L'air se faisait lourd, et le ciel plus sombre. Son bâton à la main, Kuzaidia se dirigeait d'un pas souple vers le Repère des Gardiens. Comme nombre de Pridelanders, elle avait passé la journée à vaquer à ses occupations sous le soleil, mais la pluie ne tarderait sûrement pas à se faire sentir. Comme dans la jungle, il pleuvait quasiment quotidiennement au cours de la saison des pluie, mais ça n'était pas pour déplaire à la jeune mandrill qui appréciait tout particulièrement de regarder la pluie tomber tout en étant au sec. C'était d'ailleurs bien ce qu'elle comptait faire ce soir-là. S'isoler un peu ou - du moins - s'éloigner de la foule pour aller retrouver une certaine quiétude. Si elle appréciait sa nouvelle vie, Kuzaidia avait parfois besoin d'un court répit, notamment lorsque les regards se posaient en permanence sur elle. Elle ne pouvait pas en vouloir aux lions, il était normal qu'elle doive se faire sa place, mais son manque d'expérience lui faisait parfois craindre de faire un pas de travers.

Quelques noix fraîchement ramassées à la main, elle rentra donc au Repère pour y passer la nuit, l'esprit serein. Elle savait pouvoir compter sur Kumpa et les siens en cas de difficultés, tout comme eux même savaient pouvoir faire appel à elle en cas de besoin. Si les Pridelanders avaient encore du mal à la considérer pleinement comme chaman du clan, son habilité à guérir et sa connaissance des plantes n'était plus à faire connaître, et il était fréquent qu'on fasse appel à elle pour soigner de petits blessures ou certains maux. Kuzaidia appréciait d'ailleurs assez ces moments au cours desquels elle avait l'occasion de discuter avec celui dont elle prenait soin, puisque les lions désirant la rencontrer venaient presque toujours d'eux-même, et étaient donc très ouverts. Elle repensa notamment aux quelques lionceaux qu'elle avait eu l'occasion de soigner, et avec qui elle avait noué des liens tout particuliers.

En arrivant devant la grotte, elle eut la surprise de trouver un lion assis, occupé à contempler les murs. Kuzaidia eut tôt fait de reconnaître Kamwe, l'un des gardiens avec qui elle partageait ce repère. Les Gardiens étaient tous des lions paisibles que la mandrill considérait comme des amis. C'est donc avec douceur qu'elle s'approcha du grand mâle clair, et qu'elle déclara d'une voix douce :

─ Il est encore tôt pour se perdre dans le monde des Rêves.

Ce disant, elle posa son bâton et ses quelques noix à côté d'elle, et s’assit près du lion. Son regard rivé sur les fresques qu'elle se plaisait à dessiner, il semblait perdu dans sa contemplation de l'Histoire de la Terre des Lions. Aussi difficile que cela ait pu être, Kuzaidia était parvenu à découvrir tout ce qu'elle n'avait pas su ou manqué pour le retracer sur les murs de cette grotte, comme un hommage aux nombreux guerriers tombés et aux ancêtres disparus. Si elle n'était qu'au début de son projet, la jeune singe escomptait bien poursuivre ses peintures jusqu'à ce qu'elle ne soit plus capables de les réaliser, ou qu'elle soit appelée autre part. C'était une infime participation à l'Histoire des Lions, mais peut-être que cela pourrait permettre aux générations futures de ne pas oublier. Contemplant à son tour les fresques, elle ajouta d'une voix paisible :

─ Mes fresques te rendent-elles songeur à ce point, Kamwe ?

─ Vos fresques sont importantes pour nous autres lions, son existence pallie l'Oubli dans lequel certains lions incrédules se confortent. Voilà pourquoi elles me laissent sans voix.

Le passé méritait parfois d'être oublié, mais il restait néanmoins nécessaire pour comprendre le présent. De cela, Kuzaidia - tout comme Kamwe - ne doutait pas. Les récents évènements ne pouvaient que venir conforter cet argument. Comment expliquer qu'un lion au sang mêlé se retrouve à la tête d'un Royaume si ce n'était en contant les alliances passées ? Aux yeux de Kuzaidia, le passé commun des Nordiques et des Lamasus avait été trop longtemps caché, mais la décision ne la concernait pas. Elle n'avait fait que suivre les commandements de son Roi, et avait observé l'oubli s'emparer d'une amitié fondée par des valeurs communes. Elle se réjouissait donc de la tournure qu'avait pris les récents évènements, et espérait voir les alliances jadis fondées se ressouder. Les nouvelles générations avaient besoin de connaître le prix que leurs Ancêtres avaient payé pour obtenir la paix, et ne pas commettre les mêmes erreurs.

