Une journée banale. Je dis pas banale parce que je me suis encore durement entraînée au combat, comme tous les jours. Pas non plus à cause du temps radieux, parfait pour chasser un peu, en groupe ou en solitaire. Et encore moins avec la banalité de nos discussions et rivalités avec Tahora, ma chère jumelle. Non. En effet, comme d'habitude, toutes ces choses s'étaient produites, comme chaque jour banal, mais plus encore, je visais par banalité ce sentiment de rejet que je ressentais constamment orienté à mon encontre de la part du clan, en particulier des jeunes adultes de mon âge.

Depuis le départ de Nedge, je respirais au sein de ma famille, qui devenait enfin calme, malgré quelques éloignements, mais je me sentais désormais plus seule que jamais. Auparavant, Nedge aussi était rejeté, et au moins cela me confortait, je n'étais à l'époque pas seule dans ma solitude, mais à présent...j'étais la dernière. Je vivais de plus en plus mal cette solitude forcée, ce regard indifférent voire haineux des autres. Ne pouvais-je pas vivre normalement comme tout le monde ? Avoir des ami(e)s comme tout le monde ? Peut-être connaître un flirt, comme tout le monde déjà à l'adolescence environ ?

Mais non, mon héritage s'acharnait à me laisser la sale identité de la fille du traître, celui qui s'est battu pour les Nyeusis. Je n'en pouvais plus, j'avais envie de partir, loin d'ici pour, m'exiler dans d'autres terres dont j'avais pu entendre parler au détour de mes vas et viens parmi le clan. Mais en vérité, je trouvais faible de partir en exil simplement parce qu'un peuple ne m'aimait pas...hein Nedge ?

Cela dit, ce jour-là, comme toujours, je courais, un peu au hasard de la volonté propre de mes pattes, qui étaient désormais puissantes. Je me rendis compte un peu tardivement que je partais vers le sud, mais qu'importe. La frontière sud avec Freeland était paisible, depuis ce long temps de paix qui régnait entre nos peuples, et il n'y avait pas grand monde à l'horizon. Pour ainsi dire, personne, sauf une silhouette un peu vague dans le lointain, qui s'approchait à un rythme indéterminable à cette distance. Pourquoi ne pas me porter à sa rencontre, peut-être cette personne ne me jugerait-elle pas, ne connaissant rien de moi...

C'est donc plus ou moins enthousiaste mais maussade que je pris, en marchant, la direction menant à cette personne, qui s'avéra plus tard être une lionne d'à peu près mon âge. C'était tout ce que je pouvais dire à cette distance. Même pas la couleur de son pelage. Peut-être avait-elle la chance d'être normale ? Et ses yeux ? Etaient-ils normaux ? Genre verts, ou bleus, ou bruns ? Etait-elle plus acceptable selon les critères communs de la normalité ? Et par-dessous tout, si elle l'était, était-elle ainsi mieux intégrée au sein de son clan, pour ces raisons ?

Ce besoin de me sentir intégrée dans une communauté me poussait à me poser ces questions sans valeurs ni intérêt autre qu'égocentrique. Ce n'était pas la meilleure pensée que j'ai pu avoir, mais j'en étais désormais réduite à cela, à me poser en permanence cette question malsaine, simplement par solitude...Enfin, nous arrivions à hauteur l'une de l'autre, et déjà, j'étais jalouse d'elle : elle était "normale", elle devait donc être aimée et appréciée de son clan, de sa famille, n'attirait pas les problèmes. Son apparence m'incitait à penser qu'elle avait une vie telle que j'en rêvait depuis notre arrivée sur Prideland. Depuis que je grandissais vraiment...Pourquoi cette inconnue provoquait ce sentiment injuste en moi ? Elle n'avait rien fait pour le mériter...

Mais moi non plus je n'avais rien fait pour mériter que l'on me traite ainsi "chez moi", à Prideland. J'enviais sérieusement cette lionne. Tellement que je lui adressais un "Bonjour" relativement mauvais, presque haineux. Je repensais "La pauvre, elle ne mérite peut-être pas tant de froideur de ma part..." mais ses conditions de vie, à mes yeux, et simplement selon son apparence, devaient être largement supérieures aux miennes.

Injuste, n'est-ce pas ? La faute à qui ? Hein ?! "Père" !!

Nephtys. Etrangement, ce nom sonnait comme familier, tout en m'étant inconnu. On s'était déjà vues ? Si oui, cela devait remonter à très longtemps, trop pour que ce soit vraiment une connaissance. Bon, on va considérer que nous ne nous connaissions pas, tout simplement parce que cela me paraissait peu probable. Elle restait neutre, sans doute atteinte par ma froideur. Comme je le pensais, elle n'avait pas mérité un pareil traitement, mais ce que je considérais d'elle, à sa simple apparence, me rendait folle de jalousie. De quel droit pouvais-je la juger sans rien savoir d'elle ? Aucune idée.

