Sa troupe était en sécurité sur les Terres Libres et après sa rencontre avec cette voyageuse, Kuzimu avait décidément resté un moment dans le décor des gorges, si imposant et massif. Il ne faisait qu'observer les aspérités des parois avec curiosité, il n'avait jamais vu de roches aussi importantes dans son ancien oasis ou travers ses voyages. Il ne s'était pas approché dans champs de rocheuses du désert, ayant coupé au plus court possible en ce temps-là. De ce fait, non, il n'avait jamais vu des formations rocheuses comme celle qu'il avait sous -ou plutôt autour- les yeux. Étrangement, il trouvait ces roches belles, la teinte rousse des parois lui plaisait, il y voyait un certain ton rouge qui contrastait avec le ciel d'un bleu rarissime en cette saison. Il trouvait cela beau. Il resta donc à contempler ses alentours puis s'arrêta calmement, la truffe aux aguets. Un lion approchait... Une lionne, assez jeune, membre des Pridelands, ayant eu des petits récemment... Le vent qui lui portait ces informations se dissipa légèrement et le lion brun prit une position qu'il voulait neutre, mais qui pouvait être mal interprétée par cette femelle qui protégeait plus que son territoire.

Il la vit arriver par l'artère principale des gorges, elle était grande, très grande pour une femelle et arborait un pelage roux et une encolure puissante dont les poils s'en hérissaient agressivement. Elle avait surement ressenti l'odeur dominante qu'il renvoyait, étant chef d'une bien étrange tribu. Elle s'approcha fermement, ne laissant rien paraître d'une quelconque appréhension qu'elle aurait pu avoir si elle avait entendu parler de lui. Ce n'était apparemment pas le cas et elle le traita comme n'importe lequel trépasseur...

"Bonjour Monsieur, ce territoire est occupé, pourriez-vous quitter nos frontières, s'il vous plaît ? Aucun mal ne vous sera fait."

Hah! Cela faisait bien rire -intérieurement- le puissant mâle balafré qui souriait d'une façon malsaine à la lionne protégeant son territoire. Ce n'était qu'un tic qu'il avait mais il aimait la façon dont cette femelle le regardait, elle n'avait pas peur qu'un combat pouvait surgir à n'importe quel moment. Il le voyait à son attitude ferme et peu enclin au refus de sa part à quitter ces terres. Il aurait bien aimé se battre, ça l'aurait détendu pour la discussion qui l'attendait avec la civette capricieuse qui ne savait pas voir les conséquences de ses actes.

Cependant, comme il avait senti la maternité de la femelle et qu'il le voyait bien à ses flancs, au cas où il aurait oublié, il ravala son envie meurtrière et défia la lionne du regard. Il n'allait pas partir juste parce qu'une femelle lui avait demandé, ce n'était pas du sexisme de sa part, juste une fierté un peu mal placée, il aurait réagi de la même façon avec un mâle, bien qu'il aurait eu moins de scrupule à lancer lui-même le combat.

"Comment pensez-vous pouvoir me faire le moindre mal, Madame ? Cela ne serait qu'une cicatrice de plus à mon bagage... Vous devez bien voir que je ne suis pas un jeune zèbre..." (HRP: ne pas être un jeune zèbre = ne pas être un enfant de chœur, merci à Baradi pour le brainstorming x) )

Le lion brun fit face à la lionne, attendant sa réaction, bien planté sur ses pattes, un sourire toujours aussi subtil que malsain aux babines. Il n'avait pas sorti ses griffes et ne paraissait pas agressif, il voulait juste tester la protectrice de Pridelands qu'il avait en face de lui.

