Comme à son habitude, Nsaï s'était un peu écarté du reste du clan pour sa sieste de l'après midi, et ce jour là, il en avait bien besoin. Quelques jours séparaient le moment présent de l'incident de la grenouille avec Jekhat, et durant ces quelques jours, le compagnon de Baradi avait été bien trop anxieux pour dormir dans la journée et pour quitter des enfants du regard. Cependant, après plusieurs jours de surveillance intense, le jeune père ne tenait plus debout : il lui fallait rattraper toutes les heures de sieste qu'il avait perdues, et, puisque la pression était enfin redescendue et que ses petits ne semblaient pas se mettre dans de situations dangereuses, en ce jour béni, Nsaï put enfin roupiller quelques heures. Quelques heures qui furent d'ailleurs bien plus longues qu'à son habitude, puisqu'il fut incapable de sortir de sa léthargie avant que sa fille ne vienne le tirer de ses rêves, sous un soleil qui s'approchait de la fin de sa course.

- Bonjour papa !

Encore bien ensommeillé jusque là, Nsaï sursauta en entendant l'intonation énergique de sa petite. Immédiatement, il se redressa sur ses pattes avant, afin de retrouver assis en face d'elle. Il lui adressa l'un des grands sourires dont il avait le secret, avant de lui répondre.

- Bonjour Heshima.

La voix encore enrouillée par le sommeil, Nsaï eut un peu de mal à prononcer ces mots, qui furent immédiatement suivi d'un long bâillement.

- Tu as passé une bonne journée ?

Heshima était sans aucun doute la plus sage des trois, et Nsaï se doutait qu'elle n'avait fait aucune bêtise de la journée - le "pire" qu'elle pouvait faire restait de suivre ses frères dans un pétrin quelconque -. Il ne s'attendait pas à entendre de récits fous sur la journée de sa fille, qui était sans doute l'enfant le plus avancé pour son âge, et qui passait beaucoup de temps à écouter ce que les adultes avaient à dire. D'ailleurs, elle était sans doute venue chercher son père pour ça, et, si ce dernier ne se considérait certainement pas comme le plus éclairé des lions, il serait tout de même prêt à répondre aux questions de la jeune lionne.

Un instant, Heshima eut l'air inquiet. Elle avait sans doute un peu peur de déranger son père, mais le fait est que la sieste de Nsaï avait duré bien assez longtemps, voir trop. Il était encore un peu dans les vapes, mais il serait en forme pour le reste de la journée. Il lui fallait juste un peu de temps pour se réveiller complètement. La jeune lionne s'enquit de sa journée et de sa santé.

- Ne t'inquiète pas pour ton vieux père, je vais très bien.

Il espérait ainsi la rassurer, ce n'était pas à elle de s'inquiéter pour lui. Elle avait bien d'autres choses à faire, comme tous les lionceaux. Grandir, découvrir son monde, apprendre à comprendre ce qui l'entoure, s'émerveiller de tout ce qui n'impressionnait plus les adultes... Bien sûr, sur certains points, Heshima était bien en avance de ses camarades, et elle était très proche des "grands", mais elle restait lionceau.

Après un semblant d'hésitation, et après s'être rapprochée, la fille de Nsaï reprit la parole, sans aucun doute pour aborder le sujet qui l'avait menée jusqu'ici.

- Tu sais, j'entends souvent parler du désert que toi et maman avez dû traverser pour partir de votre ancienne maison... Mais moi j'ai l'impression que la jungle ne se finit pas. En fait, je voulais savoir si toutes ces contrées lointaines dont on me parle existent ?

Ah, le Désert... Le souvenir de la traversée était encore planté profondément dans le cerveau du lion, qui en faisait d'ailleurs toujours des cauchemars. Tout cela s'était peut-être passé de nombreuses saisons auparavant, mais il était impossible d'oublier. Remarque, il ne voulait pas oublier, puisque ça l'avait forgé. Dans la mort, dans le désespoir, certes, mais tout de même. En tout cas, ce n'était pas son voyage préféré.

Et donc Heshima voulait savoir si le monde en dehors de la jungle du Zawadi existait ? Pour son père, c'était une évidence. Mais maintenant qu'il y repensait, lui-même, dans sa jeunesse, pensait que le Grand Désert était infini. Il avait pu voir le sable s'étendre jusqu'à l'horizon, depuis le couvert des arbres de l'Oasis, et même pendant la traversée lors de l'exil de son clan, il avait douté de voir un jour quoi que ce soit d'autre que des dunes. Et pourtant, un beau matin, les montagnes du Nord s'étaient dressées.

Gênée, la petite lionne précisa la raison, tout à fait justifiée, de sa question.

- Je ne remets pas en doute la parole des autres... C'est juste que mon monde à moi se limite à la jungle...

Où commencer ? Bien sûr que tout cela existait. Le Désert et même bien plus. Il y avait en dehors de la jungle tout un monde, que Nsaï avait pu découvrir avec Baradi. Comment pouvait-il expliquer tout cela à sa fille, sans que cela paraisse comme une énième histoire qui pourrait être inventée ? Après tout, si elle décidait de ne pas le croire, c'était peine perdue. Il n'y avait aucun moyen de vérifier ses dires, si ce n'est par le voyage. Et Heshima était bien trop jeune pour quitter sa famille. Quoi qu'il en soit...

- Tu sais, moi aussi, quand j'étais jeune et que je vivais dans l'Oasis, j'avais du mal à croire à un monde en dehors de ce que je connaissais. Pour moi, le Désert n'avait pas de fin. Tout, en dehors de ma jungle, se résumait à du sable.

