouvant pas l’odeur que je cherchai, je longeai le point d’eau pour butiner entre les feuillages au niveau du sol.

Je finis pas trouver une odeur très similaire lorsque je rencontrai une longue tige abimée où de la sève s’écoulait. Je mordis alors au pied de la tige et tirai de toutes mes forces en reculant. La plante me résistait, me faisant gronder de mécontentement. Je jetai un œil au mâle, me demandant si ce que je faisais servirait réellement à quelque chose… « Je suis certaines qu’on serait triste aussi s’il t’arrivait quelque chose. Moi, en tout cas, je le serais!» Clamai-je le plus sincèrement du monde avant de reprendre ma lutte. Lorsque la tige où étaient accrochées trois énormes feuilles céda, je me retrouvais sur la croupe. Je tirai tellement fort qu’une fois la résistance disparue, je tombai. Secouant la tête, je repris possession de la tige, mordant là où il n’y a pas encore de sève, avant de revenir auprès du mâle.

Je marchai bizarrement, me contorsionnant pour soulever la tige afin d’éviter que les feuilles ne trainent par terre. J’étais presque de retour près de lui lorsque je me rappelai de l’état de mes pattes. Elles étaient pleines de boue… S’il fallait mâcher ou déchirer l’une des feuilles pour faire tenir les autres à son pelage, je n’oserais pas le toucher les pattes toutes sales… Je fis donc un tout petit détour, venant rincer mes pattes pour les laver avant de venir poser les feuilles près de lui et de m’asseoir. « Est-ce que ça suffira? Si on en déchire une, la sève fera tenir la feuille contre ton pelage. Je… je ne sais pas quoi faire d’autre.» Lui dis-je, espérant que je puisse lui apporter mon aide. Je ne lui proposai ces feuilles que parce qu’un adulte m’avait parlé de cette méthode… Je ne savais donc pas ce que je pouvais faire d’autre.

Je regardai le lion faire, je ne lui avais pas donné beaucoup d’explication ou alors elles étaient très pauvres en détails. Heureusement, il avait compris ce que je voulais dire et je l’observai se soigner avec la plus grande fascination. J’espérai ne jamais avoir besoin de m’administrer les mêmes soins, mais je me doutai qu’un jour ou l’autre dans ma vie de lionne je risquai de me blesser. En le voyant je me demandai si c’était ainsi que l’ami de maman avait fait, s’il avait lui aussi eu des déboires avec la sève collante. Je regardai le lion rincer sa patte et me disais que je n’aimerais pas avoir de cette chose dans mon pelage. Quoi qu’il en soit, j’étais très heureuse que mes souvenirs s’étaient avérés justes. Ces feuilles, la sève… Ça avait fonctionné! Si le mâle souffrait encore, au moins sa plaie était à l’abri et il ne risquait pas de se faire davantage de mal.

Alors que je me réjouissais, l’adulte décida de me remercier, allant même jusqu’à me qualifier d’amie… Je fus surprise. Ce lion me considérait comme une amie? Cet adulte m’étonnais, je ne connaissais pas beaucoup de lion, mais Maman m’avait expliqué que les lions n’agissaient pas entre eux comme ils pouvaient le faire avec lionceaux. Je ne comprenais donc pas pourquoi il avait envie d’être ami avec moi… Était-ce parce que nous nous étions aidés mutuellement? Être son amie ne me dérangeait pas, cela me faisait même plaisir car en tant que vagabonde, je n’avais pas souvent la chance de me faire des amis. Ou si j’en rencontrai un, il y avait peu de chance pour que je le revoie… Le seul vrai ami que j’avais était Vita, mais il était d’abord et avant tout mon frère… Alors…

Faim? Avais-je faim? Oui, terriblement! Quelle heure pouvait-il bien être pour que mon estomac se réveille ainsi à la simple idée d’un repas? La proposition de mon nouvel ami me rappela mon jeu de ce matin. Les mangoustes… J’adorais la chasse, je trouvais ça amusant et j’adorais rendre maman fière en lui montrant à quel point j’étais douée pour cela.

«Je peux venir? S’il te plait! Je me ferai toute petite!» Promis-je en me mettant à sautiller auprès de lui. «Je resterai cachée pour regarder! S’il te plait!» Lui demandais-je en venant me planter devant lui. Je lui adressai alors un regard suppliant. Je n’avais aucun remord quant au fait de faire usage de mes adorables attributs. Je lui fis donc les yeux doux de même qu’un très grand sourire, mon arme fatale qui me permettait de convaincre Vita à coup sûr. J’ignorais si cette tactique fonctionnerait avec lui, je le connaissais si peu… Mais je devais essayer, après tout… J’avais très envie de l’accompagner.