Avait-il mangé aujourd'hui? Il ne savait plus bien. Ses yeux égarés parcoururent le paysage sans s'accrocher à rien tandis qu'il s'efforçait de faire marcher sa mémoire et de se souvenir s'il s'était sustenté ou non.
...Oui, il lui semblait avoir grignoté un petit animal plus tôt dans la journée. Une mangouste ou quelque chose du genre. Mais c'était des heures auparavant, pendant la matinée, et l'après-midi touchait à sa fin. Pourtant, Khassim n'avait pas faim.
Cela faisait des jours qu'il ressentait à peine la faim, de même que ce n'était pas la première fois qu'il avait du mal à fixer son regard sur quoi que ce soit. La journée, quand il se trouvait en présence de son clan, il arrivait à donner le change. Il gardait une façade imperturbable, bien que particulièrement silencieuse et irritable. Mais quand il se retrouvait seul, l'illusion s'effaçait et seul demeurait Khassim, perdu, vulnérable, seul. C'était seulement lorsqu'il avait rempli ses devoirs de la journée, comme maintenant, qu'il s'autorisait à s'éloigner et à cesser de rester sur ses gardes, de rester alerte, présent, conscient.
Et c'était comme ça depuis la... Depuis l'annonce de Vako. Il se refusait à désigner cela autrement. Il se refusait à y penser. Peut-être que si personne n'en parlait, ce ne serait pas vrai? Peut-être que tout pouvait revenir à la normale?
Il plissa la bouche avec amertume – mieux valait rester amer que laisser le chagrin l'étouffer. Il le sentait le consumer de l'intérieur mais ça ne se traduisait pas physiquement alors il continuait comme ça. Il ne fallait surtout pas laisser qui que ce soit voir sa douleur. Un Jangowa ne faiblit pas. Un Jangowa faible est un Jangowa mort –, car de qui se moquait-il? Il pouvait nier la chose et éviter toute allusion, cela ne la rendait pas moins cruellement réelle. Il captait parfois les regards qu'on posait sur lui. Il entendait de temps à autres des murmures à son sujet. Peu lui importait. Il ne lâcherait rien.
C'était du moins ce qu'il se répétait en boucle depuis quelques jours. Depuis... la mort de Chenko. C'était dit. A quoi bon le nier? Il n'était pas assez bête pour croire que tout ça n'était qu'une vaste farce, un mensonge, ou une grossière erreur. Pour croire que Chenko était mort, il fallait voir son corps raide, sans vie, vidé de son sang. Son corps... il ne voulait même pas y penser. C'était facile de dire qu'il fallait être fort, autrement plus difficile à appliquer.

Il oscillait entre de rares phases de colère terrible et glaciale et majoritairement des moments de vide intérieur et d'apathie insupportables. C'était dans cette dernière situation qu'il se trouvait actuellement. Il semblait que sa flamme intérieure s'était éteinte, qu'il n'avait plus d'autre émotion qu'un grand vide douloureux. Dans ces moments, la tentation était grande de rester au sol sans rien faire. Mais malgré la souffrance et l'apathie, il s'y refusait. Il devait rester fort et honorer la mémoire de son père en restant solide dans son rôle de Général. Il le fallait.
A d'autres moments, il était envahi d'une haine si terrible, semblable à un incendie dans son ventre qui dévorait son cœur, qu'il avait le plus grand mal à ne pas s'élancer hors du Désert arracher la vie à Hatari de ses propres griffes. Là encore, il n'en faisait rien. Chenko n'aurait pas voulu qu'il abandonne son poste, et lui-même ne le voulait pas. Il avait promis qu'il serait un Général exemplaire, il ne voulait pas se défiler maintenant.
Alors il se levait chaque matin et accomplissait ses devoirs, travaillait avec autant d'acharnement que d'habitude, mais le regard vague, le pas moins décidé qu'à l'ordinaire.
Jamais il n'avait pensé à la mort de son géniteur. Jamais vraiment. Ça avait tout au plus été une pensée chassée de son esprit sitôt arrivée. Il n'avait jamais voulu s'avouer que le lion tant adulé restait un mortel pourvu de faiblesses. Et maintenant, il se retrouvait face aux faits. La vérité était plus mordante que tout quand elle lui criait au visage que Chenko était mort.

