C'était la fin d'une journée bien remplie. Pour une fois, j'étais assez fière de moi : j'avais réussi à choper une antilope lors du cours de chasse...bon, pas pour la manger, ni la tuer, parce que Madame Kina refusait encore qu'on tue notre gibier, mais au moins l'avais-je attrapée. Ca pour le matin, et l'après-midi, c'était un cours de combat, et là, j'me sentais dans mon élément. D'ailleurs ça n'avait pas loupé : j'avais pour adversaire un ado qui ne me portait pas vraiment dans son coeur, et pour tout ce qu'il m'avait dit, bah j'lui ai bien fait payé cette fois !

Bref, j'étais assez fière de moi, et j'estimais que mon repos à l'air frais était largement mérité. Bon, des lionceaux jouaient en faisant plein de bruit autour, mais c'était pas trop important, j'avais pas encore l'intention de dormir, alors ils n'étaient pas gênant. Nan, ce qui se révéla un peu plus gênant, c'est cette bombe débordante de vie qui m'interpella en me fonçant dessus.

Alors attention, n'allez pas croire que je ne l'aimais pas, cette Jioni. Au contraire, j'l'aimais plutôt bien. Elle était sympa, dynamique, donc quand on est lionceau, forcément, c'est toujours apprécié d'avoir quelqu'un de prompt à bouger et à jouer. Sauf que quand on devient ado, et qu'on découvre qu'on a parfois besoin de repos, avoir une telle dynamite à proximité, c'était un peu...gênant ? J'sais pas bien comment dire, parce que mine de rien, elle est pas méchante Jioni, mais il était vrai que...

« Sahale ! Bonjour ! Comment vas-tu ?»

Elle était surexcitée, comme assez souvent...du moins pour ce que je m'en souvenais. Je baillai avant de penser à lui répondre. Cela dit ce bâillement devait en dire suffisamment long à lui seul, non ? Boah...Je réfléchis un peu, avant de trouver une jolie réponse un petit peu ambiguë, pour dire que bah, c'était pas trop trop le moment de sautiller partout devant moi quoi...

- Je vais très bien dans mon inertie, et toi ?

Façon plus ou moins subtile de lui faire comprendre que son excitation me dérangeait quelque peu. Mais, bien évidemment, elle ne s'en rendit pas tout de suite compte, et elle posa LA question qui lui démangeait les lèvres, et cela m'irrita encore plus. Evidemment, elle ne pouvait pas être au fait des dernières tensions de la famille, même si elles commençaient effectivement à dater, mais quand même. Ce qui me gênait le plus, en fait, c'était qu'elle vienne me voir uniquement pour me parler de Nedge. Bon, elle veut parler de Nedge ? Parlons-en de Nedge !

- Ca fait bien plusieurs jours que je ne l'ai pas vu. Je marquai une petite pause, puis je repris : D'ailleurs, on s'évite ces temps-ci, il ne te l'a pas dit ? Nouvelle petite pause, pour laisser le temps aux sombres idées qu'elles se fassent, puis je continuai : Pour quelqu'un qui écoute tout ce que tu as à lui dire, je trouve étrange qu'il ne te tienne pas au courant de ses relations familiales, tu ne penses pas ?

Je parlais d'un ton serein qui ne trahissait en rien la colère que j'éprouvais en moi. Oui, j'appréciai quand même Jioni, mais je ne pouvais pas lui lui pardonner de venir me voir simplement pour me parler de Nedge, alors que tout ce que lui et moi faisions c'était de nous éviter, parce qu'il ne méritait pas que je lui fasse confiance. Après tout, il aimait notre père, alors que c'était un monstre fini ! Il a été banni, ce n'était pas sans raison ! Il n'avait aucun honneur et n'avait reçu que le châtiment qu'il méritait. Et Nedge, lui, s'opposait farouchement à ça, en arguant qu'il était peut-être moins mauvais qu'il en avait l'air...mais COMMENT pouvait-il le savoir, hein ?