─ Que pensez-vous de toute cette Histoire Kuzaida ?

C'était là une bien vaste question. L'Histoire des Lamasus était bien différent de celle des Pridelanders et des clans voisins, néanmoins elle voyait une raison commune de les raconter. Ne pas oublier, pour ne pas recommencer les mêmes erreurs. Si l'Histoire de la Terre des Lions était complexe de part la multitude de groupes qui la peuplait, elle n'en était que plus intéressante, et la jeune mandrill commençait à bien la connaître. Sa perspicacité et son intelligence lui avaient permis de faire de nombreux liens, et son caractère serein avait délié les bouches les plus réticentes. Dans un geste silencieux, la primate se leva, et se rapprocha du mur. Ses yeux parcoururent un instant les graffitis colorés, puis elle posa délicatement sa main sur la roche froide, avant de se retourner vers le gardien :

─ Il ne faut jamais oublier, Kamwe.

Se rapprochant à nouveau du grand mâle, elle resta debout face à lui, et scruta son regard. Elle connaissait son histoire, et partageait une peine commune avec lui. La perte d'un être proche poussait bien des êtres à délaisser une vie pour une autre, plus artificielle, mais ce n'était pas une solution. Nombre d'entre eux finissaient harassés par la vie, là où les souvenirs auraient suffit à leur redonner le courage de se relever. Avec douceur, Kuzaidia posa son regard dans celui de Kamwe :

─ Aussi douloureux qu'ils puissent être, les souvenirs sont notre identité. Il n'est pas bon de les renier.

Kuzaidia était sincère. Elle aurait aimé oublier ce jour maudit où sa mère avait disparut pour en aider un autre qu'elle, sans jamais revenir. Elle aurait voulu oublier l'instant où elle avait compris qu'elle était désormais seule, mais ce n'était pas la solution. C'était précisément ces souvenirs qui avaient fait d'elle ce qu'elle était.

A son tour, le grand mâle posa un regard empreint de douceur sur la primate, avant de répondre d'une voix calme mais teintée d'ironie :

─ Nous savons tout les deux que c'est impossible de se défaire de nos souvenirs, n'est-ce pas ? C'est triste, mais le monde est cruel.

Sa rancœur était visible, et connue de tous, mais Kamwe avait su passer outre pour se mettre au service de son clan, faisant passer les autres avant lui. C'était une chose que Kuzaidia admirait, peu nombreux étaient ceux qui parvenaient à faire fi de leur blessures les plus profondes pour se mettre au service des autres. Les sentiments et les souvenirs étaient ce qui faisaient d'eux des êtres vivants, mais ils étaient aussi gratifiants que dangereux. Comme le disait si bien Kamwe, se défaire d'eux étaient impossible, ou presque. S'il existait une chose en ce monde qui appartenait à chacun, c'était bien cela. Nombre de lions avaient déjà tenté d'oublier un passé trop douloureux, mais peu étaient ceux qui avait réussit, et au prix d'une folie vengeresse ou d'une apathie totale. Il n'y avait guère d'autre solution que d'apprendre à vivre avec, aussi difficile que cela puisse être.

─ Et nous voilà maintenant réunis dans cette tanière, avec nos rôles respectifs. Les grandes Histoires comme les petites sont bien faites, après tout.

Kuzaidia resta silencieuse un instant. Kamwe avait vu passé autant de saisons qu'elle, et tous deux avaient un même passé douloureux. Elle le comprenait. Elle-même avait parfois du mal à ne pas se laisser submerger par ses souvenirs lorsque son cœur voyageait dans le passé. Malgré tout, l'un comme l'autre, ils avaient su continuer d'avancer, et se mettre au service des leurs. Chacun, à sa façon, avait abandonné sa propre personne pour la donner aux autres. Et personnellement, Kuzaidia ne le regrettait pas. Aider les autres avait sans doute été ce qui l'avait fait grandir plus rapidement que ses compagnons, ce qui l'avait été a gagner en maturité et en sagesse. Son caractère avait fait le reste. Tandis que le grand mâle allait s'installer plus loin, la mandrill retourna s'asseoir devant la paroi. Tout en se remettant au travail, elle déclara :

─ Il est impossible de s'en défaire parce qu'ils ont une raison d'exister, Kamwe. Ils font de nous ce que nous sommes, et ceux qui tentent de les oublier finissent par perdre la raison.

