Le temps était passé, mais la douleur demeurait toujours vive. Sa blessure ne semblait pas encore s'être cicatrisée, voilà alors pourquoi Sungura souffrait. Elle pensait encore à sa mère, certaines fois, lorsque certains lieux de son enfance lui revenaient à l'esprit ou quand ses yeux les caressaient d'un simple regard nostalgique. Sa mère n'était plus, désormais ; ne restait d'elle que la fourrure sablée de Choyo et les souvenirs passés avec elle. La demi-Nordique se souvenait encore des fois où elle avait voulu frapper des arbres, ces pauvres arbres, sur qui elle avait voulu faire exploser sa colère noire pour éviter de faire du mal aux autres ; les autres, ses amis, son entourage. Elle n'avait pas désiré les faire souffrir plus qu'elle ne souffrait déjà. C'était trop douloureux, elle ne voulait pas leur faire vivre cela.
L'enfant qui avait jadis pleuré devant le corps de sa mère avait disparu, laissant place à une adolescente des plus charmantes bien malgré son sang impur et ses origines de princesse déchue, de fille à « problèmes ». Oui, c'était de cette manière-là que certains adultes s'étaient amusés à l'appeler à l'époque, même si de tous, elle était la plus sage. Elle essayait de se consoler, de se dire que, même si sa mère n'était plus là, elle vivait toujours en elle, soutenant les moindres de ses gestes et chassant les moindres pensées noires ou cauchemars qui la hantaient la nuit, quand les étoiles disparaissaient dans le ciel sombre, sans lumières, effrayant et déprimant. Sungura pensait à sa mère, dans ces moments-là, et ressassait ses vieux souvenirs en sa compagnie pour apaiser sa peine.
Son père s'était redressé plus vite qu'elle, mais la femelle gris-bleu ne pouvait comprendre comment il faisait. Il était calme et doux, tout comme elle, mais ne s'était pas laissé noircir par les ténèbres. Peut-être était-ce grâce à sa foi en Theluji et les événements passés, qui l'avaient endurci ? Nul ne savait, et au fond, la princesse déchue n'était pas pressée de savoir. Elle devait se relever, à son tour, et toujours rester droite et digne, telle qu'elle l'avait promis à sa mère.

Je t'aime, Maman.
Les yeux plongés dans le ciel, l'adolescente priait ses mots au Grand Esprit, espérant qu'il saurait les faire parvenir à l'esprit de sa mère. Et tandis qu'elle se décidait à passer à autre chose, à se changer les idées, une voix retentit :

« Sungura ! »

Elle reconnut la voix de son frère. La fille de Késhia tourna la tête dans sa direction, curieuse, alors que le jeune mâle s'approchait d'elle et se serrait contre elle, cachant son museau rose dans son épaule aux reflets bleutés. La lionne du Nord sourit doucement, contente de voir son frère en bonne santé ; mais le serait-ce toujours ? Elle ne préféra pas s'y attarder, et lécha tendrement le front de son frère, là où une mèche était en pleine croissance. Il était beau, et ne tarderait pas à attirer l’œil de jolies demoiselles. A cette pensée, Sungura gloussa un peu, tendrement, demandant par cette même occasion :

« Choyo … Où étais-tu passé ? Je comptais me changer les idées. Tu veux venir avec moi ? »

Ils pourraient, ainsi, passer du temps ensemble, et rire de nouveau comme lorsqu'ils n'étaient que des enfants insouciants et satisfaits de ce que la vie leur avait apporté.

La femelle espérait secrètement qu'il n'y verrait aucun inconvénient et se joindrait à elle, histoire de penser à quelque chose d'autres que les mauvaises farces qui les avaient frappées dernièrement. De toute façon, Choyo ne devait pas avoir grand-chose à faire en ce moment, non ? Sungura ne cessa de lui sourire et le considéra de ses jolies prunelles eau, inquisitrices, qui ne désiraient entendre de la bouche du mâle que ce que leur propriétaire voulait qu'il lui réponde. Elle faillit ajouter un petit quelque chose, et lui demander où se trouvait leur père, seulement, le contact fraternel se déchira soudainement et elle sentit, étonnée, son pelage sable se détacher du sien, pour enfin laisser un petit écart entre leurs deux positions. Peut-être n'était-il plus aussi câlin qu'avant ? Enfin, que disait-elle … son frère n'était pas aussi nounours qu'elle, elle ne pouvait pas le lui reprocher sa dignité.

