Où suis-je ?
Qui suis-je ?
Quelle est ma destinée ?
Les prunelles bleutées de Sungura admiraient la vue de ces soldats nuages, blancs comme la brume, épais comme les vagues de neige déferlant sur les montagnes à la moindre contrariété, dans ce ciel sans fin dont la teinte azur faisait tant référence à ses propres reflets physiques. La princesse avait rêvé, chantonné ses leçons à quiconque voulant bien les entendre, s'était pavanée devant sa famille avec une certaine modestie néanmoins, dévoilant ses projets, se jurant de protéger les siens et de les mener sur une voie paisible, agréable et sécurisée, et avait longuement apaisé ses doutes et ses craintes en s'appuyant sur la parole de Suki, la défunte reine du Nord. Un jour, celle-ci lui avait fait promettre de ne pas se laisser faire, et de toujours défendre ses idées face aux autres. Actuellement, son rang de princesse lui était destitué. Pourquoi ? Parce que Nhormero, tout simplement. Elle n'avait pas pu honorer sa promesse, les Nordiques doutaient désormais de la légitimé de la famille royale. Elle, elle pensait justement qu'elle était fiable. Avait-elle pour autant changé quelque chose à la situation actuelle ? Non. Son père ne marchait plus dans les traces de Theluji, présentement. Tout était sa faute … Peut-être ne s'était-elle pas assez faite discrète, peut-être avait-elle fait quelque chose qui avait pu compromettre l'avenir de sa famille. Un voile transparent s'empara de ses mirettes. Sa gorge fut tout à coup sèche, et elle poussa un long soupir, tandis que les soldats nuages terminaient leur parade dans le ciel. Ils disparurent, bientôt, au loin sur le chemin de la vie. La préadolescente se trouvait non loin des Sources Chaudes, et se décida à rentrer chez elle. Au loin, la silhouette sable de son frère, Choyo, se mouvait à travers les fumées bouillonnantes de leur demeure familiale. Il disparut, à son tour, dans leur tanière respective. Sungura attendit quelques minutes, le temps de chasser, telle une chasseresse prodigieuse, ses larmes et sa petite moue attristée et remplies de culpabilité. Ses pattes s'animèrent et foulèrent la poudre blanche étendue au sein du Royaume du Nord. Sa mère, comme d'habitude, préférait se reposer à l'abri des regards. Sungura croisa de nouveau la silhouette de son frère qui, cette fois-ci, s'était penchée sur quelqu'un. La surprise s'étala sur le visage de la lionne grise qui découvrit, impuissante, le corps étendu de sa mère et l'expression angoissée de Choyo. Sans tarder, la demi-Nordique s'approcha à pas rapide de ces deux-là, les pupilles écarquillées.

Il tourna la tête en criant à l'aide et l'aperçut, enfin, tout près d'eux.

« Choyo ? Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi tu ... »

Son regard coula vers le visage de leur mère. Son rythme respiratoire s'avéra inquiétant. Elle ne l'avait jamais vu ainsi ! Elle ne comprit pas tout de suite la situation, avant qu'une sorte de délic, un pressentiment, un éclair, une réalité, ou bien simplement une peur incontrôlable ne la fasse réagir inconsciemment de la manière la plus brusque possible. Ce fut si naturel que l'ex-princesse ne s'en souciât point, dévorée par la découverte de l'état de sa génitrice.

« MA- … Maman !!! » gémit-elle, les poils devenus pâles.