Alors qu'ils restaient silencieux à s'observer, le étrange duo se vit renforcer d'un vieux Pridelander, un mâle de bel stature, à la fourrure et crinière aussi clair que le sable du désert tout proche. Regardant le nouvel arrivant, Kuzimu eut un air presque intéressé par le vieux lion qui, à son encontre, n'eut pas vraiment la même réaction. Abandonnant sa posture supérieure et forte, ce vieux mâle se fit tout petit, ravalant sa fierté au profit d'une peur aussi justifiée qu'une croyance aux petites mangoustes bleues (= aux petits lutins). Il lança quelques mots de mise en garde à la lionne rousse et détala aussi vite qu'il était arrivé.

Le lion aux yeux de glace savait que sa réputation était importante, mais de là à effrayer un mâle aussi puissant de visu que celui-ci, il était limité vexé... Comment allait-il pouvoir les effrayer de ses mots si ils étaient morts de peur à sa simple vue ?

Cependant la lionne était toujours là, bien qu'un peu surprise par la réaction de son aîné, elle restait fidèle au poste, fouettant l'air de sa longue queue, c'était un point commun qu'elle avait avec son adversaire qui souriait à ce fait. Il trouvait toujours, lorsque ses rencontres s'éternisaient, le petit détail que personne n'aurait remarqué et dont tout le monde se serait moqué.

"Les cicatrices ça fait mal." Fit la lionne, le plus naturellement du monde, après que le vieux lion se soit enfui et lui ait intimé de faire de même. Kuzimu en fut même déstabilisé un instant, comprenant après coup qu'elle répondait à sa question de comment elle comptait lui faire du mal.

"Pour vous répondre, je pourrai vous faire mal avec mes griffes et mes crocs. Comme tout lion. Et puis, vient un moment où il y a la cicatrice de trop. Personne n'est immortel."

Personne n'est immortel... Cette phrase fit un écho dans l'esprit du lion brun, alors qu'il analysait la portée des paroles de la lionne rousse. Kuzimu le savait bien, mais le fait qu'elle énonce avec autant de facilité le prit à revers. Il ne s'attendait pas à une telle candeur et franchise de la part d'une lionne adulte. Ce comportement lui rappelait vaguement l'innocence des lionceaux qu'il épargnait toujours de ses humeurs. Étrange... Cette lionne était pourtant d'un âge certain, avait même des lionceaux, quoique récents, et arborait un physique assez masculin et abouti. Pourquoi ressentait-il, plus que la rétention de ses pulsions pour le futur de ses lionceaux, la suppression de ses envies pour le futur de la lionne adulte. Cela ne lui était jamais arrivé dans le passé, si ce n'est avec sa sœur, mais c'était un cas à part.

La grande lionne rousse continua, l'innocence même dans la voix :

"Je n'ai pas envie de me battre contre vous, mais si vous ne me laissez pas vous raccompagner aux frontières... Kuzamu? Kuzimu, l'enfer vivant, c'est bien vous ? Peu importe, je ferai ce qui est juste. Je vous laisserai gentiment partir ou je vous obligerait à le faire. Les règles sont les mêmes pour tous."

Elle était cependant ferme et forte sur ses appuis, son comportement montrait qu'elle était prête et que, même si elle avait peur, elle ne lâcherait pas l'affaire. Kuzimu prit une attitude supérieure pour cacher sa surprise. Il ne voulait pas trahir sa réputation si bien amenée par le vieux Pridelander. Le lion brun n'aimait pas qu'on fasse abstraction de ses sentiments comme le faisait la lionne mais il ne percevait pas dans son attitude une forme, même éloignée, d'hypocrisie. Cette Dhoruba, comme l'avait appelé le vieux mâle, était un cas bien particulier, pour sûr. Lorsqu'elle reprit la parole, avec son encolure tendue et hérissée de poils, il eut l'impression qu'elle ne savait même pas quelles étaient ses intentions et que le savoir allait jouer dans le partage (= dans la balance)

"Quelles sont vos intentions, que voulez-vous ?" Demanda-t-elle en toute simplicité, bien que l'odeur de ses phéromones trahissait son état intérieur envers le mâle balafré. A son instar, elle avait gardé ses griffes rentrées mais son attitude la montrait plus ferme et agressive que l'intrus au pelage brun. Il n'avait pas l'intention de se battre désormais, déjà avant, il aurait été réticent, mais maintenant, cela ne faisait même plus partie de ses envies primaires. Il avait endormi ses pulsions, décidant de considérer la femelle en face de lui comme il considérait les jeunes lionceaux.