« J'étais au Cristalac. J'avais besoin de réfléchir. Et … Je préférerais rester là si ça ne te gêne pas … J'ai à te parler. C'est important. » déclara-t-il.

Il ne voulait pas bouger. Très bien. L'adolescente se redressa dignement. Elle savait que son frère supportait mal les températures basses, pourtant, aujourd'hui, elle aurait espéré que les choses en soient autrement … De quoi voulait-il lui parler, d'ailleurs ? Elle pencha légèrement la tête de côté, alors que son frère fermait les yeux et se calmait à l'aide de sa respiration. Si Choyo n'avait pas été aussi sérieux, sûrement lui aurait-elle demandé, naïvement, de lui laisser une chance de deviner ce qu'il voulait lui dire.
Pourquoi te conduis-tu de la sorte ? Tu t'es trouvé une copine, c'est ça ?
Malheureusement, elle en doutait. Elle n'avait rien remarqué de particulier entre les autres lionnes du Nord et Choyo. Ce ne devait pas être ça, ou alors son frère cachait bien son jeu.

« Je … Je l'ai toujours su, » reprit finalement le mâle sablé sans compter sur les pensées étranges de son aînée « Et je suis sûr que tu le savais aussi au fond de toi … Ma place n'est plus ici … Je ne suis plus qu'un intrus, un grain de sable égaré. Le froid est trop dangereux, tout comme moi tu as vu ce qu'il pouvait faire ... » assura-t-il.

Plus d'enfantillages pour la femelle gris-bleu. Quelques secondes passèrent, sans qu'elle ne comprenne véritablement le sens de ses mots. Elle le regarda bêtement, avant d'étrécir ses pupilles bleues, de façon à exprimer sa surprise mais aussi à l'évacuer. Sungura le savait, elle aussi. Mais elle ne voulait ni l'admettre, ni en parler avec lui. Était-ce égoïste ? Tous traits appartenant à son optimisme naturel s’effacèrent et, alors parée d'une moue plutôt triste, elle ne sentit que peu que ses yeux abritaient mille points blancs, semblables à des étoiles abandonnées dans un ciel terriblement sombre et opaque.

« Que dois-je comprendre ? » demanda-t-elle, un peu moins sereine qu'auparavant.
« J'y ai réfléchi … Longtemps … Et … et je pense … Je sais que tu ne les apprécies pas … Mais les Jangowas sont des guerriers au même titre que les Nordiques. Je veux subir la même épreuve que les adolescents du Désert. Je vais partir un an, quitter la montagne jusqu'à que je sois adulte. »

L'adolescent détourna le regard, comme fuyant la confrontation.
La fille de Késhia, quant à elle, le regardait toujours. Elle ne parvenait pas à comprendre d'où lui venaient ces idées bizarres, cette envie de goûter à la barbarie Jangowas. D'accord, il voulait quitter la montagne, mais au point de faire l'exil ? Savait-il au moins de quoi il en retournait ? Les anciens lui avaient déjà parlé des Jangowas, peut-être pas sans décrocher quelques piques à la princesse déchue, malgré tout, ils ne lui avaient pas menti, ou tout du moins le croyait-elle quant à leurs pratiques et ce qu'ils étaient réellement ; des lions sans pitié. Pourquoi considérer son voyage de la sorte et penser qu'il serait à la hauteur de celui des adolescents Jangowas ? D'ailleurs, elle ne voulait pas le laisser partir. Elle le voulait à ses côtés. Pour toujours.
Seulement, le froid les rattraperait toujours et le tuerait un jour ou l'autre, alors ce fut pour cette raison qu'elle préférait encore qu'il s'en aille mais en sûreté. Sungura fronça un peu les sourcils, perplexe, et s'enquit avec un air d'incompréhension :

