Les yeux rivés sur les vestiges du Grand Carnage, Sade se remémorait le passé. Le vent emporterait les restes des Mositus qui avaient perdu la vie ici. Comme le Désert l'exigeait, ils redeviendraient un jour poussière, et cette terre macabre ne serait alors plus qu'il souvenir, tout comme le massacre qui avait eu lieu à cet endroit précis. Pour le moment, les ossements du clan ennemi servaient de rappel, pour les Jangowas comme pour tous les autres qui trouveraient judicieux d'empiéter sur le territoire du clan des sables. On n'allait pas à l'encontre de la loi du Désert. On ne s'élevait pas contre l'Empire. Les dunes prendraient les insolents et les traîtres. Et les guerriers au pelage clair ne reculaient devant rien ni personne.

Lors de cette journée décisive, Sade ne s'était pas défilée. Elle avait combattu au côté de ses camarades, elle s'était illustrée même. Sans recevoir une seule balafre, sans finir blessée, la lionne aux yeux rouge terne avait prouvé (même si elle n'en avait pas besoin) qu'elle faisait partie des dignes guerriers de son clan. Dommage qu'Aralakh ne fut pas là pour la voir, pour l'épauler dans la bataille - si l'on pouvait considérer ce qui s'était passé ici comme une véritable bataille, puisque les Mositus n'avaient pas résisté longtemps sous les coups des Jangowas-. Aralakh...

Le vent se manifesta, une volute de sable disparut dans le ciel orangé de fin d'après midi, et devant les pattes de Sade, se découvrit une rangée de vertèbres. Elle passa la patte le long de la colonne. Son ami d'enfance était-il également réduit au stade de simple squelette enfoui sous le sable avec la multitude des faibles ? Lui qui était si fort, si courageux... Et au final, il avait rejoint tous les autres cadavres du Désert. Un tas d'ossements anonyme à la merci des éléments.

Derrière elle, un craquement. L'odeur familière de ceux de son clan arriva jusqu'à ses narines. Sade ne daigna même pas tourner la tête pour voir qui était là. Ce n'était de manière évidente pas un danger pour elle, et ce n'était pas à elle de se déplacer pour faire face à celui ou celle qui venait déranger sa tranquillité.

« Saaaaade ! Quel délicieux plaisir de vous revoir ! » s'exclama-t-il, flatteur.

- Saaaaade ! Quel délicieux plaisir de vous revoir !

Face à elle se trouvait un lion à la crinière particulièrement claire, et il s'adressait à elle sur un ton qui se voulait sans aucun doute flatteur. Évidemment, c'était l'un des Jangowas que Sade côtoyait chaque jour sans jamais leur prêter une once d'attention. Et si lui avait l'air de la connaître, elle ne savait absolument pas quel était son nom. Si cette rencontre était un délicieux plaisir pour lui, ce n'était pas vraiment le cas pour elle, qui ne saurait être à ce point émue par la vision d'un banal mâle du clan.

Les traces de sang sur les babines du jeune lion attirèrent l'attention de Sade. Quelqu'un venait de se faire un bon repas, visiblement. Et ce quelqu'un avait également oublié de nettoyer sa face, et il faut dire que quand on essaie de s'adresser à quelqu'un sur le ton qu'il avait utilisé, l'effet retombait, si on ne présentait pas bien. Enfin bon, il avait de la chance pour cette fois, puisque, pour que l'effet retombe, il aurait déjà fallu qu'il marche sur Sade. Ce qui n'était pas le cas.

- Bonsoir.

Que pouvait-elle bien lui dire de plus, à ce jeune mâle aux babines ensanglantées venu briser sa tranquillité ? Elle lui laisserait sans doute faire la conversation, puisqu'elle n'avait aucune histoire palpitante à raconter à son camarade de clan. En tout cas, s'il pouvait se présenter, ce ne serait pas trop mal. Même s'il y avait peu de chances qu'elle retienne son nom à l'avenir, il est toujours bon de savoir à qui l'on adresse la parole. Mais comment Sade pouvait-elle le pousser à faire ainsi, sans lui dire frontalement qu'il était si peu remarquable qu'elle n'avait pas la moindre idée de comment il s'appelait ?

- Il me semble que nous n'avons jamais vraiment fait connaissance.

« Jen. »

« Hm, tu causes pas beaucoup. » fit-il en baillant. « Sinon la vie... La famille, les amis, les amours, tout ça tout ça... Tout va bien ? »

- Jen.

Ah, c'était donc ça. Sade avait sans aucun doute déjà entendu ce nom, puisqu'il sonnait assez familier. En même temps, c'était logique, puisque les membres du clan n'étaient pas en nombre. Cela dit, la lionne au regard couleur sang n'avait que faire de ceux qu'elle fréquentait quotidiennement sans jamais leur adresser la parole. Ce Jen en faisait partie. Et elle se félicita d'ailleurs d'avoir pu l'éviter jusque là, car même s'il semblait avoir été refroidi par l'attitude de sa congénère, il faisait évidemment partie de ces lions du genre beau-parleur hypocrite qu'elle exécrait. Ceux-ci étaient généralement les moins courageux - doux ephémisme.

- Hm, tu causes pas beaucoup. Sinon la vie... La famille, les amis, les amours, tout ça tout ça... Tout va bien ?

Des banalités. Il pouvait toujours se plaindre du fait que son interlocutrice ne se répande pas en paroles, mais que pouvait-elle bien répondre à ce genre de questions vides de sens ? Il devait désespérément vouloir ouvrir la conversation, mais à l'évidence, il n'avait rien à dire. Et Sade savait très bien qu'il n'écouterait pas la réponse, personne ne s'intéresse aux états d'âme des autres. Ou en tout cas, pas dans le Désert.

- Si vous voulez savoir comment se portent les membres de ma famille, je n'ai pas de réponse à vous offrir. Vous pouvez aller leur demander directement. Quant à moi, je vais très bien, merci.

Sade n'adressait plus la parole à ses parents. Ils n'avaient rien à lui apporter, et elle-même ne ressentait pas d'attachement particuliers aux liens du sang. Plus elle pouvait rester éloignée d'eux, mieux elle se portait. Enfin voilà, le lion à la crinière claire avait eu la réponse inutile à sa question inutile. La véritable interrogation était celle de savoir où Jen voulait en venir, réellement. D'ailleurs, son interlocutrice ne se gênerait pas pour la poser.

- Je suppose que vous n'êtes pas venu m'adresser la parole afin de vous enquérir de mon bien-être. Je pense même que ce dernier vous intéresse peu. Que désirez-vous, vraiment ?

A vrai dire, la femelle des sables s'attendait surtout à ce que son camarade lui lance quelques hypocrisies afin de contourner la question. Elle posa son regard dans celui du mâle, prête à y lire les mensonges qu'elle anticipait.

« Tu n’aimes pas jouer avec les mots je vois… Dans ce cas, soyons clairs et concis. » fit-il, doucereux. « Je me demandais depuis combien de temps tu faisais ton deuil ? On a plus l’impression de voir une coquille sans hôte qu’une véritable lionne en quête d’ambition. »