"Je ne faisais qu'admirer les roches de vos belles gorges, elles sont vraiment magnifiques..." Fit-il en tournant la tête le long des parois rousses et rugueuses avec un sourire bien plus avenant qu'au départ de leur entretien. "Je sais bien que ces terres ne sont pas et ne seront jamais miennes, mais j'estimais que ces formations rocheuses étaient dignes de mon regard un instant. Pourquoi ? Cela vous dérangerait-il à ce point ?"

A la fin de sa phrase, il regardait Dhoruba, le regard interrogatif et un sourire qui paraissait timide, comme si il tentait de rattraper son attitude menaçante d'il y avait quelques minutes. Pourtant, il n'avait pas abandonné son aura dominante, il jouait simplement un autre jeu pour plaire au caractère enfantin de son interlocutrice avant de décevoir son attitude d'adulte un peu téméraire. Il ne bougea pas, attendant la réaction de la lionne.

La lionne se détendit et s'assit, observant à son tour les roches aussi rousses que son pelage. Gagné. Kuzimu la laissa admirer le paysage en souriant, un sourire multiple, avenant et innocent pour qui voulait le croire mais aussi malsain et sournois pour ceux qui avaient peur de tout et n'importe quoi.

Il n'espérait pas remporter la victoire sur l'esprit limité certes, mais subtil, de la grande lionne et ne se surprit pas à l'entendre maintenir son idée de le faire quitter ses terres. Cependant, il remarqua la différence de ton dans sa voix et sourit à nouveau, un sourire à la limite de l'ange qu'il n'était plus et à qui, pourtant, il continuait de ressembler. Elle s'était relevé et semblait vouloir lui montrer le chemin de la frontière, elle n'en démordrait pas, comme un lionceau. Voilà pourquoi Kuzimu ne fut pas surpris, il avait ménagé sa perception primaire de la lionne comme celle d'un lionceau. La boule de poil têtue et innocente, trop pleine d'énergie et pas assez finie pour comprendre quand s'arrêter.

Puis, son œil valide s'illumina, elle lança, toute fière d'elle :

"Je sais où il y a de jolies roches en-dehors d'ici, juste à la frontière, je le sais parce que je monte souvent dessus pour observer les gnous avant de chasser. Ainsi vous pourrez voir de belles choses en respectant les règles. Je ne les ai pas bien regardées mais il me semble qu'elles ressemblent à nos gorges. Venez donc, que je vous y emmène, de plus on peut y dormir confortablement et ça j'en suis certaine car je l'ai déjà fait avec un ami. "

C'était décousu et un peu niais, mais le mâle savait qu'elle était digne de confiance, comme un lionceau. Il n'avait de toute façon rien à gagner des les terres de Pridelands, son pelage brun l'handicaperait bien trop. La lionne se mit très rapidement derrière lui, pour le surveiller sur le chemin de la frontière et les fameuses formations rocheuses apparemment dignes d'intérêt. Il resta un instant immobile, réfléchissant sur l'esprit de la lionne qui voulait le conduire sans combat à la frontière. C'était étrange, malgré sa part très instinctive et jeune, elle avait un côté très mature et sensé... C'était un mélange aussi incertain que rare, il était presque fasciné par cette énigme de l'esprit qui en fait trouva une réponse plus rapidement que prévu. Elle partageait avec sa personne un étrange point commun : La conscience de leur état psychologique. Elle était aussi conscience de sa limite intellectuelle que lui de sa folie.

