Khassim fit quelques pas, s'arrêta. Les yeux fixés sur la silhouette jaune étendue au sol, il hésita. Soupirant, il reprit sa marche.
Il n'avait pas spécialement envie d'aller voir Shabel. Elle avait toujours été assez agaçante, avec sa manie de lui coller aux pattes et de lui remplir les oreilles à longueur de temps, quand elle était petite. Leur dernière rencontre n'avait pas été des plus agréables non plus, ni pour l'un ni pour l'autre, de toute évidence. Et son aventure à la frontière ne l'avait pas arrangée. Muette depuis son retour – ce qui était assez pour indiquer qu'il y avait un problème –, elle refusait de se nourrir. De bouger. S'en prenait à quiconque tentait de lui parler. Bref, l'idée d'aller parler à Shabel en cet instant ne tentait pas spécialement le nouveau Général.
Mais plusieurs Jangowas lui avaient demandé de le faire, et n'était-ce pas sa responsabilité désormais de veiller sur les guerriers du clan, en tant que Général? Pouvait-il vraiment refuser? Après tout, il ne risquait pas grand-chose. Un accueil agressif tout au plus. Bon, ça ne lui faisait pas spécialement plaisir, mais il ne se défilerait pas.

A pas lents, il finit par arriver près de la Jangowa qui ne semblait pas avoir remarqué sa venue. Elle était toujours couchée et ne semblait pas près de bouger d'un poil, mais Khassim savait à quel point c'était trompeur. Elle pouvait se relever et agresser un quelconque visiteur en un clin d’œil. Le lion resta un instant silencieux avant de se décider à parler.

- ...Shabel.

Et maintenant? Que pouvait-il bien lui dire? Il fit passer le poids de son corps d'une patte à l'autre, incertain de ce qu'il devait faire. Plus le temps passait et plus la tension grandissait. Il était de plus en plus mal à l'aise. Il ne pouvait plus reculer. Il savait qu'il devait continuer à parler.

- Comment ça va? réussit-il finalement à sortir.

Quelle question stupide. La réponse était évidente, non? Vu son état... Pourtant, Khassim ne bougea pas. Il restait léger sur ses pattes, sur ses gardes, prêt à s'enfuir au moindre signe d'agression de Shabel, mais il restait là et attendait une réponse qu'il espérait guère trop violente. Il connaissait la langue acérée de Shabel.

En venant, Khassim s'était dit que ce serait très, très surprenant que Shabel l'accueille autrement que froidement et rudement. A la Jangowa et à la Shabel, quoi.
Eh bien il avait eu raison.
Aucun changement d'expression dans le visage de la lionne quand il lui avait adressé la parole. Aucun mouvement. C'était tout juste si elle avait levé les yeux sur lui quand il avait parlé. Le Jangowa tâcha de contenir son agacement – enfin, il était Général, quand même! – et de prendre son mal en patience. Au moins, elle ne l'avait pas attaquée. C'était déjà un bon point, n'est-ce pas?

- Tout le monde sait que tu te fiches complètement de moi, pourquoi faire semblant? Inutile de perdre ton temps, tu n'auras qu'à dire aux autres que je dormais, grogna-t-elle avec une mauvaise humeur évidente.

Khassim avait bien envie de laisser là la femelle et de s'en aller faire autre chose. Tourner les talons, aller chasser, patrouiller, faire ce qu'un Général du Grand Désert pouvait faire. Au lieu de cela, il soupira légèrement et s'assit à côté de Shabel (pas trop près quand même, sait-on jamais, elle pouvait toujours griffer).
Elle avait raison, bien sûr. Il n'était pas particulièrement attaché à cette femelle capricieuse et collante. Pour autant...

- Oui, on m'a demandé de venir te voir. Mais ce n'est pas une perte de temps pour autant. Je me préoccupe de tous mes guerriers, énonça-t-il très simplement.

Étrangement, il pensait ce qu'il disait. Sans apprécier Shabel, il reconnaissait qu'elle était un des félins sous sa supervision. Qu'elle le veuille ou non, Khassim était le chef des guerriers, il avait une certaine responsabilité vis à vis d'elle. Bon, il ne fallait pas exagérer, il n'allait pas commencer à aller voir chaque adulte du clan pour leur demander comment ils allaient – il avait autre chose à faire, merci bien –, mais cela restait important de s'assurer que l'armée du Désert se portait globalement bien, c'est-à-dire toujours en état de combattre. Ce n'était pas pendant son temps de Général qu'un de ses guerriers mourrait d'une façon aussi bête, de faim et de soif!