Et voilà que sa meilleure amie venait maintenant me rappeler le souvenir douloureux que Nedge et moi, ça n'existait plus. Du temps de la Lande, nous étions aussi inséparable que l'étaient Tahora et Sora, mais à présent, c'était fini...et c'était mieux comme ça. Ce n'était cependant pas une raison pour venir me parler de lui. Et, même si j'aimais bien Jioni, j'allais lui faire doucement payer d'avoir remuer inconsciemment et involontairement la griffe dans la plaie.

La petite souris se débattait vaillamment, honorablement, oserais-je même dire. Elle voulait faire la toute douce, prenant sur elle d’avoir la patte sur l’endroit précis où il aurait été préférable pour elle qu’elle ne s’aventure jamais. Je devais reconnaître qu’elle me faisait un peu de la peine de manger pour ce que Nedge m’avait fait, et j’étais consciente que c’était injuste envers elle, la pauvre.

En vrai, que m’avait-elle fait, sinon me demander ce qu’elle ne pouvait qu’ignorer ? Elle ne pouvait pas avoir la "chance" de savoir qu’entre Nedge et moi c’était l’orage. Ce n’était pas de sa faute, c’était plutôt celle de Nedge. Nedge qui faisait tellement confiance en elle qu’il ne faisait qu’écouter ce qu’elle avait sur le cœur, et je le savais car j’en entendais tellement sur elle tous les soirs que je finissais par en avoir marre, mais qui en réalité ne lui racontait que peu de choses sur sa vie. Alors, souriceau, il était temps que tu saches…

- Il m’a trahie ! crachai-je. Il nous a trahi ! Il a avoué préféré vivre avec son père qu’avec sa vraie famille, celle qui ne l’a pas abandonné avant la naissance, celle à laquelle il doit tout. Il veut nous quitter pour ce traître, ce collabo des Nyeusis, ce banni, ce père de famille qui n’assume pas d’avoir mis enceinte notre mère ! Le problème il est là Jioni. Il dénigre sa famille pour un père dont il ne sait rien, dont on peut être sûr qu’il l’abandonnera une fois de plus lorsqu’il le reverra.

J’en avais gros sur le cœur, et l’abattre ainsi injustement sur la pauvre Jioni me faisait me ronger les griffes de culpabilité, mais il fallait que cela sorte, et qu’elle sache que son meilleur ami ne savait pas assumer responsabilités familiales. Il ne valait rien, pas mieux que notre père en définitive. Cela faisait beaucoup de mâles qui me décevaient, entre eux deux, les jeunes de mon âge qui ne savait que se payer ma tête, le Roi Kumpa qui me semblait un peu fantoche, Sora qui était niais, même si j’aimais énormément ce frère.

Je continuais froidement, malgré la réalité de mes paroles exprimées :

- Voilà ce que tu m’as fait Jioni, tu m’as rappelé le manque d’honnêteté de Nedge…Je suis désolé que ça te tombe dessus injustement, mais il fallait que cela tombe sur quelqu’un qui prétendait connaître Nedge et qui surtout venait m’en parler comme une fleur.

Je me dressai, m’étirant après être restée allongée si longtemps, puis je m’assis, la dominant de ma taille un peu plus imposante. Je ne pouvais pas continuer comme ça avec elle, elle ne le méritait pas, après tout. J’en étais consciente, consciente de tout le mal que je lui faisais, mais j’étais si énervée intérieurement que je ne pouvais m’empêcher de continuer. Seulement, je n’avais plus grand-chose à ajouter à ce sujet. C’était le moment idéal pour m’arrêter là et essayer de reprendre mon sang-froid, arrêter de verser mon venin sur ses plaies comme sur les miennes.

- Et sinon, pour te répondre quand même, je n’ai pas la moindre idée d’où il se trouve et, comme tu as pu le comprendre, si c’était un de mes soucis c’en serait le cadet, vois-tu..

