L'après-midi touchait à sa fin lorsque Khassim, les pattes lasses d'une longue marche, approcha enfin du clan. Après plusieurs jours passés à écumer la frontière orientale du territoire – sans rencontrer d'intrus, à la satisfaction de Khassim –, il était heureux de retrouver le cœur du Désert, d'être de nouveau encerclé des paysages désertiques qu'il chérissait tant.
Les derniers jours avaient été éprouvants. Chenko était sur le point de quitter le Grand Désert pour dénicher le traître Hatari, Khassim réfléchissait intensément au sujet de Shabel et devait assurer ses nouveaux devoirs de Général sans faillir. Il espérait pouvoir en premier lieu aller saluer son père – ce serait peut-être la dernière fois avant son départ qu'il en aurait l'occasion –, puis se reposer. Son esprit était presque aussi fatigué que son corps.
Khassim dissolut la patrouille lorsqu'un groupe de félins couleur sable fut visible au détour d'une dune. Leur mission était terminée, les guerriers qui l'accompagnaient se dispersèrent pour rejoindre leurs familles. Le Général, resté seul et légèrement en arrière, comptait faire de même. C'était sans compter sur une silhouette solitaire postée en haut d'une dune qui semblait l'attendre lui spécifiquement.

Le contre-jour empêchait le Jangowa de discerner de qui il s'agissait. Un léger soupir résigné lui échappant, il continua d'avancer droit devant lui. Il ne pourrait manifestement pas éviter cette rencontre. Il aurait ô combien préféré rejoindre directement Chenko avant de s'installer dans un coin tranquille pour réfléchir! Un de ses camarades de clan en avait décidé autrement.
Il ne put distinguer le félin qui l'attendait que lorsqu'il fut à quelques pas. Une des femelles du clan, Nahash. Celle-ci s'était levée et avait trottiné jusqu'à lui, s'arrêtant près de lui. Postée fermement sur ses pattes, il était clair qu'elle n'avait pas l'intention de s'en tenir à un salut avant de le laisser.

- Khassim! Ta patrouille s’est bien passée? gazouilla-t-elle.

- Rien à signaler, répondit-il simplement. Les frontières étaient calmes et aucun intrus n'a été aperçu.

Il avait été particulièrement attentif à la potentielle présence d'Hatari. Son cas allait de toute manière être très bientôt réglé, mais lui ne le savait pas et aurait très bien pu tenter une nouvelle intrusion. Khassim avait été vigilant: il laisserait avec joie son père et les assassins se charger du traître, mais s'il revenait de lui-même, autant en finir.
Mais tout avait été très paisible et les patrouilleurs étaient revenus sans avoir rencontré la moindre complication. Ce qui n'était pas plus mal. Il était plus que temps que tous sur la Terre des Lions se rentrent dans le crâne la notion que les Jangowas ne toléraient pas les étrangers sur leurs terres.
L'absence de confrontation ne signifiait toutefois pas que Khassim n'avait pas beaucoup en tête. Depuis sa dernière rencontre avec Shabel, il avait réfléchi à l'éventualité de la prendre pour compagne. Il savait qu'il devait avoir des petits rapidement s'il voulait pouvoir les entraîner convenablement à prendre un jour sa suite, et sa recherche d'une compagne n'avait pas été des plus fructueuses. Entre les lionnes trop jeunes ou trop âgées, les lionnes déjà prises – ou "en deuil" comme Nahash – et celles qui n'étaient pas emballées par l'idée d'un lion bien peu porté sur l'amour comme Khassim, il avait eu bien du mal à trouver quelqu'un. Shabel apparaissait finalement comme un secours bien attendu.

Mais Khassim ne voulait pas se précipiter tête la première pour une telle décision. Il voulait prendre son temps et réfléchir soigneusement à ce que signifiait prendre la sang-mêlé pour compagne. Il aurait bien voulu pouvoir le faire dans l'immédiat, mais Nahash ne l'entendait pas de cette oreille.
Puisqu'il était évident qu'elle ne le laisserait pas sur sa simple réponse, il se résigna.

