Quelques jours déjà depuis que son père s'était élancé hors du Désert en compagnie de trois guerriers. Quelques jours depuis que son fils avait pris sa décision concernant Shabel et qu'il lui en avait fait part. Le temps semblait long à Khassim sans la silhouette, ne serait-ce que lointaine mais ô combien familière, de Chenko. Ce n'était pourtant pas le travail qui manquait! Avec ses nouvelles responsabilités, il avait toujours de quoi faire, mais il aimait cela. L'honneur et le respect qui venaient avec le rang n'étaient pas pour lui déplaire, et il avait le sentiment intime qu'il faisait là ce qu'il était destiné à faire, qu'il était parfaitement à sa place. Être Général lui semblait naturel, malgré la nouveauté de la tâche qui lui donnait encore du fil à retordre de temps à autres – mais heureusement de plus en plus rarement. Il avait été bien préparé.
Du haut d'une dune qui surplombait le clan, il contemplait le royaume de sable, surveillait le clan, s'assurait que tout était normal. Un léger sourire de fierté aux lèvres, il s'autorisait ce moment de détente puisque tout semblait calme. Au départ du moins, car au bout d'un petit moment il lui sembla voir de vagues remous agiter les siens. Oh!, pas grand-chose, mais les Jangowas n'étaient pas aussi calmes qu'à l'habitude. Et ce n'était pas un ou deux cas isolés mais bien un grand nombre d'entre eux. Khassim fronça les sourcils, se mit sur ses pattes. Il allait descendre. Il voulait s'assurer qu'il ne se passait rien de grave.
Toutefois, au même moment, un félin débarqua à ses côtés. Légèrement essoufflé, il semblait s'être dépêché de venir. Le Général pivota dans sa direction, attendit impatiemment qu'il reprenne son souffle et qu'il parle. A l'évidence, il voulait lui dire quelque chose: cela avait-il un rapport avec l'agitation qu'il percevait dans le clan?

- Khassim... L'Empereur veut te voir immédiatement, dit-il enfin en désignant d'un mouvement de tête la silhouette solitaire de Vako, un peu plus loin et en retrait du clan.

Le mâle gris-brun hocha fermement la tête, le visage sérieux mais légèrement nerveux. Il n'avait rien à craindre, il savait n'avoir rien fait de mal, mais la fébrilité du clan, la requête de Vako... Quelque chose devait être en train d'arriver.
Sans attendre davantage, il dévala la dune et se dirigea à longues foulées en direction de son supérieur. Ce faisant, il lui sembla capter quelques regards et murmures associés. Que se passait-il donc? Il pressa le pas, refusant de se laisser gagner par le malaise ambiant qu'il sentait peser sur le clan.
Malgré tout, quand il fut enfin devant son Empereur, Khassim se sentait tendu. L'air grave du félin aux yeux bleus ne fit rien pour arranger les choses... Le chef des guerriers se força cependant à rester aussi imperturbable et professionnel que possible. Pas question qu'il apparaisse comme un lionceau effrayé. Peu importaient la pression qu'il sentait dans son ventre ou le mauvais pressentiment qu'il avait.

- Tu as demandé à me voir, Vako? l'aborda-t-il tout en le saluant de son habituel signe de tête.

Quoi qu'il puisse arriver, il le saurait très bientôt. De toute manière, Khassim n'avait pas de raison d'avoir peur, il était préparé à tout. Du moins le croyait-il...

L'annonce de Vako balaya tout sur son passage dans l'esprit du Général. Khassim resta silencieux, immobile, à regarder fixement son supérieur. Les seules marques que quelque chose venait de se passer étaient sa gueule, très légèrement entrouverte, et ses yeux dont les pupilles s'étaient étrécies sous le choc.
Comment croire à une chose pareille?
Chenko, tombé? Le meilleur guerrier du Désert, droit, fier et solide comme un roc, le doyen des Jangowas, celui qui ne reculait jamais devant un combat, celui dont l'intelligence et la puissance n'avaient jamais flanché? Tombé sous les griffes et les crocs d'Hatari? Chenko... mort? Impossible. Si qui que soit autre que Vako le lui avait annoncé, il lui aurait ri au nez sans arrière-pensée. Mais c'était Vako et son visage sombre ne laissait pas place au doute.