Attrapant les noix qu'elle avait ramené de son excursion, Kuzaidia les frappa contre le sol pour écraser la coque, avant de les ouvrir. Avec ses doigts agiles, elle sorti le fruit qui se trouvait à l'intérieur, et le déposa dans ce qui ressemblait à une large coque de fruit où se trouvait déjà un étrange mélange. Elle fit cela pour toutes les noix qu'elle avait ramassé, sans jamais avoir besoin de recommencer une seconde fois tant ses gestes étaient précis et méticuleux. Lorsque toutes les noix furent ouvertes, elle les écrasa à l'aide d'une pierre tout en les mélangeant au contenu de la grosse coque. Ce fut seulement lorsqu'elle eut terminé qu'elle repris :

─ Un jour, ces souvenirs feront ta force. Ils seront la ferveur qu'il te manquera.

Ce disant, la mandrill plongea son doigt dans l'étrange pâte et se remit à dessiner.

Assez de nostalgie, Kuzaidia sentit dans la voix du gardien qu'il commençait à s'agacer de leur discussion, et qu'il désirait changer de sujet. Sa question, bien qu'intéressante, n'avait qu'un but distractif. Néanmoins, elle ne prit pas ombrage de cela, et le laissa la questionner :

─ Qu'allez-vous représenter sur vos peintures aujourd'hui ?

Un léger sourire se dessina sur les lèvres de la jeune mandrill, tandis que ses doigts continuaient de déposer de larges traînées de pigments sur les murs. Si elle s'attelait régulièrement à ses peintures murales, Kuzaidia n'en était pas moins loin en arrière des récents évènements. Elle aimait représenter chaque détail, car tous avaient de l'importance à ses yeux. Après tout, nul ne comprenait l'Histoire de la même manière que son voisin, et chacun retenait quelque chose de différent. Il n'y avait aucun sacrifice vain, aucune mort inutile, et chaque souvenir se devait d'être représenté. Tandis que ses doigts effleuraient la surface rugueuse des murs de roche, elle répondit d'une voix calme :

─ La naissance des petits de Kumpa et de Kuzali. Awena, Ahva et Azaan représentent désormais notre futur.

Si leur naissance avait eu lieu il y a de cela plusieurs années déjà, Kuzaidia n'en gardait pas moins un souvenir intact. C'était pour tout Prideland l'avènement d'une nouvelle génération, qui prendrait la suite de Kumpa et des siens. La jeune chaman voyait en eux le futur de la Terre des Lions, et se plaisait à les regarder grandir. Si elle avait désormais sa place au sein de Prideland, certains doutait encore de son rôle à jouer. Elle espérait que cela ne serait plus le cas dans les années à venir, et qu'elle aurait la possibilité de montrer à la nouvelle génération à quoi le monde pouvait ressembler grâce à ses peintures. Lorsque Kumpa et Kuzali le lui permettait, elle aimait montrer aux petits les secrets de la natures, et tentait de les guider vers la même voie que celle de leur père ; celle de la sagesse. Il était facile de s'éloigner de ce chemin, mais parfois bien difficile d'y revenir. Chez les Lamasus, nombre de lions venaient la voir lorsqu'ils se sentaient perdus, et elle espérait que les Pridelanders accepteraient de lui témoigner la même confiance.

─ Ils sont l'avenir de Prideland, autant que les Gardiens en sont ses piliers.

Ce disant, elle n'avait pas cessé de tracer des lignes et des motifs sur les murs. Ses doigts agiles et son intelligence lui permettait de représenter sans mal les images gravées dans sa tête ; celles qu'elle s'était faite en allant écouter les uns et les autres. Car c'était aussi ce qui faisait son expérience ; savoir se remettre en question pour s'ouvrir aux autres.

Sans même avoir à le regarder, Kuzaidia senti que Kamwe avait autre chose en tête que l'avenir des trois héritiers. Elle resta cependant silencieuse, connaissant assez bien le gardien pour savoir qu'il parlerait en temps voulu

─ Que pensez-vous de leur frère, Sadaka ? Le "fils de l'ombre" ?

C'était donc ça. Le nom du petit mâle donnait à parler à quiconque le voulait. Les langues finissaient toujours par se délier à son propos, chacun y allant de son avis. Et si les Pridelanders étaient un peuple tolérant, Sadaka n'en était pas moins sujet de nombreuses discussions. La raison en était bien simple ; il était le fils d'un Nyeusis. Même si sa mère était Reine de Prideland, beaucoup tendaient à l'oublier pour ne voir que son père à travers lui. En effet, son pelage sombre tranchaient immédiatement avec celui de ses parents ou de ses demi-frères et sœurs. A n'en pas douter, il devrait grandir avec et apprendre à croiser les regards qui le dévisageraient toute sa vie. Malgré tout, ce n'était pas la différence de couleurs qui faisaient parler les Pridelanders, mais bien le caractère. Comment être sur que le petit mâle n'avait pas hérité du caractère violent de son père ? Comment être sur qu'il ne trahirait pas les siens ? Il n'y avait pas de moyen d'en être certain, et c'était là ce qui secouaient la Terre des Lions. Personne n'était capable de prédire l'avenir, et donc de savoir ce qu'il adviendrait de chacun. C'était la raison pour laquelle tant de préjugés et de jugements existaient. Plutôt que l'ignorance, les lions choisissaient de se baser sur quelque chose de proche. En l’occurrence, le père de Sadaka. Ils auraient tout aussi bien pu se baser sur Kuzali, mais le hasard avait donné au petit mâle la couleur de son père, il en était donc ainsi.