- Et toi, qu'as-tu fait ces derniers jours? demanda-t-il finalement, un peu distraitement. La question de Shabel restait dans un coin de son esprit, l'empêchait de se concentrer sur la lionne qui se trouvait en face de lui... chose que la Jangowa désapprouverait très certainement, mais cela, Khassim n'en avait pas conscience. Les querelles entre d'autres membres du clan ne l'intéressaient guère.

Nahash discourut sur ce qu'elle avait fait dernièrement, une traque d'oryx, et le Général s'autorisa à n'écouter que d'une oreille, laissant son esprit divaguer, hochant la tête de temps à autres avec un petit "mm-mh". Malheureusement la lionne sembla s'en rendre compte et cela ne lui plut guère... Elle reprit sèchement Khassim, chose qui le surprit et l'agaça: à quoi s'attendait-elle? Il rentrait de plusieurs jours de patrouille, était fatigué et avait d'autres choses en tête que de taper la discute avec tous les membres du clan!
Il s'efforça de se calmer. Il n'en avait pas forcément envie, mais c'était cela aussi, être Général. Il était une des figures du clan désormais, il ne bénéficiait plus de la tranquillité du quasi-anonymat d'un simple membre du clan. N'importe qui était susceptible de venir lui parler, que ce soit pour une affaire du clan ou non, et il devait au moins écouter – que penserait-on de lui dans le cas contraire? Malheureusement pour lui il ne pouvait plus vraiment se contenter d'envoyer bouler sans aucun ménagement les félins qui lui tapaient sur les nerfs... Il lui faudrait sans doute faire preuve d'un peu plus de... subtilité.

- Quelque chose ne va pas? Tu sembles préoccupé, s'enquit soudain Nahash.

- Laisse tomber, ce n'est rien...

Le mâle n'était pas enclin à étaler ses problèmes devant tout le clan. En plus, ce qui le tracassait était quelque chose de personnel: il était le seul à pouvoir décider de ce qu'il allait faire, et n'était pas prêt à se confier à n'importe qui ni à demander conseil à quelqu'un qu'il connaissait si peu. En plus, il ne voulait pas laisser entendre à qui que ce soit qu'il envisageait de prendre Shabel pour compagne avant d'être certain de le faire.

- Un oryx, c'est très impressionnant, enchaîna-t-il pour montrer qu'il avait écouté, quoique distraitement.

Puis un doute saisit Khassim. Il y avait une chose curieuse dans le récit de sa camarade. Les Jangowas chassaient rarement en groupe. Mener les quelques groupes de chasse, ce n'était pas la responsabilité de l'Impératrice? Vako n'avait pas encore choisi de compagne – fait surprenant au demeurant – mais il était curieux que Nahash s'approprie ce rôle. Briguait-elle la place d'Impératrice du Grand Désert? Si c'était le cas, Khassim n'avait de toute manière rien à dire là-dessus; il ne fit aucune réflexion.
Il se creusa la tête pour trouver quoi dire à la place: il n'avait pas spécialement envie que la conversation repartes sur ce qui le "préoccupait"...

- C'était aujourd'hui que tu as chassé l'oryx? Tu dois être fatiguée, non? Que dirais-tu qu'on rejoigne les autres? lui proposa Khassim avec un ton aussi neutre et patient qu'il en était capable. Il ne voulait pas paraître trop discourtois, tout de même... Même s'il ne voulait rien autant qu'un morceau de viande, une bonne nuit de repos, et voir son père avant son départ.