« Subir la même épreuve que les adolescents du Désert ? … Mais tu es fou, bon sang ! » Elle s'étrangla presque lorsque vint le moment où elle le traitait de fou. Non, non. Les images lui venaient en tête, et cela ne lui plaisait pas du tout. « Pourquoi ne pas faire un exil normal ? Tu vas vraiment faire l'exil des Jangowas ? Survivre tout seul ? Ne demander de l'aide à aucun Nordique ? Te battre s'il le faut ? Rester dans une même zone pendant plusieurs mois ?? J'ai entendu des Nordiques dire que cette pratique était très dangereuse, et que beaucoup d'adolescents périssaient tous les jours ! Ne me dis pas que tu vas essayer d'aller dans le Désert, aussi !! » au final, ses protestations se transformèrent en de petites plaintes désespérées, et comme pour mieux analyser et faire comprendre à son frère des choses – bien que ses gestes ne furent que plus qu'insignifiants qu'autre chose – la femelle grise se mit à marcher, tout autour de lui, sans le quitter ne serait-ce qu'une seule seconde du regard. Elle le dévisageait comme une énigme à résoudre, tout en essayant de le raisonner. Vainement. « Tu sais ce qu'ils ont fait à Maman. Je sais que tu devras un jour partir du Nord pour survivre, tu ne peux imaginer à quel point je repousse cette idée chaque jour et à quel point elle me fait mal – mais je t'en supplie, évite de considérer tes agissements et projets comme ceux des Jangowas … Tu comptes te préparer en avance et demander de l'aide à nos aînés, au moins ? Tu sais te battre, au moins ? Tu sais chasser ? » son amour pour son frère était inégalable. Elle ne voulait pas le voir mourir. Elle le voulait prêt. « Ce n'est pas que je doute de toi, frérot … Mais … mais j'ai peur pour toi et de ce qui pourrait t'arriver. »

Des fois, la vie était injuste, elle punissait ses enfants, comme ça, alors qu'ils n'avaient rien fait. Certains vivaient heureux toute leur vie, d'autres devaient se rompre le dos pour obtenir ne serait-ce qu'une grâce venant de leur seigneur. Des gens, chanceux, avaient droit à la famille dont ils avaient toujours rêvé, alors que d'autres cheminaient seuls sur le chemin du destin, l'esprit occupé par leurs pensées, accompagnés de nul autre que la brise imprenable des Grands Esprits. Sungura, elle, ne savait si ce qu'elle vivait présentement était un sacrifice ou un cadeau offert par ses ancêtres. Choyo ne répondit pas tout de suite à ses appels indignés. La grande-sœur observa son petit frère d'un œil à la fois curieux et désemparé. Ses prunelles émeraude disparurent derrière les paupières claires de celui qui lui avait toujours serré les coudes, quoiqu'il advienne, devant l'adversité Nordique. Que se passait-il ? Changeait-il d'avis ? Ne désirait-il plus soutenir le regard de sa fausse jumelle, comme autrefois ? Trouvait-il ses propos exagérés ? Comptait-il revenir en arrière et redevenir un digne membre de la famille de leur père, l'ex-monarque Késhia ? Pardessus ses inquiétudes et son amour pour lui trônaient un besoin bien plus important, malgré ce que la princesse déchue voulait bien montrer à autrui. Elle avait besoin de lui à ses côtés. Yuki, Akshaya et Aiyanna étaient ses amies, et elle ne cesserait jamais de leur être redevable pour tout ce qu'elles ont fait pour elle ; pour autant, rien ni personne ne pourrait remplacer Choyo dans son cœur. Ce n'était plus de l'amitié, ni même un lien profondément fraternel qui lui donnait de telles sensations, mais bien l'esprit du mâle lui-même. Il avait toujours comblé ses failles. Qu'adviendrait-il d'elle sans son conseiller favori ?