Il sentit finalement une certaine empathie envers elle, bien qu'il ne manquerait surement pas de jouer avec son esprit dès qu'il le pourrait, cette relation pouvait être très intéressante...

"Alors, vous venez ? Mieux vaut ne pas traîner ici vous savez, sinon les autres vont venir, Onoé a sûrement donné l'alerte, et je n'ai pas envie qu'on se batte."

Il eut un petit rire, mais ce rire était sans sous-entendu, il était réellement ravi de cette rencontre. Il quitta son attitude hautaine, il s'était largement assez moqué d'elle pour aujourd'hui, et se mit en marche :

"Bien sûr, avec plaisir. J'aime découvrir de nouvelles beautés dans ces paysages qui nous entourent et auxquels trop peu font attention... Je suis votre lion."

Sa voix était mielleuse et suave, il gardait le rôle du poète incompris qui lui allait si bien, lorsqu'on ignorait ses cicatrices et son aura presque meurtrière qu'il avait éteinte pour la préserver de sa véritable condition. Elle ne méritait pas, et pour plusieurs raisons, qu'il soit un démon de plus dans sa vie.

Ils commencèrent leur voyage vers la frontière, Dhoruba était derrière le lion au pelage sombre et semblait intrigué par le personnage qu'il devait présenter. La contradiction des signes ne lui plaisait pas et la perturbait. Kuzimu ne fit aucune remarque sur sa conduite, bien qu'il avait, sans surprise, remarqué le petit jeu de la lionne. Elle regardait ses cicatrices avec de la curiosité mêlée à de l'étonnement. Comment lui en vouloir, il s'était présenté comme un poète amoureux des belles choses mais montrait un corps de combattant si pas de tueur et ses cicatrices prouvaient bien à quel point il avait déjà vécu... Il fixait devant lui, pour faire croire à la jeune lionne qu'il ne l'avait pas vu et se demandait juste dans combien de temps elle céderait à la tentation et lui demanderait l'origine de ses blessures.

Et, finalement, elle tint plus longtemps qu'il ne l'avait imaginer... Enfin, un peu plus longtemps. Elle dit, sur un ton de conversation tout à fait banale :

"Ça vient d'où toutes vos cicatrices ? Moi j'ai été blessé par une hyène, maintenant je ne vois plus de ce côté... A droite"

A la mention de la blessure qu'elle même arborait, le lion aux yeux de glace les tourna vers la lionne pour capter son œil voilé. Il l'avait bien sûr remarqué, mais le fait qu'elle en parle aussi simplement avec un étranger l'avait attiré. Il fit un sourire courtois lorsqu'elle lui indiqua la direction à prendre et, tout en continuant de marcher, il dit, d'un ton calme et mélodieux, à la manière d'un poète -il fallait jouer son rôle, après tout :

"Une hyène ? Vous êtes chanceuse, ces animaux sont réputés pour être parmi les plus dangereux de la savane."

Bien sûr, pour lui, une hyène ne représentait aucun danger mais pour une lionne seule, il pouvait comprendre qu'elle eut un accident. Peut-être même était-elle à ce moment en état de faiblesse, lorsqu'il constatait son constitution pourtant importante et la force qu'elle devait avoir par rapport à une lionne comme sa sœur.

"Pour ma part, chacune de ces cicatrices a une histoire, mais je ne sais pas si le temps nous sera assez clément pour je puisse toute vous les raconter..."

Il avait gardé un sourire presque charmeur et des yeux, malgré leur froideur, très doux. Allait-il réellement raconter à une parfaite inconnue l'origine de chacune de ses blessures ? C'était avouer son vice et sa part d'insanité. Il n'allait tout de même pas troublé l'esprit de lionceau de Dhoruba alors qu'il avait apparemment décidé de l'épargner. Il reprit, sans se défaire de son rôle agréable et gentil-lion :

"Celle qui vous intéresse le plus est sans nul doute celle qui 'orne' mes flancs, n'est-ce pas ?" Il avait insisté sur le mot 'orner' parce que, dans son rôle, il fallait préciser qu'il n'était pas fier de ses marques. "Il faut croire que les manieurs de la paroles ne sont pas vraiment appréciés dans ce monde où l'instinct prime. Je n'ai rien contre cela, mais il faut avouer la mâchoire d'un crocodile est puissante lorsque elle rencontre les flancs d'un jeune lion à peine à sortir de sa croissance..."