Nahash ne parut pas capter le message latent dans les paroles du Général. Elle poursuivit la conversation comme si de rien n'était, lui répondant gaiement, insoucieuse de la fatigue de Khassim. Celui-ci en fut agacé mais s'efforça de ne rien en laisser paraître. Il devait apprendre à ne pas laisser ses émotions avoir le dessus; il devait être en contrôle, non ses états d'âme. Et puis, Chenko lui avait fait comprendre, au cours de son long apprentissage, l'importance des mots et de la diplomatie avec leurs semblables. Il ne s'agissait pas de les laisser leur marcher sur les pattes, mais il était important de ménager les autres Jangowas afin de ne pas déclencher de rivalité ouverte. Khassim était déjà en bien mauvais termes avec Alibi et Angani, inutile d'en rajouter une couche... Il lui fallait donc ménager ses congénères et, plutôt que d'éloigner Nahash par une explosion de colère, lui donner l'impression que c'était de sa propre volonté qu'elle laissait son supérieur tranquille... enfin, en théorie, car ça, c'était bien plus difficile à dire qu'à faire. Chenko était depuis des années passé maître dans l'art du maniement des mots, mais ce n'était pas encore le cas de son fils qui allait devoir apprendre à se perfectionner.
Il écouta donc plus ou moins patiemment les paroles de sa congénère, qui terminait son discours concernant sa chasse à l'oryx. Magnifique, impressionnant, tout ce qu'on voulait, n'empêche que lui il était fatigué, avait faim, et ses nerfs étaient plus à vif à chaque seconde qui passait. Khassim n'était pas certain de savoir combien de temps il tiendrait avant que son épuisement ne se trahisse dans son comportement.

- ...Tu dois être bien plus épuisé que moi de la longue patrouille que tu viens de terminer, entendit-il soudain à travers le brouillard de ses pensées.

Le mâle dressa les oreilles. Ah? Elle avait conscience de sa fatigue et elle restait là à le retenir de prendre un repos bien mérité?

- Ce n'était pas très éprouvant, répondit Khassim mécaniquement – il avait bien appris qu'il était important de ne pas laisser voir une quelconque faiblesse à n'importe quel membre du clan. Comme tout était paisible, c'était plus long qu'autre chose. Mais je suis las, c'est vrai, ajouta-t-il après un bref instant de réflexion. Peut-être qu'elle allait, cette fois, saisir l'indice?

Mais ses prochaines paroles, tandis qu'ils se rapprochaient des leurs, ne montraient aucunement de volonté de le laisser en paix. Au contraire, elle l'incita à lui confier ce qu'il avait en tête, chose qui l'éberlua: il la connaissait à peine! De plus, elle avait peut-être toutes les bonnes intentions du monde, il n'empêchait qu'il s'agissait d'un problème très personnel que le mâle était fermement décidé à résoudre lui-même. Une décision d'une telle importance...
A la surprise se mêla l'agacement de Khassim, irrité par sa longue journée et l'insistance de Nahash: de quoi se mêlait-elle?! Il n'avait pas besoin d'aide. Faisant fi de ses résolutions – il avait pourtant voulu rester civil, surtout maintenant qu'il était une figure publique du clan –, il s'apprêta à rétorquer sèchement lorsque ses derniers mots lui apparurent plus clairement. En un éclair, il saisit leur potentiel. Prendre soin des guerriers qui rentrent de mission? La bouffée d'emportement qui l'avait saisi reflua tandis qu'il réfléchissait à sa réponse.

- Eh bien... Si tu veux m'aider... Peux-tu aller me chercher un morceau de viande? Je suppose qu'il ne reste plus d'oryx, si ta chasse date de nuit dernière, malheureusement, mais ça me ferait du bien de manger quelque chose après ma longue journée, dit Khassim.

A ce stade, il était tellement désespéré qu'il était prêt à recourir à tous les stratagèmes possibles pour se reposer auprès de son père. Même si cela impliquait d'accepter l'aide – oh, comme cela était douloureux pour son ego, même s'il savait que c'était en partie un prl'aide étexte – d'une lionne avec laquelle il n'avait guère de liens.