Au moins, maintenant elle saurait qu'elle n'était pas la seule à avoir douté. Ce que Nsaï pensait, c'était que tout le monde avait eu ce doute, dans sa jeunesse. Ou en tout cas, tous les lionceaux des clans qui vivaient en reclus.

- Et puis nous avons dû quitter notre maison. Le Désert était gigantesque, et je dois t'avouer que même là, j'ai douté de l'existence de quoi que ce soit en dehors de lui. Mais après une très longue marche, on a vu les montagnes qui délimitent le Royaume du Nord. Puis on a longé la frontière jusqu'à la Lande, là où on a vécu pendant un moment, avant de retourner dans la jungle. On y est resté avec les lions d'un autre clan.

Les Pridelanders étaient des lions agréables, bons, et très courageux. Nsaï avait été très heureux d'apprendre qu'ils avaient repris leur territoire plus tard. Il aurait aimé passer plus de temps à les connaître, mais hélas, le temps n'était pas à la sociabilisation à l'époque. Tout le monde était bien trop occupé à lécher ses blessures.

- Et puis il y a eu le voyage avec votre mère.

Le sourire s'étira de lui-même sur le visage du lion. Il se souviendrait toujours du soir où il s'était lamentablement ramassé devant Baradi, avant de lever les yeux et de poser son regard sur la plus belle et la plus courageuse des lionnes. Le soir où il avait trouvé sa place dans le monde. Au côté de celle qui deviendrait plus tard la mère de ses enfants.

- Enfin, toutes ces histoires, tu les connais déjà.

Même si elle confirma qu'elle connaissait déjà toutes ces histoires, Heshima ne semblait pas dérangée de les avoir encore entendues. Elle avait même l'air d'apprécier le fait que son père ressasse les évènements de sa vie ainsi, même si, évidemment, elle n'était pas là pour l'écouter radoter comme un vieux lion. Remarque, il serait un jour un vieux lion, et il fallait bien qu'il s'entraîne, non ?

- Mais... Est-ce qu'un jour moi je pourrais voyager ? ... Ho pas vraiment loin ! Juste un peu, et puis avec toi et maman ! Ajjin et Jekhat !... Ce serait bien non ?

Nsaï revit sa rencontre avec Baradi, quand ils avaient parlé de leurs rêves, qu'elle lui avait dit qu'il y avait un monde hors du Désert et qu'elle lui avait faire promettre de découvrir ce monde avec elle. Il avait tenu sa promesse, et ce fut sans doute le meilleur choix qu'il fit dans sa vie. Ce jour là, encore, il se trouvait face à une jeune lionne qui lui parlait de voyage.

- Bien sûr que tu pourras voyager ! Il faudra juste que tu évites de t'aventurer seule dans des endroits dangereux.

Il marqua une pause. Il voyait bien ses trois enfants partir à l'aventure. Une fois arrivés à un âge convenable, évidemment. Si les petits essayaient de prendre le large maintenant, il les en empêcherait.

- Moi j'avais ta mère pour me protéger, ajouta-t-il en riant.

Il y avait du vrai là dedans, malgré tout. Bien entendu, ils s'étaient protégés l'un l'autre, mais Nsaï avait toujours eu l'impression que sa compagne était bien plus assurée que lui. Et puis il n'aurait même pas passé la frontière d'Outland sans elle. Chombo Hiki avait beau être très sympathique, il n'aurait pas laissé un inconnu parfait empiéter sur ses terres. D'ailleurs, Nsaï se demanda s'il allait revoir ce lion un jour. Les chances étaient infiniment minces, il le craignait.

- Alors, dis tout à ton vieux père, qu'est-ce que tu voudrais voir dans ce monde ?

- J'aimerais bien jeter un œil sur le désert... Mais pas longtemps ! Juste pour voir à quoi ressemble les étendues de sable dont tu parle souvent dans tes histoires... et puis après j'irais dans le royaume avec le grand rocher !

Nsaï n'était pas très rassuré quand à l'idée de la fille d'aller s'aventurer vers le désert. Il ne voulait pas qu'elle risque sa vie, et si jamais elle tombait sur une patrouille de Jangowas... Autant dire que si Heshima avait toujours envie de faire cela une fois en âge de voyager, il y aurait de très fortes chances pour qu'il la suive de très près, même si elle voyageait avec ses frères. Personne ne toucherait à une oreille de ses enfants.

- Je serais là pour protéger mes frères, même si ils pensent que je suis méchante.

Méchante ? Le jeune père savait que les petits se chamaillaient assez souvent mais de là à penser des choses pareilles... Malgré les conflits qu'il pouvait y avoir entre eux, Nsaï savait qu'ils tenaient tous à leur famille, et qu'ils se serreraient les coudes. Après tout, c'était fait pour ça une famille.

- Je ne pense pas qu'ils croient que tu es méchante, tu sais. Tu es leur sœur, ils t'aiment, comme moi et ta mère vous aimons tous les trois. Vous aurez toujours besoin les uns des autres.

Il tendit le cou et donna un coup de museau affectueux à Heshima. C'est avec le sourire qu'il reprit la parole.

- Surtout si vous voulez voyager ensemble. Et je vous le conseille. Tu sais, il y a tellement de choses à voir dans ce monde... Découvrir de nouvelles choses est quelque chose d'extraordinaire, mais encore plus quand tu partages ça avec quelqu'un.

Bien évidemment, c'était très important pour le lion aux yeux émeraude. S'il avait fait le tour de la Terre des Lions seul, sa vie aurait été bien différente. Il n'aurait pas fondé cette famille qu'il aimait tant avec Baradi. Et pour être même tout à fait honnête, il pensait que s'il avait voyagé seul, il ne serait même peut-être pas en vie à ce moment... Heureusement ce n'était pas le cas. Chaque jour, il remerciait les grands esprits.