J’étais vraiment trop injuste avec elle…la pauvre. Quelle image aurait-elle de moi, alors qu’elle était potentiellement la seule personne du clan qui ne nous jugerait jamais pour notre parenté ni notre apparence…mais ce monde n’étais qu’injustice, et j’étais bien placée pour le savoir.

« Alors, c’est quoi ton soucis premier ? »

Elle prenait sur elle. Elle assumait de m'avoir dérangé par bêtise et maintenant elle voulait me parler à moi. Pour l'erreur dont je la blâmais, sa naïveté était touchante, il fallait bien l'admettre. Pis bon, c'était bien la première personne à me montrer clairement qu'elle ne me jugeait pas sur ce que l'on savait de moi, mais pour ce que j'étais. Et j'étais détestable. Mais elle pardonnait. Peut-être fallait-il que je me montre digne de pardon.

Je me recouchai, lasse et nonchalante, puis je lui répondis d'une voix fatiguée :

- Il serait de l'ordre du "Comment me remplir la panse d'ici ce soir ?" tu vois..

J'avais pas une vie si intéressante ni préoccupée. Je me levais, je mangeais, je dormais, je m'entraînais, j'essayais de ne pas croiser trop de gens susceptibles de me chercher des misères, et point. Rideau. Il était donc normal que mon seul soucis réel soit mon repas, peu importe les circonstances. Je me rendais compte que c'était un peu ridicule, dans un monde "social", de se concentrer autant sur la simple nourriture, mais en fait...c'était la seule chose qui ne me décevrait jamais. Pire, c'était la seule préoccupation dont on m'avait laissée libre de penser comme je voulais.

« Je ne suis pas ton ennemie, Sahale, bien au contraire... J'aimerai en tout cas, être vraiment tout le contraire. »

Une amie ? Sur Prideland ? C'était encore possible ? Après tout, oui, puisqu'elle était déjà amie avec Nedge, celui de nous quatre qui supportait le moins bien notre arrivée ici. Mais, avais-je vraiment envie de Jioni comme amie...C'était la meilleure amie de Nedge, et même si elle était manifestement emplie de bonnes intentions à mon égard, je ne pourrai que difficilement supporter de la voir si proche de mon frère qui m'a trahie.

Mais...une amie quand même. Enfin merde, je haïssais tellement le monde au point de refuser ce genre de déclaration ? Quel égoïsme, vraiment. Malgré sa proximité avec Nedge, au moins maintenant était-elle au courant, et puis elle ne me jugeait pas, elle ! Mais quelle idiote je faisais des fois...enfin. Je me redressai, puis tournai autour de Jioni, sans mauvaise intention, juste avec un regard curieux.

- Je te crois. Après tout, tu pouvais pas savoir...

Je regardai alentour, cherchant une solution à cette situation gênante. Certes, il n'y avait pas grand monde autour de nous, mais suffisamment pour que mon laïus ait été entendu. En tout cas, bien trop à mon goût, comme d'habitude, et m'était avis qu'il valait mieux changer d'endroit pour discuter calmement. Ou juste nous éloigner de la population.

- Ca t'ennuie si on s'installe ailleurs ? Pas que je n'aime pas cet endroit, mais...je ne m'y sens pas forcément à l'aise, vois-tu ?

Pour appuyer mes paroles, je fis un signe de tête en direction des quelques personnes qu'il y avait autour de nous...Puis, je réalisai :

- Sauf si tu estimes m'avoir donné assez de ton temps..

Ce que je pouvais parfaitement comprendre. Je n'avais fait que lui faire payer ce dont elle était innocente, évidemment qu'elle pouvait vouloir me laisser un peu en paix. Ce serait normal, après tout, pour l'instant, qu'elle souhaite digérer un peu mon agressivité avant de revenir me parler. J'étais fautive, et je ne l'aurais pas volé, après tout...