Les temps changeaient et les histoires que l'on apprenait enfant prenaient une toute autre tournure lorsque les scènes cachés nous étaient enfin dévoilées. Sadaka était le fils d'un Nyeusis, ces lions démoniaques qui avaient ravagé Prideland par le passé et fait tombé bien des leurs. C'était en secourant leur grand-mère et d'autres prisonniers que Kuzali avait été faite à son tour captive avant de s'échapper. Elle n'était pas seulement revenue en compagnie de Malkia et des chiots mais aussi d'une germe dans son ventre. Lorsque ses enfants l'avaient interrogé à ce sujet, la lionne dorée n'avait répondu qu'une seule chose : « C'était le prix à payer. » Il y avait aussi Samekh, ce feu lion qui avait été le mentor de sa mère et la personne la plus importante de sa vie mais qui avait aussi participé à l'assassinat de son grand-père Farao.

Ces révélations n'avaient de cesse de cogiter dans l'esprit de la princesse. Toutes ces choses longtemps incomprises semblaient enfin avoir trouvé réponse mais c'était encore nouveau et pour le moment, Ahva en était perturbé. Elle avait toujours su que sa famille avait ses secrets mais quels secrets... Allongée et perdue parmi les herbes dorées de la colline du peponi, Ahva s'était discrètement éclipsée à l'aube pour venir se recueillir ici. Elle repensait à ces discussions avec son frère aîné, sa mère, son père, son oncle et même monsieur Fleck. La princesse semblait désormais voir le monde avec un nouveau regard, peut-être plus réaliste et moins innocent.

La journée s'était lentement écoulée mais ce ne fut qu'à la fin de la course solaire que la lionne se décida à rentrer au rocher. Après s'être longtemps isolée dans ses pensées, elle avait désormais besoin d'en parler avec quelqu'un, une personne qui la comprendrait mieux que personne : son jumeau.

Ahva le retrouva au sommet du rocher, posté sur le promontoire avec pour seule compagnie ses pensées. Où était leur sœur ? La chipie regrettait son absence mais elle ne pouvait pas attendre, elle avait besoin de se confier. Silencieusement, elle s'en alla rejoindre Azaan et se coucha à ses côtés. Lui aussi avait grandi et de jour en jour, le souvenir de leur défunt grand-père semblait trouver un nouveau souffle par sa seule présence. Farao, leur bon grand-père tué par Samekh, mentor de leur mère qui avait donné naissance à Sadaka, fruit de l'union entre la reine et un Nyeusis. Oui, dis comme ça tout semblait bien étrange.

Épuisée, elle soupira d'un air las et abaissa son échine pour que son menton vienne trouver place entre ses pattes avants.

« C'est étrange tout ça, hein ? » lâcha la lionne dans un murmure presque inaudible tandis que son regard se perdait dans l'horizon. Plus encore que son air perdu, Ahva semblait peinée. Après un court silence, elle confia : « J'étais partie mettre de l'ordre dans mes idées mais je crois que je n'y arriverais pas tout seule. »

Enfin, la princesse croisa le regard de son frère. Elle qui avait toujours paru si forte semblait fragilisée. Elle doutait. Si indépendante et fière, Ahva n'avait encore jamais réclamer l'aide de qui que ce soit mais aujourd'hui, après ce que leurs parents leurs avaient appris, elle avait besoin de son frère.

Aux côtés de son frère, Ahva n'avait pas à prétendre ou même à se cacher. Elle se livrait simplement et honnêtement, heureuse de pouvoir compter sur lui dans toute situation. D'un ton qui se voulait joyeux, il lui assura qu'ils résoudraient cette crise ensemble. Sa sœur n'eut que l'ombre d'un sourire, elle n'était pas d'humeur à rire mais n'était pas aveugle aux efforts d'Azaan aussi se força-t-elle un peu. Elle pouvait bien être une peste avec lui par moment, il l’accueillait toujours à pattes ouvertes quand elle revenait. Au moins lui n'avait pas changé et n'était pas un tissu de mensonges.