A son grand soulagement, elle accepta. Malgré une moue mécontente, la femelle réussit à se composer une expression avenante et, d'une voix complaisante, elle exprima son consentement. Nahash fila aussitôt d'un pas rapide et souple. Sans perdre de temps à regarder où elle allait, le Jangowa se détourna et commença à chercher son père des yeux, ainsi qu'un coin tranquille dans lequel aller se reposer. Il fut ennuyé quand Nahash revint bien plus rapidement qu'il ne l'avait espéré. Comment avait-elle fait? Il avait à peu eu temps de faire quelques pas! Khassim s'assit au sol, puis s'allongea carrément. Elle tenait à rester avec lui malgré sa lassitude? Très bien, elle allait voir ce qu'elle désirait. Il ne se gênerait pas, prendrait ses aises.
Il remercia la lionne d'un signe de tête un peu à contrecœur – il n’ignorait pas qu'elle aurait très bien pu refuser sa requête, car d'ordinaire les lions du Désert chassaient pour eux-mêmes ou pour leur famille proche, mais il aurait quand même préféré un peu de tranquillité. Il tendit ensuite la patte et attira à lui l'épaule ramenée par la femelle. Sans attendre – la viande dégageait un délicieux fumet et lui rappelait à quel point il était affamé –, il plongea ses crocs dedans et commença à dévorer.

- Alors, Nahash, lâcha-t-il entre deux bouchées, c'est toi qui l'a chassé? demanda-t-il en désignant son repas du museau. Belle prise.

Il observa la lionne, le visage imperturbable mais le regard perçant. Il se demandait comment elle avait pu lui apporter à manger si rapidement. Il était évident qu'elle n'était pas allée chasser sur son ordre – elle n'en aurait jamais eu le temps. De plus, il lui avait juste demandé d'aller lui chercher à manger, elle n'avait pas eu l'obligation de chasser.
La viande était bonne, mais n'était pas la plus fraîche qu'on pouvait trouver: dans le Désert, les proies se gâtaient rapidement sous l'effet de la chaleur. Khassim estimait que la chasse de son dîner devait remonter à quelques heures auparavant. Était-ce Nahash qui l'avait ramené, prévoyant son propre repas, ou l'avait-elle obtenu par d'autres moyens moins nobles? Le moyen, le Général n'y attachait pas grande importance. Il avait à manger, celui lui suffisait (bon, en vérité il aurait préféré un peu de solitude, mais il n'allait pas se plaindre d'avoir quelque chose à se mettre sous la dent) ; il n'était pas responsable des actes de Nahash, quels qu'ils soient. Toutefois, il voulait voir un peu quelle était cette lionne et comment elle fonctionnait. Il n'avait pas besoin de son père pour savoir qu'il était important pour lui, en tant que Chef des Guerriers, de connaître ses guerriers.

- Et sinon, reprit Khassim, tu sais où se trouve Chenko? Je le cherche.

Autant être très clair dans ce qu'il souhaitait. Il se rendait compte que Nahash était maligne et pouvait très bien ignorer les subtiles remarques du lion quant à sa fatigue; d'accord, elle était tout autant capable de se débarrasser des bâtons que le Général lui mettait dans les pattes de manière plus évidente, comme la requête de la nourriture, mais autant essayer. Il n'arriverait à rien par de simples insinuations. Certes, il pourrait l'éloigner bien plus violemment, en énonçant clairement sa volonté d'être seul, mais il voulait toujours, pour le moment, se charger de la situation avec un peu plus de diplomatie. C'était un outil indispensable qu'il devait apprendre à manier, et il sentait qu'il ne valait mieux pas trop se mettre une lionne telle que Nahash à dos. Comme tout le clan, Khassim connaissait les histoires et rumeurs concernant ses relations avec son ancien compagnon Uume, mort au cours du Grand Carnage. Sans la craindre, il sentait que Nahash n'était pas une femelle à contrarier à l'excès. Il préférait rester à l'écart et ne pas risquer de se prendre la tête avec tout ça... mais la Jangowa ne semblait pas du même avis.