Les prunelles d'émeraude de l'intéressé se rouvrirent, alors qu'un léger soupir s'échappait de sa mâchoire puissante. Au final, la femelle grise cessa de marcher. Elle avait mal aux pattes. Tourner autour de sa cible la fatiguait et ne l'aidait pas plus à distinguer et cerner ses traits, et plus que tout, son visage semblable à une prophétie qu'elle se devait à tout prix d'éviter. Elle acceptait la décision de Choyo, pour son bien à lui surtout, mais détenait-il malgré tout des arguments qui la rassureraient ? On ne s'improvisait pas Jangowas comme ça, on ne devenait pas un véritable bandit d'un coup et puis surtout, on ne survivait pas au Grand Désert sans y avoir été préparé sérieusement. Le mâle sablé lui barra soudainement la route, histoire qu'elle ne puisse pas, même sans sa propre approbation, se déplacer pendant qu'il parlait. Sungura considéra son frère avec une attention particulière, presque affamée.

«Je sais tout ça Sungura. J'ai parlé avec Maman lorsque j'étais petit, je lui ai posé des questions, et je pense qu'elle avait de meilleures réponses que les anciens. Et je sais également ce que les Jangowas ont fait à Maman, mais ne crois-tu pas que nous serions morts si elle n'avait pas été bannie du Désert ? »

Le museau de l'adolescente se fronça légèrement. Toujours la même chose. Toujours la même défense « oui mais grâce à leur méchanceté, nous on est né et pis basta ». Ce n'était PAS un argument ! Avait-il la mémoire trop courte pour se souvenir de leur passé ? Des moqueries et de la sévérité des Nordiques à l'égard de leur mère ? Et puis d'eux ? Lui et leur tendre maman. Surtout. Sungura ne se mettait pas dans le lot des personnes à plaindre car elle savait qu'elle était coupable, qu'elle n'avait pas été suffisamment prudente, gentille et sage pour que sa famille évite justement la déchéance. Elle savait qu'elle aurait pu changer quelque chose à leur histoire, qu'elle aurait pu montrer aux Nordiques que malgré leur sang, ils étaient leur égal. Elle était l'aînée de la famille, la princesse du nord, celle qui aurait dû devenir reine après Késhia. Auparavant, elle ne comprenait pas pourquoi les enfants Nordiques la rejetaient et l'insultaient. Elle s'était un peu indignée et vexée, par orgueil. Mais maintenant, elle essayait de mettre des mots à ses sentiments et sa souffrance, ne pouvant accepter et croire que les Lions du Nord pouvaient s'avérer être aussi cruels que les Jangowas. Il y avait forcément une explication à tout cela.

Pour en revenir aux propos de son interlocuteur, la féline aux yeux bleus se trouvait être déjà en désaccord avec lui. Seulement, elle ne dit rien, la posture digne.

« Écoute, » relança-t-il en se collant contre elle, prenant une grande inspiration avant de murmurer : « Je sais ce que je fais. Ma décision est prise, je ne suis pas là pour avoir ton approbation. Je viens te dire au revoir. Je reviendrais l'année prochaine. Je te promet que tout se passera bien pour moi. »

« Ma décision est prise, je ne suis pas là pour avoir ton approbation » …
Le cœur de la demi-Nordique se serra. Elle aurait pu continuer à discuter normalement avec lui si il n'avait pas sorti cette remarque fortement blessante. Alors comme ça, qu'elle le veuille ou non, ses plaintes n'auraient en rien remis en cause sa décision ? Elle aimait les câlins. Elle s'était volontairement rapprochée de lui pour se blottir contre son court manteau crème, avant qu'il ne prononce ce nouveau discours. Maintenant, une épine se plantait dans son cœur et saignait son petit membre fragile. Au lieu de rester là à profiter de sa chaleur corporelle, Sungura se retira brusquement de leur étreinte, comme trahie par son propre frère. Elle le dévisagea lourdement, comme s'il avait carrément insulté leur propre famille, le Nord dans son intégralité. Ce n'était qu'une simple remarque, qui aurait pu passer dans l'oreille d'un sourd, mais la fille de Suki était très sensible. Et têtue aussi. S'il pensait que la rassurer ainsi suffirait à le laisser partir, il se trompait fermement dans ses calculs. Il la décevait presque.