Jusqu'ici, il avait dit la vérité, mais il était resté très évasif. Si la lionne insistait, allait-il révéler pourquoi il avait été victime d'un saurien ? Allait-il révéler ses mauvais tours qui avaient coûté l'esprit de celle qu'il haïssait le plus au monde ?

Comme prévoyant la réaction de la lionne, Kuzimu s'était arrêté, regardant la lionne avec un air feint d'étonnement. Celle-ci se remit à marcher mais garda une mine déconfite un moment. Elle n'insista pas sur le sujet et se contenta finalement de répondre que des amis l'avait aidée contre l'hyène, bien qu'elle savait se débrouiller seule d'habitude. Le lion finit par en déduire qu'elle devait avoir été attaquée alors qu'elle mettait bas. Il lui en fallait peu pour trouver ce genre de conclusion. Cette hyène devait avoir été bien basse pour attaquer une jeune mère... Enfin, surement avait-elle ses raisons, l'Enfer ne cautionnait pas sans connaitre...

"Mais vous aussi vous avez l'air très fort. Je ne savais pas que les poètes pouvaient l'être ? Alors vous vous battez ?"

Il redressa la tête, faisant craquer ses omoplates, il savait que cette question arriverait et il avait prévu sa réponse, il continuait de marcher, sous les indications de la lionne et dit, d'un air faussement détaché :

"J'ai en effet appris à me battre pour protéger les miens. Je ne supporterais pas de les voir en danger. A vrai dire, il m'arrive de me mettre moi-même en danger pour les protéger. Ce n'est pas très malin, je vous l'accorde, mais c'est ainsi." Et il finit sa locution d'un petit sourire vers Dhoruba qui, si il n'avait été maitrisé, aurait été perçu comme plus malsain que tout.

Il comptait sur l'innoncence de la lionne pour ignorer ce détail. Elle continua par ailleurs:

"Alors vous êtes seul ici ? Vous n'avez pas d'amis, comme euh... Des amis poètes qui aiment aussi regarder les jolies pierres ?"

Kuzimu eut un sourire presque gentil, cette fois. Il regarda la lionne à son idée d'amis poètes et étouffa un petit rire. Il y avait longtemps qu'il n'avait ri. Du moins pas comme cela. Il répondit :

"Pas exactement des amis, pas exactement des poètes, ma chère. Mais je ne suis pas seul. Ma soeur et quelques compagnons m'attendent dans les Terres Libres. Je prennais juste un peu de temps pour regarder ce qui me plaisait."

Qu'il l'appelle 'ma chère' n'avait pas de signification pour le lion qui preférait la compagnie des mâles mais il démarquait sans aucun doute une certaine affection pour l'innocente lionne qui ne s'inquietait que du bien-être des autres, étrangers comme compagnons. Cela réchauffait avec peine le coeur de glace du démon félin, effritant sa carapace infernale. Juste un peu. Juste pour un instant.

Le voyage et le dialogue continuèrent, la lionne demanda, après un nouveau signe de tête à droite, si le lion brun avait vu de nombreuses choses durant ses voyages. De nombreuses choses ? Oui... Mais pouvait-il réellement lui en faire part ?