Le fier guerrier sentit ses genoux flancher, un léger tremblement parcourut son corps. Seul un réflexe issu de son entraînement guerrier le maintint debout. Une voix dans sa tête lui intimait de rester droit sur ses pattes, de ne pas flancher. Un Jangowa ne flanche pas. Un Jangowa n'est à genoux devant personne. Un Jangowa n'échoue qu'au moment de sa mort. Sa mort... Chenko avait... échoué?
C'était trop, le choc était trop grand, le concept était trop étranger à Khassim. Il savait que son père se faisait vieux, il lui avait été impossible de l'ignorer, même alors qu'il refusait de voir la fatigue et la vieillesse handicaper peu à peu son idole de toujours. Mais Chenko avait de lui-même laissé sa place à son fils, et même si personne n'avait osé le dire à haute voix, tous savaient qu'il se faisait vieux et qu'assumer les fonctions de Général devenait de plus en plus lourd pour lui.
Il aurait pu profiter de la "retraite" accordée par Vako, sans se soucier davantage de faits guerriers ou de paraître fort et intimidant aux yeux du clan. Il aurait pu se reposer, mais ce n'était pas dans son tempérant. Guerrier des sables à l'état pur, il avait continué à œuvrer pour son clan, jusqu'à la toute fin. Il était mort en guerrier, avec honneur, en se battant jusqu'au bout.

Mais cela ne suffisait pas à apaiser son fils, dont le dernier pilier venait de s'écrouler.
Ses pensées étaient encore trop chaotiques pour qu'il saisisse toute l'ampleur de ce que lui avait annoncé Vako, et tout ce que cela impliquait. Il ne savait que dire, que faire. Relevant vaguement la tête, il hocha la tête d'un air hagard. Il parvint au moins à ne pas s'écrouler comme un pitoyable pantin dont les fils auraient été coupés.
Khassim se doutait que maintenant, l'Empereur devait annoncer la terrible nouvelle aux autres Jangowas. Sans répondre un mot, encore trop hébété, il s'appliqua à prendre une expression impénétrable, sans tout à fait y parvenir – ses yeux restaient vides et grands ouverts sur le choc. Mais son visage resta dur concentré. Ne pas oublier qu'il allait faire face à tout le clan. Il devait paraître fort, comme toujours...
Personne ne devait voir sa douleur.

« Vous nous avez appelé, majesté ? » demanda-t-il avec une courbette.

Khassim savait, maintenant. Vako le lui avait dit clairement, il était impossible d'ignorer le sort de Chenko Mais il était encore hébété et l'annonce officielle de l'Empereur à ses sujets lui taillada le coeur. Toutes les explications, tous les mots à la gloire de son père n'apaisaient rien. Il savait déjà à quel point Chenko était fort, courageux, n'abandonnait jamais – il en était le premier convaincu. D’ailleurs, n’était-ce pas ce qui avait causé sa perte? L'entêtement de l'ancien Général l'avait poussé à affronter Hatari seul, sans attendre les renforts, sans accepter la vérité: jamais il n'aurait pu gagner seul à seul contre le traître, plus jeune et plus vigoureux.

Le lion gris-brun s'efforça de rester ferme. Le choc était énorme et il n'avait pas encore accepté le départ de Chenko. C'était terriblement ardu de ne pas laisser transparaître l'étendue de son incompréhension et de son horreur. Mais il n'avait pas le choix. Il le fallait. Il ne pouvait pas paraître vulnérable devant ses congénères.
Alors il s'efforça de refouler les pensées qui tambourinaient contre son crâne et essayaient de s'y engouffrer. Il devait garder le contrôle. Il se tint aux côtés de son Empereur, silencieux, le visage fermé – mais la crispation de sa figure et ses yeux perdus dans le vague indiquaient qu'il était bien plus touché qu'il ne voulait qu'on le sache.