- Tu as besoin de boire et de manger, Shabel. Tu vas perdre toutes tes forces. Il fit une légère pause, incertain quant à la manière de formuler sa pensée. Elle était encore plus instable qu'à l'habitude alors que même en temps normal il n'excellait pas dans les conseils de vie. Tu ne dois pas te morfondre sur ce qui s'est passé... là-bas. Tous deux savaient de quoi il parlait. Tu as fait ce qu'il fallait.

Shabel osa enfin lever la tête pour lui faire face et le regarder dans les yeux. Bien. Elle déclara "avoir fait ce qu'elle avait toujours voulu faire". Khassim cligna des yeux avec confusion. Si elle était consciente d'avoir bien agi, si elle avait enfin atteint un but si cher pour elle, alors pourquoi se morfondait-elle ainsi ? Les paroles qui suivirent éclaircirent un peu la situation aux yeux du Jangowa. Apparemment, une fois son objectif accompli, elle ne savait plus quoi faire...

Le mâle se sentit pris de court. Il n'y avait jamais pensé. Il n'avait jamais réfléchi à ce qui motivait la vie des autres. Lui avait son propre objectif – désormais atteint –, devenir Général, et c'était un but qui ne le laissait pas de "vide" une fois accompli. Il avait reçu le grade tant désiré, mais maintenant il devait travailler pour en être digne et le conserver. Pour lui, le travail ne faisait que commencer.
Qu'est-ce qui poussait les autres Jangowas, les Jangowas quelconques, à se lever le matin et à avancer ? L'instinct de survie ? La routine ? Était-ce tout ? Quelle vie morne cela devait être... Khassim était bien content de ne pas être dans ce cas. Lui au moins avait eu le courage de poursuivre son rêve et de ne pas se contenter de la petite vie terne et insipide qui semblait promise à la majorité des félins.

Il reporta ses réflexions sur le sujet principal, celui de la lionne désormais sans but. Il haussa les épaules. Quels étaient les choix d'une femelle au sein du clan ? Ce n''était pas comme si Shabel pouvait prétendre à un rang important au sein du clan. Le mieux qu'elle pouvait avoir, c'était la place d'Impératrice en devenant la compagne de Vako, et quelque chose (probablement ses critiques constantes de l'actuel Empereur) lui disait qu'elle n'en avait aucune envie… Alors que pouvait espérer la sang-mêlé ?
Avant qu'il ait pu émettre la moindre syllabe, toutefois, Shabel bougea. Le Général redressa les oreilles, surpris qu'elle décide si soudainement de se lever alors qu'elle venait d'avouer ce qui l'en empêchait auparavant. Malgré son étonnement, il était soulagé qu'elle ait décidé de se lever. Réconforter les autres ne faisait pas partie de ses talents et il ne savait pas s'il aurait réussi à trouver un argument pour la convaincre de se mettre debout.
Sauf que plusieurs jours passés sans bouger, sans boire, sans manger, avait eu raison de la force de Shabel. Vacillant sur ses pattes, elle perdit l'équilibre à peine la station debout atteinte. Elle allait s'effondrer sur Khassim – qui n'eut que le temps de contracter ses muscles, en bon guerrier se préparant à l'impact – mais se rattrapa de justesse: elle frôla le Jangowa, évitant la collision.

- Je suis désolée, je suis désolée. Cela n'arrivera plus, je suis désolée, dit-elle frénétiquement.

Khassim soupira, presque plus agacé par le fait que la Jangowa se confonde en excuses à ce point que par le quasi-impact qui avait eu lieu. Il n'avait pas apprécié, mais elle s'était excusée, cela suffisait, pas besoin de fondre devant lui. Surtout, elle s'était levée ! Elle avait bougé ! Enfin un changement positif. Elle n'allait pas mourir de faim et de soif ici, apparemment.

- Peu importe, répondit-il avec impatience, le bout de sa queue s'agitant de gauche à droite. Il n'avait pas envie de s'attarder sur cette situation, il avait autre chose à faire... et elle aussi, maintenant qu'elle était sur pattes. Eh bien… Pourquoi tu ne prends pas un compagnon et n'as pas de lionceaux ? Élever une partie de la nouvelle génération… C'est une bonne perspective, non ?