"Eh bien..." Commença-t-il "J'ai vu beaucoup de choses, oui. Mais toutes n'étaient pas très belles, loin de là..." Son ton s'était légèrement assombri, il avait mal à l'idée qui venait de le traverser. Mwokozi... Certes, la lionne n'avait pas insisté, à son grand soulagement, pour en savoir plus sur l'incident du saurien, mais le lion savait qu'en en parlant, il avait titillé sa curiosité. "J'ai traversé le désert de sable et contemplé l'oasis au bout des flammes. Une île verdoyante perdue au loin d'une étendue aride et austère, pourtant si belle... Rien n'égale ce paradis que j'ai dû quitter... Pas même l'éclat des vallées d'éméraude des Terres sans maitres n'arrive à la griffe de sa pureté... Un véritable joyau sans rival !"

Quel discours empreint de mélancolie, il ne pouvait cacher dans sa voix son origine lorsqu'il parlait du paradis de sa naissance, qui abritait ses secrets les plus amers, pourtant... Il s'était tu, il se demandait si Dhoruba saurait déméler ses paroles et à quel rythme... Il attendit, gardant un air poétique et mystérieux, se voilant d'une aura mélancolique qui dissimulait désormais son attitude dominante du commencement. Le ciel se couvrait, la pluie allait tomber bientôt. Kuzimu pensait aux possibilités d'un tel temps en approche sur ses chances de chasse de nuit. Il pourrait peut-être faire un petit tour sur les terres de la lionne lorsque dormira le soleil et danseront les éclairs. Mais il resta silencieux à ce sujet, bien entendu.

"Mais vous qui êtes poète, vous savez plein de choses alors, vous êtes instruit comme l'ami d'Alois, Wapenzi, bon lui il n'est pas poète mais c'est presque pareil, Alois me l'a expliqué, c'est un savant. Alors est-ce que vous savez pourquoi il pleut ? Moi je me demande toujours."

Finit par demander la lionne rousse, tout innocemment, après avoir observé d'un drôle de façon le lion brun, comme s'il pouvait disparaitre sous une averse. A la mention du nom de Wapenzi, il eut un sursaut. Elle le connaissait ? Il reprit rapidement son sang-froid mais refléchissait à toute allure. Ce diable d'Amour était un petit profiteur qui passait ses journées à espionner tout le monde et n'importe qui à ses yeux, cela le irritait au plus au point. La doctrine qu'il prêchait, il la trouvait stupide et lui, ce babouin aux yeux étrangement similaires aux siens, complêtement idiot.

Il soupira, essayant de calmer son esprit déraillé, et répondit :
"Comme vous l'avez si bien dit, je suis poète, pas savant... Ce Wapenzi sera certainement plus à même de vous répondre la vérité. Pour ma part, je suis d'avis de laisser cours à ce que l'on croit. La pluie... Je crois que ce sont les esprits du passé qui pleurent sur ce qu'ils voient ou prévoient. Comme pour montrer ou prévenir ceux sur qui ils veillent. Mais cette version n'est valable que pour ceux qui veulent bien y croire. Et je ne force personne."

Il avait tenté de garder un sourire irréprochable, mais la mention de ce prêcheur d'Amour l'avait contrarié, il se retourna, regardant les roches qu'ils traversaient et le ciel qui semblait maintenant le compromettre dans ses projets de visite nocturne. Mais la lionne allait-elle comprendre la subtilité de sa mise en garde ?

"Ah bon, ils peuvent voir alors ? Et vous, vous savez ce qu'ils prévoient ?"

Le lion brun eu un sourire amusé et acquiesça légèrement, il savait ce que les 'esprits' voyaient puisque c'était ce que sa conscience lui dictait.

"Mais alors c'est quoi la différence entre les savants et les poètes ? Vous n'avez pas l'air d'apprécier Wapenzi et pourtant vous ne semblez pas le connaître. Moi je ne suis pas savante mais quand même, j'aimerais vous dire qu'il ne faut pas juger sans avoir vu. Je pourrais vous le présenter, ça vous plairait ? Vous verriez que c'est un gentil savant. Certains ne savent rien et se vantent, lui il sait tout mais reste modeste."