Elle soupira, grattant nerveusement la paroi de roche.

« Moi non plus, c'est beaucoup à assimiler et beaucoup à comprendre. »

Du haut de leur piédestal, elle observait la vie du peuple. Rien ne semblait avoir changé pour eux, ils souriaient comme d'ordinaire et leurs habitudes étaient les mêmes. Non, ce cataclysme ne semblait s'être abattu que sur les trois héritiers. Pour autant et ce malgré son amertume, Ahva ne regrettait pas cette conversation qu'elle avait longtemps attendu. Disons simplement que ses attentes avaient été dépassé.

Elle cru apercevoir au loin son frère aîné mais ce n'était qu'une ombre. Un ombre. Comme ces Nyeusis. Sa mâchoire se crispa un peu. Sa discussion avec monsieur Fleck avait déjà semé la graine mais elle avait préféré ne pas croire en cette hypothèse qui s'avérait être réalité, elle ne voulait tout simplement pas croire que son frère puisse être associer à ces monstres. Et pourtant. Préférant ne pas aborder ce sujet tout de suite, elle commença par le fils du feu :

« Tu sais un jour Sadaka est venu me parler de Samekh, c'est parce que je commençais à être curieuse et il m'a demandé de ne pas parler de lui devant maman parce que sa mort l'a rendu très triste. Il... il disait que tous deux étaient vraiment très proche et c'est aussi ce que maman nous a dit mais je ne comprend pas pourquoi ce lion qu'elle décrit comme si bienveillant à son égard a aussi pu tué notre grand-père ? »

Ses mots étaient puissants mais imprécis, Ahva semblait livrer le fond de sa pensée et elle s'emmêlait les pinceaux. Soupirant à nouveau, elle reprit très vite :

« Je veux dire même papa et maman ne semblent pas d'accord sur la question et sauf si je ne m'abuse, tué un roi ne peut pas être toléré. Enfin, il fait ça pour maman mais... oh Azaan, tu vois ce que je veux dire ? » éclata soudainement la princesse, excédée par toute la complexité de l'affaire. « Tout ça est tellement compliqué et même s'il était bon pour notre mère, il ne l'était pas pour notre père et en vu de tout ce qu'il a pu faire, je ne pense que ce soit une personne foncièrement bonne, il a commis des crimes et enfin... est-ce ça veut dire que maman n'a toujours été une héroïne ? Ils nous ont caché tellement de chose pendant si longtemps, qui sait ce qu'ils nous cache encore. »

L'amertume était d'autant plus perceptible dans les propos de la princesse que son regard semblait soudainement assombri. Une chose qu'elle n'aurait pensé possible venait de se produire, elle doutait de sa mère. Après tout ce qu'ils venaient d'apprendre, c'était compréhensible... D'abord elle avait été l'élève d'un assassin et de ce fait crainte par leur peuple mais en plus de cela, elle s'était accouplé avec un Nyeusis. Voilà qui pouvait faire douter le plus dévoué des enfants.

Prenant soudain conscience de l'horreur de ses pensées, Ahva soupira et secoua négativement la tête. Sans doute dramatisait-elle et qu'une fois encore, certains détails lui échappaient. La voix plus douce, elle se corrigea :

« J'aime maman et ça ne changera jamais mais je pense que je suis juste un peu déçu d'apprendre que tout n'a pas été lumière chez elle. »

L'amertume nous tenait quand on réalisait que notre forteresse était bâtie sur des ruines. Au moins son père avait-il été droit sur toute la ligne et juste par tout temps.

Plus calme et réfléchi que sa sœur, Azaan lui confiait le fond de sa pensée au sujet du lion de feu et la jeune lionne ne pouvait qu'être en accord avec ses dires, leur mère avait du être très spéciale à ses yeux. D'un tempérament moins enflammé que celui de sa cadette le prince avait su relativiser et prendre une distance nécessaire sur les choses, une qualité que lui enviait Ahva aussi fut-elle surprise de son timbre attristé lorsqu'il continua ses dires. Ses deux oreilles s'abaissèrent doucement contre son crâne. Ça avait été eux contre le monde entier, pas étonnant que Kuzali souffre encore de son départ.