Un raclement de gorge se fit entendre dans le silence fracassant du Désert. Khassim tendit les oreilles vers l'arrière, guère intéressé par la personne qui venait l'aborder. Il n'avait pas envie d'avoir affaire à quelqu'un pour le moment... mais avait-il le choix? Si c'était pour quelque chose d'important, il regretterait d'avoir rejeté le visiteur. Il s'était résolu à faire face au Jangowa quand son nom fut prononcé par une voix féminine impassible.
L'interpellé se retourna, le visage ne laissait filtrer aucune surprise et, à vrai dire, aucune émotion. Malgré le vent qui soufflait en direction de la nouvelle venue, il l'avait reconnue avant de la voir: sa voix lui était bien familière et pas spécialement appréciée.
Pourtant, il ne grogna pas, ne se raidit pas, ne fit rien. Il était trop fatigué pour être irrité contre Angani. Seule une incroyable lassitude l'avait envahi – que voulait-elle?

- ...Angani, répondit-il après une seconde de silence.

Le mâle cligna des yeux, luttant pour reprendre patte, retrouver son acuité mentale habituelle. C'était difficile pour lui qui n'en avait pas envie. Retrouver sa pleine lucidité signifiait aussi retrouver sa sensibilité, la conscience aiguë de la mort de son père. C'était la fin de la journée, c'était le moment où Khassim avait le droit de se relâcher et de cesser de paraître aussi impassible qu'à l'habitude, c'était son moment.
Mais Angani n'était pas venue pour rien; elle ne serait pas là sinon, vu comme leur dernière discussion s'était mal passée. Qu'est-ce qu'elle venait faire? Malgré son aversion pour elle, le Général doutait qu'elle veuille se moquer de lui: ce n'était pas son genre. La suite lui prouva qu'il avait raison.

- Nous retrouverons Hatari, il paiera pour ses crimes.

Khassim lui rendit son regard sans un mot, hochant à peine la tête sans que son expression ne trahisse quoi que ce soit. Il savait que plus le temps passait, plus la liste des méfaits d'Hatari s'allongeait et que moins les Jangowas ne seraient enclins à le laisser errer à sa guise. Le lion gris-brun regrettait simplement de ne pas pouvoir aller le tuer lui-même dès maintenant. Dans l'état actuel des choses, hélas, cela lui était impossible et ce serait probablement le groupe d'assassins envoyé par Vako qui lui ferait la peau.
Le Jangowa espérait que sa congénère en avait fini. Allait-elle partir, maintenant? Il aspirait à un peu de calme. Il se sentait tellement las...

- Chenko était un grand lion, il avait mon profond respect et celui de tous. Je suis désolée, reprit la lionne pâle au moment où il s'y attendait le moins.

Elle avait parlé à voix très basse, mais les mots l'avaient figé sur place. Il s'était plus ou moins attendu à quelque chose dans le genre, mais ça ne l'avait pas empêché de ressentir un léger choc en entendant les mots d'Angani. Il prit une douce inspiration – il ne s'était même pas rendu compte qu'il avait eu le souffle légèrement coupé pendant une seconde – tandis qu'un sentiment doux-amer emplissait son cœur.

- Il était le meilleur père dont on aurait pu rêver, dit-il à mi-voix en regardant sans le voir le sol sous ses pattes.

Tout étranger au Grand Désert aurait grimacé en entendant dire qu'un Jangowa pouvait être un bon père pour qui que ce soit, mais c'était pourtant la vérité. Chenko avait été un père de Jangowa parfait. Rude tout autant que leur habitat, il lui avait montré dès son plus jeune âge de quoi la vie serait faite. Il lui avait donné les meilleures armes depuis la naissance en le façonnant tel qu'il l'avait fait, en transformant un lionceau en lion des sables. Chez les Jangowas, un père indulgent et doux était un faible, un mou. Il desservait ses enfants en leur donnant le mauvais exemple et en ne leur inculquant pas l'esprit indispensable à la vie dans le Désert. C'est bien connu: dans la vie, il faut forcer les arbres à pousser bien droit pour qu'ils soient en bonne santé. Dans le Grand Désert, les choses n'étaient pas différentes. Si l'on ne tutorait pas fermement ses lionceaux dès ses premiers mois, c'était fichu. L'enfant était irrécupérable. Alibi, par exemple. Insolent de naissance, il n'avait jamais été convenablement éduqué et maintenant, c'était trop tard. Jamais il ne saurait montrer le respect et la discipline propres à un bon élément du clan.
Oui, Chenko avait été le meilleur père que Khassim aurait pu avoir. Il n'avait qu'à espérer qu'il saurait suivre son exemple lorsque lui-même aurait ses lionceaux...