Le mâle hocha la tête sans mot dire lorsque Nahash lui dit avoir mis une partie de sa chasse de côté pour le retour des patrouilleurs. Il ne savait qu'en penser: était-ce la vérité? Avait-elle véritablement fait en sorte de garder une proie pour le retour des guerriers? Avait-elle seulement chassé cette viande? Impossible de le savoir.
Mais celui lui importait peu, finalement. Elle en vint enfin à ce qui l'intéressait le plus: Chenko.

En entendant ses dires, il haussa un sourcil surpris. Cela ne ressemblait pas à son père de s'éclipser avant le retour de son fils. Khassim doutait que l'affirmation de Nahash fut vraie. Se pouvait-il qu'elle ignore réellement où était l'ancien Général?
Elle poursuivit et il resta silencieux.

- Si tu veux, après ton repas, nous pourrons aller le quérir ensemble, dit-elle. Chenko est un preux guerrier, j’aimerais, moi aussi, le saluer avant son départ.

Ah oui? Elle voulait jouer à ça? Très bien. Il répondit d'un ton nonchalant, tranquillement, s'interrompant brièvement de temps à autres afin d'arracher un nouveau morceau de chair à son repas.

- Oh, je pense qu'il ne se mettra pas en route avant demain matin. Partir le soir n'aurait pas vraiment de sens, la patrouille devrait aussitôt s'arrêter pour dormir. Mais bien sûr, tu pourras venir avec moi pour saluer mon père avant de partir t'installer pour la nuit. Je ne voudrais pas te priver de l'honneur de voir Chenko, dit-il avec un sourire courtois un rien sournois.

Cette fois-ci, il était parvenu à dissimuler un peu mieux son agacement. Ayant trouvé une formule qui lui plaisait, il lui semblait soudain avoir pris goût au maniement des mots. Il en saisissait brusquement tout l'amusement. Il doutait que Nahash ne remarque rien – elle semblait elle-même très rodée à cet exercice –, mais après tout, l'intention de Khassim n'était pas qu'elle ne se rende pas compte de ce qu'il voulait dire. Elle devait comprendre le message sans qu'il ne soit, comment dire? indélicat. Brusque. Chose ô combien ardue pour le fils de Chenko, si franc et impulsif. Mais qu'à cela ne tienne, il essaierait. Il avait tout son temps pour se perfectionner.
Il était presque résigné à ce que la femelle feigne l'innocence et refuse de s'éclipser même après avoir capté son message. Il se doutait qu'elle s'efface si facilement; il précipiterait donc un peu les choses.

- Allons-y dès mon repas terminé, dans ce cas, dit le mâle aux yeux d'or. Puisque la nuit ne tardera pas à tomber, il ne faudrait pas traîner. Je sais que toute la patrouille aura besoin d'une bonne nuit de sommeil avant son départ.

Cette fois-ci, le Général n'avait pas usé de sous-entendu. Il songeait véritablement à son père et aux autres membres de la mission: ils voudraient bel et bien profiter d'un repos aussi réparateur que possible avant de partir traquer le traître. Cette vraie réflexion concernant Chenko et les trois Jangowas qui l'accompagnaient n'avait toutefois pas empêché Khassim de glisser un nouvel obstacle devant sa congénère: sa volonté de se mettre en route, et donc de se débarrasser de Nahash, dès le dernier lambeau de chair avalé.