Livrant sa conclusion sur le feu mentor et régicide, Azaan lui confia qu'il pensait ce lion mauvais par nature mais bon avec ceux qu'il chérissait. Ahva égara quelques instants son regard, songeant à cette explication plutôt rationnelle dans ce fouillis de complexité.

« Oui, tu as probablement raison. » murmura-t-elle à son tour.

Les deux jeunes lions échangèrent alors un regard empli de sous-entendus et Ahva pouvait clairement y lire l'avis profond de son frère. Elle ne dit rien, ne sachant trop quoi en penser. La princesse croyait foncièrement en l'amitié fille garçon et elle voulait croire sa mère.

Dans un soupir, elle retourna à sa contemplation de l'horizon. Par sa vie mouvementée, Kuzali en avait fait voir de toutes les couleurs à leur père mais par tout temps celui-ci était resté à ses côtés. L'amour sincère de ses parents rassuraient la jeune lionne.

« Est-ce qu'on devrait parler de Sadaka ? » demanda-t-elle subitement. « C'est le fils d'un Nyeusis, les ennemis de Prideland et des lions qui ont fait du mal à notre famille mais je ne pense pas qu'il soit à blâmer pour cela. C'est toujours notre grand frère, pas vrai ? »

Étonnement, c'était ce fait que la lionne avait le plus facilement accepté. La vérité n'avait peut-être été dite qu'hier mais les doutes étaient présents depuis bien longtemps aussi l'assimilation était-elle assez rapide ou du moins le semblait-elle. Ahva dressa un regard interrogateur vers son frère, curieuse de connaître son avis sur la question mais quelque chose d'autre la titillait et sûrement Azaan était-il perdu dans ce même brouillard. Tous deux connaissaient le sous-entendu derrière le prétexte qu'était leur frère aussi la lionne se reprit-elle dans un soupir, tout de même hésitante à l'énoncer de vive voix :

« Je veux dire est-ce qu'on devrait parler de maman et Mopanga ? »

Un sujet plus délicat encore que l'oncle Samekh. Mal à l'aise, la princesse grattait nerveusement la roche de ses griffes délicates.

La jeune lionne écoutait les mots de son frère tout en se laissant bercer par ses propres pensées. Leur famille n'avait pas changé, c'étaient eux qui avaient grandi. Elle soupira. A la prononciation du nom de Mopanga, le prince devint nerveux à son tour. C'était un sujet délicat et les deux jeunes lions ne savaient pas vraiment sur quelle patte danser.

« Non on ne les a pas connu mais à travers tout ce qu'on a entendu et appris, ce ne sont pas non plus des inconnus. »

Maintenant qu'elle voyait le monde sous un autre regard et assimilait l'ombre permanente, Ahva se questionnait sur ces démons et se demandait s'ils reviendraient un jour. Malgré le luxe abondant dans lequel ils avaient grandi, rien ne semblait plus sûr et éternel. On les avait protégé du monde réel pour privilégier leur innocence et leur offrir une enfance heureuse, comment blâmer qui que ce soit pour ça.

Après un nouveau soupir, elle ajouta :

« S'ils reviennent, on devra se battre nous aussi pour défendre ceux qui nous sont chers. »

Leur mère avait suffisamment souffert et sa jeune fille voulait à son tour la protéger comme elle l'avait fait pour elle, idem pour le roi. Ce n'étaient plus des enfants et ils ne pouvaient plus se comporter comme tels. Ahva avait des ambitions, des désirs et des rêves. Si petite elle riait de sa future carrière en tant que grande exploratrice, d'autres envies s'étaient jointes à celle-ci, notamment des envies guerrières. Elle ne voulait plus être celle que l'on protégeait mais celle qui protégeait les autres. Il était encore trop tôt pour se prononcer mais il lui semblait que c'était la bonne chose à faire, la vie politique ne l'intéressait nullement.

