En me réveillant doucement, et à contrecœur, cette journée-là, je sus.

C'était un grondement sourd dans ma tête, un pressentiment, mon instinct. Mes vieux os, mes articulations raides me faisaient déjà souffrir depuis plusieurs mois, mais je n'y avais jamais vraiment prêté attention, mettant cela sur le compte de l'âge. Honnêtement, je doutais que cette arthrose eût un quelconque lien avec le mal qui me hantait à ce moment-là. Cela allait faire plusieurs jours que je ne pouvais plus rien avaler, viande comme eau. Je mourais de faim et de soif, mais la simple vue de nourriture me donnait des nausées. J'avais beau boire, mon corps ne semblait jamais être satisfait. À vrai dire, durant cette année-là, j'avais déjà ressenti des choses similaires, mais jamais, au grand jamais, avais-je cru que cela allait s'aggraver.

J'ouvris finalement les yeux, que j'avais gardé fermés jusque-là, et découvris avec regret que Sihiri s'était déjà levée. Sans doute faisait-elle partie des lions qui s'agitaient dans le camp, ou peut-être était elle allé chasser ? La mort dans l'âme, je me dressai tant bien que mal sur mes vieilles pattes, tremblant un peu. Mon besoin instinct de m'isoler bloquait toute pensée et je ne pouvais me concentrer sur autre chose. Je devais partir, mais Sihiri et mes enfants n'étaient pas là. Tant pis. Je ne pouvais pas les attendre. Ma tendre comprendrait, elle savait que cela allait arriver d'un jour ou l'autre. Elle saurait l'expliquer à nos petits. Puisant dans mes dernières ressources, je sortis de la caverne et laissai mes pas me guider dans la montagne, me mouvant avec une raideur qui attira le regard de certains, qui ne s'alarmèrent pas pour autant. Le clan le savait. Il savait que je n'en avais plus pour longtemps.

Au bout d'un certain temps et d'un effort qui m'avaient semblé considérables, j'arrivai au Cristalac. Ce lieu, je l'avais toujours aimé. Pourtant, je m'y étais rarement rendu, qu'il n'était pas aussi accessible que l'on pouvait le croire. Une fois arrivé au bord de l'eau, j'inspirai profondément, grimaçant légèrement en sentant une douleur dans ma poitrine. Cependant, je décidai de l'ignorer, m'asseyant sur le sol caillouteux pour observer une dernière fois le paysage qui s'offrait à moi. Cet endroit avait toujours eu une dimension mystique, pour moi, raison pour laquelle j'avais toujours eu envie d'y vivre mes derniers instant.

Quelque chose, mon instinct, certainement, me dicta alors de me trouver un endroit à l'abri, loin des regards. Sans réfléchir, je me remis sur mes pattes et cherchai d'un pas lent une cachette dans laquelle me retirer. À défaut de ne pouvoir trouver mieux, la fatigue prenant le dessus, je m'installai dans un coin protégé par des arbrisseaux libérés du gel par la saison sèche, près d'un énorme bloc de glace. Posant ma tête sur mes pattes antérieures, je laissai mon regard se plonger dans le vague, en direction de l'étendue d'eau. La légende sur les jouvenceaux du Cristalac m'avait toujours ému, étant mon histoire favorite à l'époque où j'étais encore lionceau. En me remémorant les détails du mythe, je me souvins avoir espéré que mon amour avec Sihiri avait pu calmer le lac. Un faible rire franchit mes babines à cela. Quel idiot je faisais ! Héra avait bien eu raison.

Soudainement, la fatigue s'attaqua à moi plus forte que jamais. Ah. J'étais épuisé, si éreinté. Je devrais fermer les yeux, ne serait-ce que pour me reposer un peu, mais je ne voulais pas. Pas tout de suite. Je forçai mon esprit à s'évader, songeant à mes enfants, à ma compagne, au clan. Toutefois, ma conscience se perdit petit à petit dans le néant, ma vision s'assombrissant graduellement à mesure que mes paupières se refermèrent une dernière fois. Je m'endormis paisiblement.

Et je ne me réveillerais pas.

dessin par LuckyFy
Mgongo parle en #546800

En ce jour, pourtant si radieux, le dernier flocon venait de tomber. Comme une bougie qui s'éteint, l'heure était venue. Elle avait mis du temps, mais lourde et lente elle était parvenue à franchir le dernier rempart. Comme une ultime guerre ou le dernier soldat s'écroule.

Pour Yuki, aujourd'hui, c'était un peu comme si le Roi de son coeur avait quitté son trône sans jamais remonter dessus. Il était parti. Il était parti rejoindre un monde meilleur, sans souffrances et sans peines. Là où tout n'est que lumière. Là où tout n'est que douceur, en direction du Bonheur.

Aux côtés de sa mère, la petite nordique se tenait droite, les pattes plantées dans le sol. Saccadée, sa poitrine se soulevait et retombait au gré de sa respiration entrecoupée par les reniflements, par les larmes qui roulaient sur ses joues. Elle s'était jurée de ne pas pleurer.. De ne pas pleurer pour ne pas lui faire de peine, pour qu'il reste fier d'elle, et qu'il l'aime. Mais sur le chemin jusqu'ici, la pression s'était voulue de plus en plus intense, et comme une casserole d'eau sur le feu, les larmes avaient jailli de ses yeux. Et son coeur, à chaque pas, battait plus vite, battait plus fort et tout son corps avait redouté le pire et tremblait avant même de se retrouver face au terne tableau de la réalité.

Une fois au pied, c'est comme si tout était plus léger. L'atmosphère lourde du parcours s'était envolée. Evadée. Pourtant, encerclé par la famille et ceux qui l'avaient trouvé là, le corps gisait. Inanimé. Comme ne faisant plus qu'un avec le manteau enneigé. Le temps venait de s'arrêter.
Tous semblaient partagés entre une forme de soulagement, et une profonde tristesse. Yuki fixait la dépouille de son paternel le visage grave, dur. Le choc était rude, et elle eut l'impression d'être seulement dans un mauvais rêve, un rêve dont elle se réveillerait, elle le croyait. Elle voulait le croire.

Les membres en cotons, elle glissa doucement son regard humide sur sa mère puis ses frères. Si son visage parut impassible, un chagrin terrible se lisait dans le reflet des yeux de Sihiri, tandis qu'elle enroula ses pattes autour de Saikhan et Fikra, tous aussi abattus l'un que l'autre.

Dans un sens, ils s'étaient tous préparés à voir un jour leur père disparaître, mais à cet instant personne ne savait s'ils allaient pouvoir faire face à son absence. Malgré le fait que ceci fut soulageant de savoir désormais qu'il ne souffrirait plus des maux de sa vieillesse. Cependant, comme un retour en arrière, il faudrait réapprendre à vivre sans lui, à reprendre ses habitudes sans lui, à faire sa vie sans lui. L'idée était dure à avaler, et se morfondre était bien plus évident à leurs yeux. C'était leur Père, leur Amour, une partie de leur Coeur.

Parfois on dit qu'une étoile s'éteint pour laisser place à d'autres. Si la vie n'est qu'un rêve alors tôt ou tard nous en sortirons tous, pour un autre rêve encore meilleur, en direction du Bonheur.

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