La femelle au masque blanc s'accroupit, et entreprit de lécher le front de Suki. Son cœur accéléra sa danse dans sa poitrine, et sa queue, traître comme toujours, s'agita de manière à évacuer son anxiété.
Entre deux coups de langue, Sungura souffla au mâle sable :

« Choyo ! Qu'est-ce qui lui est arrivé ?! »

Elle avait mal. Ses pattes tremblaient. Son cœur frappait contre sa poitrine avec une telle puissance que l'ex-princesse se serait sentie s'écrouler, aux côtés de sa mère, assommée par l'émotion. Elle n'avait jamais aimé, petite, ce genre de scènes accablantes. Le visage endormi de Suki, son corps froid, l'air paniqué de son frère. Oh non, après sa déchéance sur le trône et le trépas de ses rêves, elle n'aurait pas pensé perdre quelque chose de plus précieux encore : celle qui lui avait donné la vie. De tout ce qu'elle avait de plus précieux au monde, elle n'aurait pas hésité à le sacrifier pour le bien-être de sa mère qui, depuis déjà un petit moment, ne répondait plus à ses appels désespérés. Ses lèches, ses gémissements, sa peur naissante ne changeaient rien à son état. L'ancienne reine du Nord refusait de répondre, de la rassurer avec ses belles prunelles vertes comme les dits feuillages du Monde Extérieur. La féline gris-bleu posa sa patte sur son épaule, et murmura, dans un dernier semblant de calme :

« Maman, je t'en prie, réponds-moi ... » l'implora-t-elle avant de s'arrêter brusquement, la gorge serrée, prise de sanglots incontrôlables. Ses yeux passaient du visage de Choyo à celui de sa mère, et alors, elle se demandait si ce qui se passait correspondait à ce qu'elle craignait au plus profond de son cœur.

« El-elle va se rév-v-veiller ... » bégaya-t-elle encore, refusant d'y croire et de laisser la Mort gagner. Son frère tenta de s'expliquer, après plusieurs essais voués à l'échec.
« Je … Elle … Elle toussait … puis elle est tombée … Je sais … Je sais pas pourquoi ... »

Il pleurait, mais la demi-Nordique ne voulait rien entendre. Il aurait dû l'appeler immédiatement, il aurait dû aller chercher leur père dès que l'occasion s'était présentée. Elle serra les crocs, profondément, pour évacuer la rage qui l'envahissait. Elle n'en voulait pas à son frère, oh non. Elle était juste en colère, et en voulait au monde entier. Un instant, elle avait envie de pleurer, un autre, elle avait envie de s'en prendre au premier arbre qu'elle trouverait près de leur grotte respective. Depuis le temps, elle ne s'était jamais sentie aussi désemparée, aussi incertaine des émotions qui la traversaient. Un choc émotionnel, comme elle ne l'aurait pas réalisée encore, était susceptible de bouleverser présentement son contrôle sur l'humeur changeante qui avait vu le jour en même temps qu'elle un jour banal, sous les sapins enneigés, près des Sources Chaudes, alors que Suki étudiait pour la première fois les deux boules de poils fragiles, tremblantes, contre sa fourrure sable. Le jour de leur naissance. Elle ne s'en souvenait pas exactement de ce jour-là, mais elle aurait aimé s'en rappeler. Un si beau jour, de bonheur, qu'elle aurait apprécié sentir sur le visage de sa mère, qui les avait aimé, protégé, et éduqué depuis toujours. Elle aurait aimé revenir en arrière. Et passer le temps qu'elle pouvait s'offrir avec sa génitrice adorée.

Tandis que Sungura sombrait dans ses pensées, elle sentit doucement une fourrure se mélanger à la sienne, sablée, dont le parfum était presque semblable au sien. Elle gémit de nouveau, un sanglot, des pleurs. Elle tourna la tête, un voile brumeux plongeant ses mirettes dans une incertitude visuelle complète, avant d'enfouir son museau dans la fourrure de son frère, tremblante, la gorge serrée et le cœur prêt à lâcher. Elle voulait dire quelque chose, à son tour, pour faire passer la douleur. Mais rien ne faisait. L'enfant détacha un instant sa tête de la fourrure de Choyo et espéra, une fois encore, que l'espoir que sa mère survive soit bel et bien présent. Mais, l'oreille collée contre le poitrail de Suki, elle n'entendit rien, pas même un maigre battement de cœur.
Alors, elle revint à son repli de base, et se consola dans les poils sablés de son faux jumeau. Celui-ci répétait de petits « non » étouffés, qui n'auraient su faire revenir la Reine du Nord.