- Il aurait pu rester dans le Désert, lâcha-t-il. Il ne comprenait pas bien pourquoi il continuait à parler, mais les paroles étaient sorties presque sans qu'il en ait eu conscience. Il aurait pu y rester et personne ne l'aurait blâmé, après toutes ces années de loyaux services. Mais c'était un vrai Jangowa, pas un lion mou ou paresseux. Il ne ménageait jamais ses efforts, quel que soit le moment.

Khassim secoua la tête avec un léger sourire à la fois amusé et peiné. Chenko était, avait toujours été, une source d'inspiration pour lui. Il n'y avait pas un guerrier du Désert plus droit que lui; il était un vrai modèle.

- Au moins il est mort en guerrier...

Sa voix mourut sur ces derniers mots. Il n'irait pas jusqu'à dire que c'était comme ça qu'il aurait voulu partir, puisque quitte à choisir il aurait probablement voulu toujours rester servir le Grand Désert, mais c'était évidemment impossible. Alors, oui, finalement, c'était probablement comme ça qu'il aurait voulu mourir.

Bizarrement, ces mots lui faisaient du bien. On aurait dit qu'ils... l'apaisaient? Comme s'il purgeait une douloureuse blessure au lieu de l'ignorer. Il faisait face à la douleur et elle était mordante, mais il l'affrontait.
Il avait gardé le poids de la mort de son père trop longtemps sans en parler, comme si c'était un tabou. Il acceptait les condoléances qu'on lui faisait, mais il n'en discutait pas. Avec personne. A qui en aurait-il parlé, de toute manière? Il ne s'était jamais rendu compte à quel point Chenko était le seul être avec lequel il pouvait montrer ses doutes et tout ce qui se rapprochait d'une faiblesse. Il n'était pas question de pleurnicher ou de dépendre de son père pour tout ce qu'il faisait, non. Il était celui qui répondait à ses questions et l'aidait à progresser; Khassim savait qu'il avait toujours une présence rassurante au sein du clan. Une présence intransigeante et stricte, mais aimante malgré tout, à sa façon.

Angani restait à ses côtés, silencieuse, sans l'interrompre. Khassim lui en fut vaguement reconnaissant: ce n'était pas habituel pour lui de se confier sur quelque chose qui le touchait si profondément et si intimement, et encore moins de l'avoir avec quelqu'un qu'il n'appréciait pas, et il n'avait pas envie que la Jangowa le fasse immédiatement revenir sur terre. Un moment viendrait peut-être où il regretterait d'avoir parlé si ouvertement à la sœur de Vako, mais cet instant n'était pas encore arrivé. Fort heureusement, la lionne semblait peu disposée à le railler ou à profiter de sa faiblesse. A la surprise – certes fortement diminuée par l'apathie du mâle – de Khassim, elle se faisait plus compatissante qu'autre chose, ou du moins elle essayait.

- C'était le fils d'une grande génération de lion, lança Angani à l'intention de son camarade de clan, il emporte avec lui un héritage considérable.

Le mâle hocha la tête d'un air absent. Oui, c'était vrai. Ces paroles lui paraissaient presque creuses tant elles soulignaient l'évidence. Elle pensait peut-être à bien, mais cela ne faisait guère que remuer le couteau dans la plaie.
Chenko était parti.
L'un des plus grands Jangowas qui avait jamais foulé le sol du Désert s'était éteint... emportant sa force, son courage, son esprit... Que deviendrait son clan sans lui? Son fils craignait le début d'une ère d'affaiblissement des siens. Certes, cette peur datait de l'aube du règne de Vako: ses débuts, d'une mollesse et d'une indulgence insupportables, avaient fait craindre le pire à bien des Jangowas conservateurs, Chenko et Khassim compris. Il s'était durci par la suite, mais cela durerait-il? Chenko avait été là pendant tous ces mois; il avait été le lien avec l'ancien régime, celui d'Akili, une ère autrement plus "Jangowa" que celle de Vako. Khassim craignait que les lions du Désert ne soient restés plus ou moins fidèles à eux-mêmes que grâce à la présence de son père, lion influent et solidement installé au sein du clan de par son âge et son expérience. Et si le clan courait à sa perte, maintenant qu'un de ses piliers avait disparu?

- Mais tu transmettras son savoir, c'est ce à quoi il t'a formé.