« Parce que tu penses que te cacher derrière la raison de notre naissance et tes soi-disant renseignements auprès de notre défunte mère te permettront de me convaincre ? Tu dérailles, Choyo. Ce ne sont pas de simples paroles venant de notre mère qui te donneront d'un coup cette force que les enfants Jangowas ont et se forgent au fil des jours dans l'espoir de passer l'exil avec brio. Mais je suppose que quoique je dise, tu me diras que tout va bien et que je m'inquiète trop, puisque tu te fiches visiblement de mon approbation. » déclara-t-elle d'une voix posée mais teintée de froideur. Elle avait toujours eu besoin de lui, mais lui ne semblait plus avoir suffisamment besoin d'elle au point d'écouter ce qu'elle lui disait.

D'un nouveau pas, elle s'écarta de lui, tout en le regardant de ce même air un peu sévère. Peut-être s'excuserait-il ou tenterait-il de la rassurer davantage, avec cette fois-ci moins de « brutalité » ? Malgré elle, elle savait qu'elle n'attendait que cela. S'ils se disputaient avant le départ ou que Choyo partait sans même avoir parler un peu avec elle, elle savait qu'elle en pâtirait émotionnellement comme jamais. Peut-être son frère supporterait-il mieux la séparation et les souvenirs en même temps de fouler le sable du Grand Désert … elle, en attendant, savait qu'elle s'en voudrait et en pleurerait toutes les nuits, surtout celle qui suivrait sa disparition.

Parce que, malgré leurs chamailleries, leurs désaccords, leurs disputes et leurs potentielles différences, il n'en demeurait pas moins qu'elle l'aimait. Et aimer n'était pas chose facile.

« Je ne souhaitais pas te blesser Sungura. Je suis désolé. Mais je ne veux pas que tu t'inquiètes pour moi. Je ne veux pas que notre dernière discussion tourne à la dispute. Je te promets que je prendrais soin de moi. Et si cela peut te rassurer, je te promet que si jamais je peine trop je reviendrais. » se désola-t-il, sans une once de colère, la voix parfaitement calme.

Elle avait mal mais les paroles, quoique toujours aussi imprécises de Choyo, parvinrent quelque peu à panser la douleur de son cœur. Il n'était pas en colère contre elle, il comprenait ce qu'elle ressentait et ne voulait pas non plus déclencher la guerre entre eux deux pour une histoire de distances et de décision. Elle se rendait compte qu'elle n'avait jamais approuvé et aimé les décisions, étrangement liées au Grand Désert. Était-ce sa manière de signifier sa propre opinion sur les Jangowas ? Elle aurait aimé détacher ses sentiments de ses pensées mais c'était chose impossible. C'était la vie de son frère qui était en jeu, et la princesse déchue ne se permettrait jamais de sceller sa vie dans la poussière et la Mort dans l'idée de lui faire plaisir.

Le mâle sable, après hésitation, fit un nouveau pas, puis un second dans sa direction. Sungura ne recula pas. Elle baissa les yeux et les posa sur ses pattes tandis que son frère venait de nouveau se blottir contre elle, se blottir contre sa moitié. Sa truffe rose vint trouver demeure dans les poils gris-bleus situés dans le cou de la demi-Nordique. Ce contact froid mais inévitable fit frissonner celle qui le réceptionnait. Il s'écarta finalement, poussant un soupir pour couronner le tout. Il assura :

« Je t'aime Sungura. N'en doute jamais. Je reviendrais. Il faut seulement que tu me laisses partir. »

Elle leva les yeux vers lui et lui imposa simplement, sachant que c'était peine perdue pour lui faire changer d'avis, les épaules raides :