Si Khassim détestait une chose – d’accord, cela n’avait aucun sens. Khassim détestait beaucoup de choses –, c'était bien d'être pris pour un imbécile. Et tout novice qu'il était dans l'art de la parole, il se rendait bien compte que la première réponse de Nahash n'était pas destinée à le flatter. Elle était bien plus douée que lui pour manipuler les mots – non pas qu’il l’avouerait jamais à qui que ce soit – mais il sentait un mécontentement latent dans ce qu'elle disait. Ses mots n'avaient rien de plaisant. Elle le traitait comme un lionceau qui posait des questions stupides. De quel droit faisait-elle une chose pareille? Elle n'était qu'une sotte femelle, une lionne qui se détachait de son rang pour prétendre qu'elle en savait plus que lui sur quoi que ce soit.
Et elle continuait, parlant du départ de la patrouille de son père, prétendant savoir quand elle partirait, déblatérant des paroles ridicules avec un charmant sourire.
Mais elle avait tort. Elle ne savait rien et avait grandement besoin d'être remise à sa place. Très bien, il lui répondrait avec la même nonchalance.

- La nuit? Oh, je n'avais jamais réalisé que les lionnes aimaient mourir de froid. Mais bon, je suppose que ça fait passer le temps...

Cette remarque n'était rien moins qu'un coup bas, une remarque fielleuse sur le déséquilibre qui existait entre mâles et femelles dans le clan Jangowa. Les lionnes du Désert n'avaient guère l'occasion de prendre leur vie en patte, contrairement aux mâles: elles ne partaient pas en exil, ne choisissaient que très rarement avec qui elles passaient leur vie, étant plus souvent vues comme le gain d'un "valeureux guerrier" en retour d'exil, ne pouvaient pas s'élever au sein du clan à moins de devenir la compagne d'un mâle de haut rang.

- La nuit, les proies dorment. Pour dormir, les proies se cachent, dit Khassim d'un ton catégorique, presque cassant. Nous ne devons pas avoir les mêmes techniques de chasse, puisqu'on ne m'a jamais dit qu'enfoncer la patte dans une tanière la nuit était une bonne manière de se trouver à manger. Enfin, après tout, c'est toi l'experte, Nahash.

Il ponctua cette remarque d'un sourire mielleux. "Experte" en chasse, c'est le mieux que tu puisses être. C'était ce qu'il pensait et qu'il transmettait par ses paroles piquantes et toute sa gestuelle.

- En tout cas, tu as raison, reprit-il. Tu as le temps d'aller voir Chenko ce soir avant que tu ne partes vaquer à tes occupations. Énième rappel qu'il comptait s'échapper de ses griffes aussi tôt qu'il le pourrait. Sans doute inutile, puisque Nahash ne voulait rien entendre, mais qu'elle se fasse à l'idée qu'elle ne pourrait pas lui imposer sa présence indéfiniment. Elle n'avait aucun droit sur lui, qu'elle se le mette dans le crâne. Et puisque j'ai fini mon repas, nous pouvons y aller dès maintenant.

Khassim repoussa les os propres et brillants, témoins de son repas, en illustration de ses dires. Il se leva et se dégourdit rapidement les pattes, puis jeta un regard à la Jangowa. Il était prêt. Prêt à se débarrasser d'elle et à profiter d'un repos bien mérité auprès de son père qui, il en était sûr malgré les bêtises que pouvait raconter Nahash, ne partirait pas avant le lendemain matin.

Au fur et à mesure qu'il parlait, Khassim voyait les muscles du visage de sa congénère se tendre, la colère et la déception semblant se mêler sur sa figure. Comme il s'en était douté, Nahash avait très bien saisi le moindre de ses sous-entendus, et comme on pouvait s'y attendre, cela n'était pas du tout à son goût. Il sentait intuitivement que la lionne bouillait intérieurement. Pourtant, elle parvenait à se contrôler. Elle réussit à former un sourire tout aussi éclatant qu'au début de leur échange avant de répondre.
C'était impressionnant – et effrayant. C'était difficile à concevoir pour un félin tel que Khassim, si impulsif. Ce n'était pas son genre de minauder et de faire des ronds de patte. Lui s'exprimait toujours rondement et franchement. C'était un avantage pour un chef militaire tel que lui, qui avait de l'autorité et devait faire preuve de force, mais beaucoup moins pour une femelle, dont l'avis n'était de toute manière que rarement pris en compte. Et Nahash était douée pour avoir ce qu'elle désirait sans en avoir l'air, c'était une évidence.
Pour cette raison, le Général ressentait une certaine méfiance à son égard. Il sentait qu'il devait faire attention à tous ses mots en sa présence, et il détestait cela. Il n'avait pas envie d'être obligé de marcher sur la pointe des pattes autour de qui que ce soit. Il devait bien sûr faire preuve de retenue auprès de certains individus du clan – Vako en étant le meilleur exemple, puisqu'il n'appréciait pas toujours ses méthodes mais qu'il restait son supérieur –, mais il était hors de question qu'il fasse cela avec une quelconque lionne du clan. C'était lui le mâle, le guerrier, le Général. Ce n'était pas à lui de faire de belles palabres pour ménager la sensibilité des membres du clan. Il refusait de se laisser marcher sur les pattes par Nahash.