Et voilà qu'elle reparlait de ce singe de malheur... Kuzimu n'était déjà pas très jouasse mais si elle continuait de le baratiner sur ce babouin, il allait finir par être d'humeur massacrante, aussi mignonne soit cette rouquine par son étrange innocence. Il secoua la tête, surtout pour la dernière proposition de la lionne, il n'avait aucune envie de rencontrer Wapenzi de nouveau... Mais déjà la lionne semblait passer à un autre sujet... Un sujet qui eu le mérite d'enchanter le démon au plus haut point. Elle s'était rapprochée de lui et demanda, d'une voix pleine d'espoir :

"Comment fait-on de la poésie ? Je suppose que tous ne peuvent pas y arriver, pas vrai ? Faut être intelligent pour ça non ? Oh, vous pourriez me dire un poème ? Je n'en ai entendu qu'une fois mais le poète est parti très fâché car je n'avais rien compris... S'il vous plaît !"

Ses yeux s’agrandirent de surprise alors qu'un sourire éclaira son museau, un vrai sourire. Il ne s'attendait pas à ce que la lionne lui demande un poème, et quand bien même elle ne le comprendrait pas, le lion brun était bien disposé à en déclamer un. Un qu'il n'eut aucune difficulté à choisir lorsqu'il vit l'étendue doré qu'ils atteignaient. Le désert était face à eux et s'il fermait les yeux, Kuzimu n'avait aucune difficulté à repérer l'oasis où il avait grandi. Là où il avait perdu le seul amour de sa vie...

Il s’arrêta, le regard perdu dans l'infinité des sables un moment, puis regarda la lionne qui attendait avec envie une réponse qu'elle espérait positive. N'ayant pas l'âme de lui refuser, ni le cœur à laisser son amertume sans écho, il déclara, d'une voix qu'un proche intime du lion aurait pu qualifier de brisée:

"Cela sera avec grand plaisir... Je ne serais en aucun cas vexé si vous ne le comprenez pas."

Il s'assit en face d'elle, observant un instant ses harmonieux mouvements, un cœur innocent ne pouvait qu'être beau, après tout... Lui était un monstre, qu'importe, aujourd'hui il se ferait poète.

"C'est un poème que j'ai composé pour ma muse, mon amour..."

Il marqua un temps de pause, regarda la lionne attentive, puis récita, mélodieux et dramatique :


Puis il resta silencieux... Les yeux dans le vague des dunes de sables, il voyait l'osis, dans son âme, il voyait son amour, l'instant de sa vie où jamais il n'était un monstre. Ce temps-là était bien révolu à présent et cet ode à la perfection et l'amour lui semblait bien dérisoire. Pourtant, il voulait l'aimer et le conserver au plus profond de son âme, là où personne ne pourrait le briser... Ce poème, c'était la promesse qu'il voulait tenir à un protecteur aimant qui maintenant veillait depuis le ciel, à travers les étoiles, sur celui qui se croyait monstre ou démon...

Spoiler:

Le lion brun regarda la lionne qu'il voyait confuse sans pour autant oser demander ce qu'elle n'avait pas compris. Il savait que les paroles qu'il avait énoncées étaient d'un niveau très élevée et même si Dhoruba semblait un peu limitée, il était difficile de comprendre en profondeur ce texte empli de figures de style, de références et d'images de lettres. Il se surprit à sourire à la confusion de la lionne, un sourire amusé sans être méchant, juste, il la comprenait.

"Dites donc, elle a de la chance votre muse. Moi aussi je connais un poète, même s'il ne dit pas qu'il en est un... Mais lui aussi il sait dire de belles choses. Comme vous. Il a une fleur dans la crinière, et il s'appelle Alois."