─ Nul ne choisit ses parents, et son ascendance ne fait pas tout. Il lui appartiendra de savoir faire les bons choix lorsque le moment sera venu. Son avenir lui appartient, à lui et à nul autre.

Kuzaidia n'avait pas élevé la voix, et restait sereine, néanmoins quiconque la connaissait pourrait percevoir la légère amertume qui l'habitait à ce sujet. Ses paroles n'étaient pas destinées à contredire Kamwe, ni même à le sermonner, elle regrettait simplement que les lions se montrent parfois si hâtifs dans leurs jugements. Après tout, Kundi n'avait-il pas été trahi par certains des siens ? Léhona n'avait-elle pas trompé Akili le temps d'une nuit ? Nul n'était parfait, mais certains avaient tendance à l'oublier un peu trop facilement au goût de la jeune mandrill. Tout en continuant à peindre, elle resta silencieusement, n'ayant rien à ajouter. Si elle appréciait les trois héritiers, elle ne pouvait nier qu'elle ressentait de l'affection pour Sadaka, et qu'elle se plaisait à le regarder grandir. Elle espérait qu'il saurait montrer aux autres qu'ils se trompaient, et qu'il n'était pas comme son père, et elle comptait bien l'aider à choisir le bon chemin pour cela. Sadaka n'était pas mauvais comme son père, et s'il le devenait un jour, alors ce serait parce qu'il l'aurait choisit, et non parce que son père l'était avant lui. Avoir des parents différents ne signifiait pas qu'un lionceau serait différent lui aussi. Si les gènes influaient, la force de caractère n'appartenait qu'à chacun. C'était ce qui faisait grandir chaque lion. Sadaka n'était pas vieux, mais pourtant il était déjà mis à l'écart, volontairement ou non. Kuzaidia comptait bien remédier à cela. En tant que Chaman de Prideland - et bien que beaucoup ne la considèrent pas comme telle - elle comptait bien montrer à tous que vivre en harmonie avec les siens était à la portée de tout le monde, et que les jugements n'emmenaient nul part.

[Je t'avoue qu'en lisant ta réponse, une petite idée m'est venu, mais il faudrait que je vois ça avec vous. Ça pourrait peut-être être intéressant que Kuzaidia prenne Sadaka sous son aile ? ]

Kuzaidia écouta Kamwe avec attention, sans se retourner cependant. Il avait ses propres opinions, et elle ne pouvait lui en vouloir. Elle-même prônait la liberté de penser et d'agir selon son cœur et ses valeurs, comment aurait-elle pu lui reprocher de le faire ? Son but à elle n'était pas d'influer les décisions, mais de faire comprendre que rien n'était jamais figé ou écrit à l'avance.

─ Je n'ai pas confiance en lui. Pas encore.

Il était loin d'être le seul ; Sadaka n'avait guère eu l'occasion de voir quelqu'un lui vouer une confiance aveugle jusqu'ici. Au fond, il n'avait même pas eu l'occasion de nouer des relations franches avec des adultes. Sa réserve l'éloignait déjà parfois des lionceaux de son âge, mais elle ne faisait qu'attiser les rumeurs et les murmures qui circulaient parmi les siens. La mandrill, discrète, avait entendu plus d'une fois des choses à son propos, et si cela ne lui avait pas réellement plu - comme elle l'avait expliqué au gardien - elle n'était pas intervenu. D'une part parce que la conversation ne la regardait pas, et d'autre part parce qu'elle savait que certains ne lui faisaient pas encore confiance, et qu'il était inutile de vouloir s'obstiner avec eux. Le temps leur donnerait le courage de faire le premier pas vers elle, ou pas. Elle les attendrait s'ils venaient, et ne leur en tiendrait pas rigueur dans le cas contraire. Chacun était libre de ses actes. C'est pourquoi, d'une voix sereine, elle ajouta :

─ Il faut laisser du temps au temps.

Ce disant, elle repris ses peintures murales, et n'ajouta rien de plus. Tout était déjà dit.

[Ça te va si on termine là dessus ? :3]