- Sahale.

Je ne réchauffai pas. Au contraire, je devenais de glace. Elle ne m'avait rien fait, rien dit, je ne savais rien de son histoire, mais je l'enviais, et la jalousais, sans aucune raison. Peut-être avait-elle eu une famille aimante, unie. Peut-être avait-elle même un compagnon, une vie sentimentale épanouie. Peut-être aussi n'en était-il rien, peut-être son père était-il aussi un connard qui l'avait abandonnée avec sa mère avant sa naissance. Peut-être était-elle elle-même rejetée parce qu'elle était de ce fait une bâtarde. De quel droit pouvais-je prétendre la juger, l'envier, lui parler aussi mal que je le faisais, alors que je ne savais rien d'elle, hein ?

Je me mis à lui tourner autour, pour la jauger. Plutôt jolie en plus. Bon, ma mère me disait que j'étais belle, mais comment dire...les mères sont là pour rassurer leurs enfants. Elle devait avoir, à défaut d'un compagnon, une foule de prétendants. Pourquoi me faire autant de mal à imaginer tout cela autour d'elle ? Parce que c'était une vie à laquelle j'aurais bien aimé goûter, et qu'il me fallait une personne à détester pour tout ces idéaux. C'était injuste, je le savais, et j'avais quelques remords, mais j'avais besoin d'exprimer ma haine du monde et de tout ce dont je n'avais pas droit envers une personne bien distincte.

- T'es de Freeland, c'est ça ?

Il fallait que je m'intéresse réellement à elle. Pas pour ce qu'elle pouvait être, mais pour ce qu'elle était ; cela valait mieux que me baser sur ce que je voulais voir et haïr. Après tout, elle était peut-être heureuse mais compréhensive. Ou bien malheureuse et une vraie connasse. Tant de possibilités qui n'attendaient de moi que je me calme et devienne un peu plus amicale pour se révéler à moi. Alors il faut respirer à fond, expirer doucement, se détendre. Et après seulement, tu poses les bonnes questions.

C'est comment la vie là-bas ?

C'est tout simple, mais déjà, je sentis un certain poids me quitter. La question est sortie toute seule, sans que j'eus réellement pris la peine d'y réfléchir, mais on sentait qu'elle résultat d'un réel désir d'engager la conversation. Le coeur de glace fondait petit à petit, et peut-être aurions-nous une vraie discussion saine dans les minutes à suivre. En tout cas, je pensais, et j'espérais, être sur la bonne voie. Désolée d'avoir été un peu brusque, mais je peux corriger ça..

"Comme partout". Si seulement elle pouvait imaginer à quel point c’était vrai. Quand tout le monde nous rejette, l’ennuie et la lassitude de la vie en communauté dominait chaque seconde de nos vies, et à long terme, ça en devenait insupportable.

- Si tu savais combien on peut s’ennuyer à Prideland...

Que penser d’elle ? Peut-être qu’après tout, Nephtys – c’était bien ça son nom ? – n’était pas si éloignée de moi que cela. Peut-être méritait-elle un peu plus de considération et de bienveillance de ma part.

Je plaquais instinctivement les oreilles sur mon crâne, reconnaissant mon erreur. Ne jamais juger les gens sur leur apparence Sahale. Pourtant, je le savais mieux que quiconque, puisque j’en ai été victime toute ma vie, alors pourquoi je m’y mettais moi aussi ? Parce que j’étais trop sûre que tout le monde le faisait, alors qu’il fallait bien que je le fasse aussi, pour me sentir comme tout le monde ? Parce que de toute évidence, si chacun le faisait en me voyant, il était logique que, que je le fasse aussi ou non, je n’allais pas être aimée pour autant, car jusqu’ici on ne m’avait jamais jugé pour ce que j’étais, mais pour mon passé et ce à quoi je ressemblais, avec mes yeux si étranges qu’ils me faisaient passer pour un démon ? En fait, c’était simple : j’étais tout simplement conne.

- La même chose que toi, je m’ennuie, alors je viens voir si je peux pas trouver une compagnie agréable, pour changer…

Agréable. Bien, bravo ! Comme ça, tu te mets pas du tout en position de faiblesse pour lui dire "Excuses-moi, en faible c’est moi la désagréable du lot et c’est pour ça que j’ai pas d’amis et que je m’ennuie comme un rat mort sur Prideland". Bravo Sahale, tu es une idiote !

- Ça te dérange qu’on fasse quelques pas ensemble ?

Pourquoi, en disant cela, j’avais l’impression de la supplier ? D’accord, j’avais rabattu mes oreilles sur mon crâne et par extension ma fierté, mais pourquoi ma voix parlait d’un ton si faible et presque suppliant ? Ce n’était qu’une promenade avec quelqu’un qui pouvait se révéler potentiellement sympathique quoi…
En fait…je ne voulais juste plus être seule plus longtemps. Je voulais une amie…juste une seule.