Les mots lui parvinrent alors qu'il était toujours dans un état second; ils mirent quelques secondes à prendre tout leur sens. Khassim releva lentement la tête, une expression nouvelle sur le visage. La résolution. Une détermination intense.
Il avait eu tort, un peu plus tôt. Chenko n'avait pas dépouillé le clan de toutes ces qualités en mourant. Le clan n'était pas mis à nu.
Il était là, lui. Khassim, l'héritier de Chenko à plus d'un titre. Successeur au poste de Général et bien plus encore, successeur en tant que pilier du clan. L'ancien Général lui avait transmis son entraînement, ses capacités, sa force; il lui avait confié son savoir et sa sagesse.

Il comprenait ses paroles datant de bien des mois plus tôt, désormais. L'importance du savoir. L'aspect capital d'une descendance. Tout prenait son sens, d'une manière inégalée au moment de leur conversation avant le Grand Carnage.
Chenko lui avait transmis tout ce qu'il avait à savoir. C'était maintenant à lui, Khassim, de prendre la relève. A son tour, il deviendrait le guerrier dont les Jangowas avaient besoin pour rester un clan puissant, glorieux et toujours sans pareil. Il n'était pas question de flancher maintenant. Son père avait placé sa confiance en lui et avait compté sur lui pour reprendre le flambeau et devenir ce à quoi il l'avait toujours préparé. Eh bien, il ne serait pas déçu.
Soudainement, Khassim se sentait prêt à relever le défi. Malgré la douleur, boule d'épines dans son cœur qui le transperçait à chacun de ses battements, il savait qu'il relèverait le défi. Son géniteur avait toujours cru en lui, ce n'était pas aujourd'hui qu'il le décevrait.
Cela demanderait du travail, de l'acharnement, du courage. Mais qu'il soit damné s'il n'y arrivait pas.

- Oui... Oui. Il m'a transmis tout ce qu'il savait. Il m'a appris ce que signifiait être un vrai Jangowa. Il m'a aidé à utiliser tout mon potentiel et je ne pourrai jamais assez le remercier pour ça, dit le Général. Je ne peux peut-être pas lui rendre la pareille, mais je me servirai de tout ce qu'il m'a appris pour le bien de mon clan. Je n'oublierai pas tous ses enseignements. Je m'assurerai qu'ils soient employés comme lui l'aurait fait, pour la prospérité des Jangowas.

Par la simple et courte déclaration d'Angani sur le rang de Général du mâle, elle reconnaissait son statut. Cela surprit Khassim, qui s'était attendu à une Angani aussi distante et impénétrable que possible, surtout après leur dernière conversation. Vu la manière dont elle s'était terminée, le lion n'aurait même pas pensé que la sœur de l'Empereur ferait un pas vers lui. Et il n'était pas encore au bout de ses surprises...
La lionne pâle reprit la parole et, étrangement, elle semblait moins sûre d'elle qu'à l'habitude. Et pour cause! Elle se livrait relativement ouvertement, chose étrange puisque c'était à un lion qu'elle n'appréciait guère qu'elle s'adressait et qu'après son dernier aveu à Khassim, la conversation avait... dérapé.
Malgré son hésitation, la Jangowa, fidèle à elle-même, parlait d'une voix sincère. Son éloge de Chenko suscita une certaine surprise chez son fils, qui ne put s'empêcher de ressentir un bref élan de gratitude envers Angani. Agacé envers lui-même et sa vulnérabilité émotionnelle qui le rendait assoiffé du moindre propos rassurant ou flatteur à son égard, il repoussa cette sensation. Il ne voulait pas être influencé par des émotions niaises en la présence d'Angani.

- Si je m'étais trompée sur son compte, ajouta-t-elle, peut-être me suis-je aussi trompée sur le tien. Je m'excuse de m'être comportée ainsi lorsque nous avons patrouillé ensemble.