Un long silence, qui succéda aux paroles de l'Empereur concernant la traque d'Hatari qui se poursuivait signala à Khassim qu'il avait fini son annonce. Le Général observa comme ses camarades un silence respectueux en hommage au guerrier – même si pour lui Chenko était infiniment plus que cela – tombé au combat. Comme un vrai Jangowa... mais il n'était pas mort au sein des dunes. Quelle horreur qu'un des plus grands guerriers que le Grand Désert ait vu naître et prospérer ait quitté cette vie non dans les bras de ses terres natales mais au beau milieu de l'inconnu!
Son fils désormais orphelin fit quelques pas en direction de Vako, considérant l'assemblée pratiquement terminée. Il réunit son courage afin de pouvoir parler sans faillir.

- Vako, qu'en est-il de... de son corps? murmura-t-il à l'oreille de son cadet.

Le fait de chuchoter permettait de masquer une grande partie du manque d'assurance qu'il ressentait. Ces mots lui arrachaient la gorge et lui brûlaient la gorge. Son corps.
Chenko était un Jangowa, son corps devait être rendu au désert. Laisser sa dépouille hors des dunes qui l'avaient vu naître et et qui l'avaient accompagné toute sa vie était... inconcevable. Il appartenait au Désert qui l'avait suivi pendant sa vie entière de l'escorter dans son ultime voyage. Mais si Skaro, Kaïad et Mombasa étaient toujours à la poursuite du traître, alors qu'était-il advenu de la dépouille de Chenko?

Khassim attendit la réponse de son Empereur presque avec fébrilité, bien qu'il se tînt droit et immobile. Il ne pouvait totalement dissimuler la peine et le choc qui lui tendaient les muscles – c’était tout ce qu’il pouvait faire pour éviter de trembler –, mais il s'acharnait à paraître toujours aussi digne et impénétrable qu'à l'ordinaire. Même en attendant une réponse qui serait, quelle qu'elle soit, terriblement douloureuse.
Les paroles de Vako l'apaisèrent autant qu'elles le pouvaient, c'est-à-dire très peu mais un minimum tout de même. L'idée que son père soit mort torturait toujours autant Khassim, mais il savait tout du moins qu'il n'était pas resté en sol étranger. C'était ce qu'il craignait plus que tout. Que le corps de Chenko soit laissé à l'abandon, soumis à aux vents, aux pluies et aux charognards d'ailleurs... qu'il se... décompose... loin de son foyer... Le pire cauchemar d'un Jangowa, cela aurait suscité l'horreur chez l'ancien Général comme chez le nouveau.
Il laissa échapper un infime soupir à l'annonce de l'Empereur. Le pire était déjà arrivé, mais ils avaient évité d'ajouter l'insulte au coup [traduction littérale moche d'une expression anglaise bonjouuur] en laissant le corps du vieux mâle en-dehors du Désert. Khassim accueillit l'ordre final de Vako comme son salut.

- A tes ordres, répondit-il.

Réponse presque superflue. Il était entendu, pour lui, qu'il serait allé retrouver le corps de Chenko quoi qu'il puisse se passer. Il aurait fallu un ordre direct de son supérieur pour le faire rester ici. C'était toutefois un intense soulagement de pouvoir partir sans traîner, avec l'accord de Vako.
Khassim exécuta une rapide courbette de la tête à l'intention de Vako puis fit volte-face et rejoignit Sehra qui l'attendait.

- Allons-y, lança-t-il avec une sombre résolution.

Il ne voulait pas perdre une minute de plus. Il devait aller rejoindre la dépouille de son père, le saluer une toute dernière fois... Lui qui pensait qu'il le reverrait à son retour, victorieux de la mort d'Hatari, qu'il pourrait lui présenter ses héritiers... Quelle naïveté.
Un goût amer en bouche, le cœur ayant sombré au plus profond de son ventre, et pourtant essayant toujours tant bien que mal de dissimuler sa souffrance, il s'élança à la suite de son camarade de clan qui le guidait vers son père.