Elle coula doucement un regard vers son frère et l'observa silencieusement. Sa croissance était la plus flagrante de la fratrie tant ses crins de jeune lionceau tenait à prendre de l'ampleur et à imiter la coupe de leur père. Cela amusait beaucoup les deux sœurs. Elle sourit d'un air penaud puis lui demanda :

« Azaan, où tu te vois plus tard ? Aux côtés d'Awena ? »

Alors qu'ils pensaient avoir un chemin tout tracé, les ombres entourant le sentier se dessinaient peu à peu et elles dévoilaient de nombreux sentiers vierges qui n'attendaient que leur passage. Toute petite déjà, Ahva rêvait d'aventure et de nouveaux horizons mais plus le temps passait et plus la princesse se demandait si elle finirait sa vie sur Prideland.

Son frère semblait plus pessimiste qu'elle quant à la question d'un éventuel retour de ces démons noirs. Ahva hochait nonchalamment des épaules, ne sachant trop quoi en penser. Peut-être avait-il raison, peut-être étaient-ce toutes ces récentes révélations qui lui étaient montées à la tête et qu'elle se méfiait trop. La méfiance, oui c'était nouveau pour elle car encore jamais Ahva n'avait craint quoi que ce soit. Elle soupira doucement.

Mais retentit alors les mots de son frère et la jeune lionne redressa le regard vers ce dernier. Lui aussi était prêt à se battre et savoir Azaan à ses côtés la réconfortait. Il était son plus grand soutien mais aussi son pilier, il était son jumeau après tout et malgré leurs petites disputes, Ahva l'aimait plus que quiconque. Il était celui qui la complétait et celui qui la tempérait. L'adolescente lui offrit alors un doux sourire, heureuse de son soutien.

Fidèle à ses rêves d'enfant, le jeune prince lui assura suivre le même chemin qu'autrefois mais les mots qui suivirent cette belle déclaration lui pincèrent le cœur et malgré elle, Ahva détourna le regard des yeux dorés de son frère. Ensemble jusqu'au bout parce qu'ils étaient un tout... La voix pourtant devenu viril de son frère s'éteignit doucement dans une timide question et au simple son de sa voix, Ahva pouvait voir son doux visage teinté d'une mine triste qu'elle n'aimait guère voir. Contrôlant sa propre amertume, Ahva ravala ses doutes et se redressa vers lui, sourire aux babines.

« Je voudrais voyager c'est vrai, j'aime l'aventure et l'inconnu mais je vous aime plus encore. Toujours ensemble, hein ? »

Elle ne voulait pas le rendre triste, ni lui ni Awena mais cette promesse serait-elle éternelle ? Le regard plissé, elle lui souriait avec tendresse. Ahva ne savait plus de quoi serait fait son avenir et bien qu'elle doutait de passer sa vie sur Prideland, elle n'osait pas confier ses doutes à son frère, pas après avoir vu une telle mine sur son visage. Elle même se connaissait et savait combien ses envies pouvaient changer et peut-être que ce désir de partir était éphémère mais et s'il ne l'était pas ? Mieux valait-il se charger de cette affaire en temps et en heure et pour le moment, ce n'était pas dans ses priorités. Elle avait souvent songé à cette idée il était vrai mais elle était encore trop jeune, elle avait le temps de réfléchir à ce dilemme et puis la mine déconfite de son frère n'était pas pour rien dans son hésitation.

Avec douceur, la jeune lionne en devenir déposa sa tête contre l'épaule de son frère et souffla paisiblement, le regard porté vers l'horizon. Son cœur se faisait plus léger et sentir les battements du cœur d'Azaan à l'unisson avec le sien la berçaient tendrement.

« Viens, allons retrouver notre sœur. »

Celle-ci s'était isolée au même titre que le reste de sa fratrie mais il était temps pour eux trois de se retrouver et de se soutenir. Ensemble ils étaient plus forts et il n'y avait rien qu'ils ne pouvaient accomplir ou même surmonter.