A son charmant sourire, Khassim répondit d'un signe de tête appuyé, comme s'il était ravi de la situation. Il ne pouvait s'empêcher d'y ajouter une pointe d'ironie, les nerfs à vif comme il les avait après toute la conversation durant laquelle il avait lutté pour ne pas perdre patte – il détestait, détestait cela.

- Ce que mon Général affirme, je ne puis le contredire, dit la femelle pâle après s'être élégamment relevée. Allons donc rejoindre les vaillants guerriers qui attendent la nuit avec impatience. Je crois savoir, de manière plus ou moins sûre, qu’ils attentent dans cette direction.

- Très bien, allons-y alors.

Le Jangowa se mit aussitôt en marche, se sentant déjà revigoré après son bon repas. Un peu de repos et il serait comme neuf. Il sentait déjà son courage redoubler à l'idée que la tranquillité approchait. Allez, encore un petit effort et ce sera fini.
Khassim avait tort, bien sûr, mais cela il ne le savait pas.
Il marcha un moment dans la direction qu'avait indiquée Nahash. Bercé par sa marche, le ventre confortablement plein, son esprit vagabonda et il se mit en mode automatique sans même s'en rendre compte. Il chemina en silence, perdu dans ses pensées, un moment avant d'en sortir subitement en se rappelant son but – trouver Chenko – et en remarquant qu'il n'avait toujours pas trouvé les autres Jangowas. Où se trouvait donc le clan? Il n'était pas sûr d'avoir cheminé longtemps mais il lui paraissait étrange que le clan soit si éloigné. Ses compagnons de patrouille et lui s'étaient séparés non loin du campement et Nahash avait rapidement ramené de la viande qu'elle avait dû laisser non loin du campement... Lé Général s'était attendu à voir le groupe de félins apparaître d'un moment à l'autre au détour d'une dune, mais il n'y avait toujours rien.
Suspicieux, il revint à la hauteur de Nahash, à un ou deux pas derrière lui, dans le but de retirer quelques explications. Il n'était pas sûr de lui sur ce point, mais craignait un coup fourré. Rien de très grave évidemment – que pourrait-elle bien faire contre lui? –, mais un petit cadeau de la Jangowa.

- Par là, tu dis? Le clan n'est toujours pas en vue. Étrange, non?

Nahash se retourna vers lui, lui renvoyant un regard plein d'innocence, mais le mâle n'était pas dupe. Il avait décidé de se méfier de la femelle, mais n'avait pas suffisamment appliqué son propre conseil. Trop préoccupé par ses propres soucis, il s'était reposé sur elle et... voilà où il en était. Floué par une femelle.
Son petit discours dégoulinant de niaiserie et d'hypocrisie ne le trompa pas: elle savait très bien ce qu'elle faisait. Bien sûr. Ses paroles étaient clairement des piques qui lui étaient destinées. Nahash n'avait pas apprécié les froides paroles de Khassim concernant ses "techniques" de chasse, et elle se vengeait maintenant qu'elle en avait l'occasion. Le Général réprima le grondement qui lui chatouillait la gorge – pas question qu'il se laisse emporter par la colère. Il valait bien mieux que cela, lui. Pour autant, ses yeux, plissés par la colère, lançaient des éclairs. Il faisait confiance à la Jangowa pour lire son langage corporel et son expression: elle saurait très bien qu'il était en colère, il n'avait pas besoin de l'énoncer.