De belles choses ? Kuzimu comprenait surtout ce que la lionne appelait de belles choses. Cet Alois devait être le charmeur des terres de Pridelands... D'après la description qu'elle en faisait, le lion brun ne pouvait pas vraiment se tromper, il n'y avait pas des centaines de lions dans la savane qui portait sciemment une fleur, dont il se souvenait être rose, par ailleurs. Il avait douter un instant de l'inclinaison du lion mi-blond mais il avait vite compris lorsqu'il avait vu les cibles du "chasseur" de cœurs. Kuzimu avait été témoin de bien des événements sur la terre des lions, il observait, cherchait depuis longtemps afin de s'établir, c'est un avantage d'être voyageur sans aucune attache, malgré tout. Il garda son sourire amusé, il paraissait bien plus doux ainsi, mais pour combien de temps allait-il rester aussi "serein".

"Allez, il va falloir y aller. Merci pour le poème Monsieur. Abritez-vous là-bas, dans ces grottes près de la frontière. Vous les voyez ? Je vous amènerai à manger d'ici une ou deux heures."

Il regarda là où l'avait emmené la lionne dans son travail de reconduite et la suivit jusqu'à ladite grotte, et soupira à l'idée de lui apporter une proie, il était loin d'en avoir besoin en vue de sa prochaine balade nocturne mais ne dit rien, tant pis, ou tant mieux, il aurait déjà un en-cas pour sa troupe avant la nuit, c'était loin d'être négligeable. La lionne s'en retourna de l'autre côté de la frontière, il resta à l'extérieur et elle tourna la tête, les yeux en surveillance sur lui, pour une dernière phrase, un au revoir, sentait-il :

"Si tout le monde était démon comme vous dites l'être, il ne serait pas si laid. N'utilisez pas ce mot pour vous décrire, vous faites peur et c'est triste, parce que personne ne peut apprendre à vous connaître comme moi. La poésie, j'sais pas bien c'que c'est mais je devine que c'est mieux si on la partage, que c'est fait pour ça."

Il eut un tressaillement, quasiment médusé par l'éclair de génie dans les mots de la lionne, il ne s'attendait pas à une telle analyse et resta sur place, choqué. Dans sa tête, il réfléchissait à toute allure, des mots résonnaient, des engrenages apportaient des informations nouvelles et il s'y perdait. Mais tout ça se déroulait à une vitesse qui sidérerait les plus véloces guépards ou les plus célestes antilopes, Kuzimu ferma les yeux le temps d'un instant, il voulait chasser doutes qui les hantaient et qui revenaient fouetter ses esprits chaque fois qu'il entendait une vérité qu'il ne voulait pas accepter. Depuis la mort de Mwokozi, depuis la mort de sa "muse", il avait décider qu'il n'était plus un ange, qu'il n'était plus Malaika, il avait décidé qu'il était l'Enfer, qu'il serait le démon qu'on disait de lui. Il hurla intérieurement : "Trop tard! Il est trop tard! Bien trop tard!"

Il rouvrit les yeux, il s'était à peine écoulé une dizaine de secondes, qu'il lui avait semblé une éternité, il tentait de garder le sourire qu'il avait affiché après le retour de Dhoruba sur sa poésie mais il lui semblait qu'il n'y arriverait certainement, bien que de l'extérieur, rien ou presque n'était perceptible.

Il la regarda partir et soupira quand elle fut hors de portée des sons. Il se coucha dans la grotte indiqué et ferma les yeux, de loin, personne n'aurait osé l'approcher tant il semblait tendu et prêt à tuer quiconque passa assez proche. Mais si quelqu'un était rester non loin, il aurait pu voir que la seule émotion qui commander son visage était une profonde mélancolie empreinte d'une tristesse indicible, il n'avait pas réussi à chasser ses doutes, il combattait encore et ses forces mentales, aussi dérangées qu'elles étaient, commençaient à fatiguer, le temps d'un instant. Il lui fallait du repos, il avait bien une heure ou deux, avait-elle dit... Cette lionne était bien trop gentille et innocente à son goût : Il n'aimait revoir des vérités qu'il avait chasser si longtemps auparavant...