Khassim releva la tête vers son interlocutrice, pris de court par ses paroles. Jamais il n'aurait imaginé qu'elle dirait ça. Angani la fière, l'intouchable, la "reine de glace", s'excuser? Quelle chose insolite.
Depuis des années, leur première et dernière vraie conversation, achevée sur de la rancœur et des mots durs, s'était dressée entre eux comme un mur. Aujourd'hui, Angani semblait tendre la patte à son ancien rival, lui proposer la paix, toute fragile qu'elle pût être. C'était un mouvement audacieux: qu'est-ce qui lui assurait que Khassim n'allait pas rejeter cruellement ses tentatives et profiter de cet "instant de faiblesse" pour rire à ses dépens? Rien. Et le fils de Chenko en fut si surpris que pendant un long moment, il se contenta de fixer Angani, sourcils légèrement relevés non pas en moquerie mais en étonnement sincère.
L'idée fit son chemin dans sa tête: oui, elle s'excusait, reconnaissait avoir pu se tromper sur son compte. C'était la réalité et pas un songe bizarre. Qu'allait-il faire, lui, maintenant? Accepter ces excuses ou dénigrer la lionne? Le choix lui appartenait. Il resta encore un instant à réfléchir avant de pousser un léger soupir. Il n'avait pas la motivation de se bagarrer ce soir, malgré un antagonisme qui avait dressé les deux Jangowas l'un contre l'autre pendant des mois entiers. Et, enfin, il reconnaissait la sagesse des paroles de son père, prononcées bien longtemps auparavant: il était inutile d'avoir Angani comme ennemie. Au contraire, mieux valait être capable de travailler avec elle, proche de son frère comme elle était. Khassim était Général désormais, et il ne devait pas se contenter de penser à son petit ego autrefois froissé par la sœur de l'Empereur; il devait aller de l'avant avec Angani.

- J'accepte tes excuses, Angani, annonça-t-il d'une voix ferme. Je suppose que nous avons tous les deux fait des erreurs... Ces mots semblèrent résonner particulièrement; Khassim n'avait pas apprécié devoir les prononcer – reconnaître qu’il pouvait commettre des erreurs? Lui? –, mais il savait que c'était nécessaire. Mais on ne peut pas les laisser décider de ce que nous faisons. Nous devrions apprendre à collaborer.

Il ne pouvait s'empêcher d'être mal à l'aise. Oui, il pensait ces mots, il savait qu'il fallait enterrer la hache de guerre, mais il avait l'impression de s'être mis à nu en reconnaissant s'être trompé et cette sensation n'était pas pour lui plaire. Toutefois, il n'avait pas de raison d'avoir peur, n'est-ce pas? Angani avait pris l'initiative, elle était allée à découvert la première. Elle ne se rétracterait pas maintenant.

La femelle ne se rétracta pas. Lorsque Khassim lui annonça sa décision, accordée à celle de son interlocutrice, elle acquiesça d'un signe de tête.

- C'est aussi ce que je pense, répondit Angani, enterrons la hache de guerre.

A son tour, le félin hocha doucement la tête à ces paroles, en accord avec elle. Pour une fois... Cela n'était pas arrivé souvent, et il était incapable de prévoir si cela se produirait de nouveau dans les mois à venir, mais c'était du moins ce qu'ils visaient. Arriver à un certain degré de compréhension, à communiquer sans moquerie constante, à travailler de concert. C'était tout ce qu'il leur fallait.
Après un instant de silence, la Jangowa annonça son intention de le laisser seul. Khassim se releva et s'ébroua, ce qui eut le double avantage de débarrasser sa crinière d'un résidu de sable et de lui redonner les idées claires. Enfin, un peu plus claires qu'avant.

- Je ne vais pas tarder à rejoindre le clan, de toute manière, annonça-t-il. Je vais juste aller chasser avant.

Il se détourna et fit quelques pas avant de se retourner. Hésitant, il resta une seconde silencieux avant de lâcher quelques mots qui, prononcés d'une voix claire, restèrent suspendus dans l'air.

- Merci, Angani.

Khassim se retourna une nouvelle fois, sans attendre la réponse de la lionne. Il était déjà très rare pour lui de sincèrement remercier quelqu'un, il se sentait suffisamment gêné pour ne pas avoir envie de voir la réaction qu'elle aurait. Il n'avait pas non plus besoin d'expliquer. Il savait qu'Angani comprendrait – merci d'avoir fait l'effort de venir, de m'avoir rappelé mes devoirs, de m'avoir tendu la patte pour tourner le dos à notre rivalité. Il savait qu'elle comprendrait, et il se refusait de toute manière à énoncer cela plus clairement. Il était bien incapable de mettre sa fierté de côté à ce point, quand bien même il l'aurait voulu.
Il avait réussi à mettre de côté son animosité passée contre Angani pour aller de l'avant. Cela aurait plu à Chenko: il lui avait recommandé, bien longtemps auparavant, peu après la dispute qu'avait eu Khassim avec la lionne pâle, de faire d'elle son alliée. Son fils ne pouvait pas affirmer que c'était chose faite, mais il y travaillait. Ils y travaillaient. Ils y parviendraient.
Pour toi, père. Je serai le meilleur Général qu'on ait jamais connu. Je te ferai honneur.