Sa réponse me laissa perplexe. Elle ne semblait pas approuver réellement ma proposition, du moins…elle me donnait l’impression de n’en avoir rien à faire, ce qui était dérangeant. Si ça te ferait plaisir, ça te ferait du mal d’avoir à l’avouer clairement ? Ou bien tu n’en as vraiment rien à foutre et ça t’est complètement égal de bien vouloir marcher ou non avec moi ? Merde, pour une fois que je faisais une proposition sincère et gentille !

Je m’apprêtai à feuler lorsqu’elle ajouta quelque chose. C’était quelque chose de naïf, à vrai dire…mais qui faisait plutôt chaud au cœur, après une telle neutralité je-m’en-foutiste qu’elle avait exprimée auparavant, peut-être par mégarde, sous la surprise. Hmm…difficile de lui en vouloir après tout, car je ne valais en fait guère mieux, hein ?

- Viens, je vais te montrer un peu mon "chez moi"..

Une brève hésitation avait marqué mes deux dernières paroles, et on comprenait facilement pourquoi. Que ce soit sur Prideland ou même sur la Lande, je n’ai jamais eu d’amis, je ne me suis jamais sentie en sécurité ou aimée, rien…j’avais donc naturellement du mal à qualifier un endroit de "chez moi".

Je commençai à marcher, Nephtys à mes côtés, et je lui montrai un peu les lieux, ces lieux que je haïssais tant alors qu’eux-mêmes ne m’avaient rien fait, simplement ce que j’y avais vécu me faisait les haïr. D’abord silencieuse, je me rendis compte que si je ne disais rien, ma compagne de route aurait du mal à lancer la conversation. Je l’intimidai toujours…

- Dis-moi Nephtys, tu vis avec tes parents encore aujourd’hui ? Ou bien tu as réussi à construire ta vie adulte sans eux ?

Il était important pour moi de savoir si j’étais la seule à considérer la famille comme mon seul foyer, à cause de cette haine que j’engendrai à mon égard, ou bien s’il était normal de continuer à vivre parmi les nôtres, au moins pendant un temps, alors qu’ils avaient sans doute tous mieux à faire que de continuer à veiller sur nous. La famille signifiait tout pour moi, d’où mon sentiment de trahison à l’égard de Nedge et de mon…géniteur.

Malgré l'indiscrétion de ma question, elle me répondit en toute honnêteté, ce que je n'aurais pas pensé de la part d'une inconnue. Mais cela entrait dans nos tentatives respectives de devenir amies, ou au moins des connaissances assez proches. Cela dit, sa réponse me choqua. Elle aussi avait un père qui avait choisi de ne pas assumer sa famille. Elle aussi avait été abandonnée avant sa naissance. Sa mère aussi avait connu une telle histoire de lâcheté. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Qu'on ne pouvait faire confiance aux mâles ? Je n'en connaissais pas énormément, du moins pas personnellement, mais chacun m'avait déçu à sa manière. Une honte ces prétendus fiers lions. Ou bien était-ce leur surplus de fierté qui les poussait à abandonner une lionne et leur enfant, car avouer avoir une famille et l'aimer était trop dur pour autant d'égo ?

Mais le plus gros choc vint lorsqu'elle me retourna la question. Je m'arrêtai soudain, et si je pouvais pâlir sous mon pelage, sans doute était-ce le cas. Je me liquéfiais presque. Je ne savais pas quoi lui répondre sans paraître trop passionnée. Elle, malgré sa tristesse évidente lorsqu'elle m'en avait parlé, semblait calme et résignée. Moi, au sujet de mon cher et tendre géniteur, rien n'était plus éloigné de la réalité. Je trouvai toutefois la force de le lui avouer, car la bienséance et la politesse exigeaient de moi que je le fasse en toute honnêteté :

- Mon géniteur a abandonné ma mère après l'avoir mise enceinte. Et le pire dans tout ça, c'est que nous sommes quatre frères et soeurs, qu'il a osé abandonner avant la naissance.

C'était dit, mais la colère ne faisait que monter. Il me fallait me contrôler, je ne devais pas refaire une scène à Nephtys, y en avait marre un peu. Seulement, c'était bien trop ancré en moi, et le monde avait à coeur de bien vouloir me le rappeler pour me laisser à l'écart. Au moins, avec elle, j'avais un net avantage, je savais qu'elle ne me jugerait, car au final nous étions pareilles.

- Donc je suis une bâtarde, comme toi, finalement.

Je tentais de sourire, pour bien faire comprendre que je m'en fichais, après tout, de ce qu'elle était. Nous étions les mêmes, alors autant nous serrer un peu les coudes. Pour une fois que je pouvais en parler à quelqu'un de neutre vis-à-vis de moi ou ma famille, quelqu'un que je ne connaissais pas, qui ne me jugerait pas, ça me faisait bien plaisir. Je repris alors notre marche, toutefois encore un peu tremblante de colère face à mon lâche de géniteur.