- Mon Général saurait-il m’aider à retrouver le chemin du retour, ou encore la troupe que nous désirons voir? poursuivit Nahash avec sa feinte niaiserie, si acide aux oreilles de son supérieur. Je ne suis pas certaines de retrouver la piste avant la tombée de la nuit. Après tout, je suis si sotte.

Elle voulait jouer à ça? Très bien. Qu'elle sache donc qu'elle n'aurait pas le moindre respect venant de Khassim en persistant dans ce petit jeu, en s'entêtant à se moquer de lui. Cela ne ferait que l'éloigner de lui, même si cela lui offrait une insignifiante "victoire"... pour le moment.

- Très bien, Nahash, si tu as besoin de moi... lâcha-t-il d'une voix vibrante de colère et de dédain.

Colère parce qu'elle s'était jouée de lui, dédain pour son audace qui lui faisait penser qu'elle pouvait être son égale, voire même au-dessus de lui, avec ses mots de miel. Elle avait beau être maligne, elle était plus naïve qu'on ne l'aurait cru. Jamais elle n'arriverait à la cheville de quelqu'un comme Khassim. C'était une battante, une vipère; une vraie Jangowa en somme, mais pour autant elle n'était rien comparée à lui. Lui était Général, elle n'était qu'une femelle dont le seul atout aux yeux des mâles du clan était sa qualité de potentielle compagne.

- Je ne compte pas rester ici toute la nuit, j'ai bien mieux à faire. Si tu veux de mon mon aide, tu ferais bien de te dépêcher.

Sans perdre un instant de plus, le Général se détourna et commença aussitôt à marcher. Il n'avait pas envie d'avoir à supporter plus que nécessaire la Jangowa. Le sale tour qu'elle venait de lui jouer faisait grincer des dents le lion qui n'avait plus qu'une envie: retrouver son père et oublier cette fichue fin de journée.
Fermement décidé à en finir, il mit tous ses sens à disposition. Il s'efforça de capter l'odeur de ses congénères, d'écouter tout bruit indiquant la présence d'un grand groupe de félins, de scanner les dunes à la recherche d'un pelage familier. Il sembla à Khassim percevoir quelque chose... Un... fumet familier? Réalité ou illusion? Il n'avait qu'un moyen de le savoir.
Il marcha longtemps, sans prendre la peine de vérifier que Nahash était derrière lui. Elle pouvait bien faire ce qu'elle voulait, peu lui importait. Enfin, enfin, il arriva en vue de ce qui lui paraissait être, dans les ténèbres grandissantes, une masse de félins. Il y était! Après une longue journée – ses pattes lui rappelèrent une nouvelle fois à quel point elle avait traîné –, il était de retour parmi les siens. Un moment d'étude rapide des Jangowas lui permit de localiser Chenko. A l'idée de retrouver son père, Khassim se redressa légèrement. Finalement!

- Nous y sommes, se contenta-t-il de dire froidement en tournant très légèrement la tête en arrière. Chenko est là, nous sommes arrivés à destination.

Le mâle gris-brun était d'ores et déjà prêt à parcourir la distance qui le séparait de son géniteur. Après tout, peu lui importait la décision de Nahash. Si elle décidait de laisser tomber sa "visite" à Chenko, cela l'arrangeait bien. Malheureusement, il ne doutait pas qu'elle saisirait la moindre occasion qu'elle avait de lui imposer sa présence... Elle avait empoisonné une bonne partie de sa soirée, pourquoi s'arrêter en si bon chemin, n'est-ce pas?