« Promets-moi alors de revenir à la maison quand tu te sentiras flancher. Je ne veux pas que tu te forces à terminer l'exil si tu vois que tu commences à mettre ta vie en danger. D'accord ? Tu n'as rien à prouver. Tu es déjà tout pour moi. Tu es tout pour notre père, qu'importe ce que pensent les partisans de Nhormero à ce sujet-là. »

Pour la toute première fois de sa vie, Sungura s'inclinait devant la force mentale de son frère. Elle acceptait de se plier au choix de son jumeau sans le harceler, remettre en cause ce qui lui semblait être terriblement « dangereux » et se rayait l'idée de le séquestrer dans la grotte pour lui faire oublier cette mauvaise idée. Choyo était parfaitement maître de ses opinions, et puis de toute façon, il se rendra bien compte au bout d'un mois que son idée était stupide.
C'était une exception à la règle, il devait le savoir. Elle ne serait pas aussi douce la prochaine fois. S'il y en avait une.

« Si tu as besoin d'aide, viens à la frontière du Nord. J'essaierai de venir le plus souvent possible juste pour te soutenir, mon frère ! » promit-elle, le sourire partagé entre la tristesse et l'amour qu'elle vouait à son frère. Elle hocha doucement la tête, comme pour accentuer ce qu'elle disait.

Je suis la princesse et tu es mon serviteur,
Misérables jumeaux, séparés par le destin.
Simplement pour me protéger mon cher frère,
Tu en deviendrai toi-même possédé par le mal.

Venus au monde sous les attentes de la patrie,
Bénis par le son des cloches de notre abbaye.
Pour des raisons auxquelles les adultes déclamèrent,
Notre avenir heureux fut divisé en deux.

La Bleutée soupira un bon coup, la gorge serrée, les yeux brûlants d'une flamme froide comme la glace. Elle se rendait compte désormais de ses propres mots et bien qu'elle ne les regrettait pas, il y avait toujours un moment où le cerveau ancrait l'événement dans la mémoire et mêlait les sentiments à cette nouveauté. Cette nouveauté, c'était l'exil de son frère. Ses sentiments ? La tristesse, la possessivité, l'optimisme et l'amour. L’événement ? Le départ.
Elle ne regrettait nullement ses propos mais se hâtait déjà du retour de son jumeau bien avant que celui-ci ait franchi la frontière du Royaume du Nord. Choyo était toujours là, devant elle mais elle avait l'impression que son esprit était déjà loin, loin derrière les dunes de sable, alors que ses mirettes de jade la regardaient, elle, la sœur de leur propriétaire. Celui-ci hocha la tête face à la proposition qu'elle lui avait faite juste avant, ce qui la ravit plus que tout. L'idée en elle-même de s'approcher de la frontière entre le Monde de leur Père et de leur Mère ne la réjouissait pas mais si elle avait la conviction qu'elle y trouverait là-bas son petit frère, alors soyez-en sûrs, elle y serait.

« Je te le promets. Je dois y aller à présent. Prend soin de toi, ma sœur.
▬ Prends soin de toi aussi, Choyo ! »

Il lui offrit un dernier coup de langue en guise de salut avant de se retirer de la conversation. Sungura ne cessa de la regarder à partir du moment où ses yeux ne croisaient plus les siens. Il y eut comme un certain vide dans son cœur, quand elle su qu'elle n'avait plus beaucoup d'emprise sur lui à cet instant précis. Ils étaient encore dans le Royaume du Nord, mais son instinct lui soufflait par avance qu'ils ne vivaient plus sous le même titre, à la même enseigne, pour le même but. La lionne aux reflets gris s'assit dans la neige, bercée par le grondement des geysers, regardant inlassablement la silhouette du félin sable trancher dans le décor avant de disparaître. Elle leva un instant les yeux au ciel, espérant que leur feu mère ait été témoin de toute la scène.

Maman, s'il te plaît, protège-le … murmura-t-elle d'une voix à peine audible.

Ce fut de cette manière que commença un nouveau chapitre dans l'existence de la princesse déchue. Une vie sans Choyo, voilà ce qu'elle allait devoir affronter temporairement.