Pour une femelle, sous-entendait-il. Khassim n'était pas vraiment convaincu par ses propres paroles, car si lui avait dû se contenter uniquement de cela, il n'aurait pas été heureux du tout. Il aurait forcément cherché autre chose. Il aurait eu l'impression de rester statique, or il avait besoin de faire des choses et d'avoir de l'importance. Au moins, en tant que mâle il aurait toujours eu le droit de patrouiller aux frontières, de briguer les rôles d'importance du clan. Shabel... que pouvait-elle faire, à part s'occuper des jeunes ? C'était bien une question à laquelle il n'avait pas la réponse.

- Regarde-moi bien, Khassim, répondit finalement la lionne d'un ton étonnamment posé et sérieux. Crois-tu vraiment que quelqu'un voudra un jour de moi?

Il cligna des yeux, redressa la tête sous le coup de la surprise. Ces paroles le surprenaient plus que tout ce qu'elle lui avait dit d'autre ce jour-là – voire depuis qu'ils se connaissaient. Shabel, parler calmement de ses propres problèmes et vulnérabilités? Impensable. Pourtant, elle avait raison sur toute la ligne. Son demi-sang la poursuivrait toute sa vie. Personne dans le Désert n'oublierait jamais qu'elle était à moitié étrangère, plus encore qu'on se souviendrait que sa mère était une traîtresse.
Mais il ne partit pas. Il ne comptait pas abandonner si facilement, et ce n'était sûrement pas Shabel qui allait le congédier. Resté un instant silencieux, il s'anima.

- Et tu comptes laisser les choses comme ça? Tu vas juste abandonner? Baisser les pattes?

Il espérait la pousser à bout, la forcer à réagir, à retrouver sa combativité habituelle. Où était Shabel, la lionne au caractère redoutable et redouté de tous les lions du clan? Tous connaissaient sa personnalité. Tous se voyaient forcés de marcher sur la pointe des pattes et de surveiller leurs paroles autour d'elle s'ils ne voulaient pas subir son courroux.
Elle allait peut-être tourner son agressivité contre lui, chose qu'il allait probablement regretter par la suite, mais cela importait peu à l'instant présent. Tout valait mieux que cette apathie. L'indifférence de la lionne était déroutante et déplaisait à Khassim. Avec une attitude pareille, elle perdrait vite toute motivation de faire quoi que ce soit et n'aurait plus la moindre once d'efficacité.

- Tu ne sais pas si les choses vont s'arranger ou pas, tu n'as pas encore essayé. Agis! Qu'est-ce qui peut arriver? Au pire, ça ne marche pas, au mieux tu améliores ta situation. En revanche, te morfondre ne t'aidera pas, quoi qu'il arrive.

Cette affirmation était vraie chez les Jangowas plus que n'importe où ailleurs. Au sein du Grand Désert, les faibles mourraient, les forts vivaient. Les détenteurs d'un caractère fougueux prospéraient, les autres vivaient péniblement. C'était ainsi. Dans les autres clans, les poids morts étaient portés par le reste des bien-portant, mais pas chez les Jangowas. Pour vivre dans le Désert, il fallait être résistant. Ne jamais faiblir.

- Si tu abandonnes aujourd'hui, tu as déjà perdu.

L'abandon. L'échec. La pire des choses, le plus grand déshonneur pour un Jangowa.

- Ton sang est impur, c'est vrai, et c'est quelque chose que tu ne pourras jamais changer. Mais ton attitude est celle d'un vrai Jangowa, et de cela tu peux être fière. Certains membres du clan ne peuvent pas s'en vanter, dit-il. Il savait, tout comme elle, qu'au moins cela était vrai. La tendance avait longtemps été à la mollesse ces derniers temps, chose que Khassim ne comptait pas laisser se poursuivre – s'il pouvait l'empêcher, dans son nouveau rôle.

Si elle restait toujours mutique, il ne saurait plus que faire. Il avançait déjà en terrain inconnu, tant parce qu'il ne connaissait guère son interlocutrice que parce qu'encourager les gens de cette manière n'était pas dans ses habitudes. Si ça ne marchait pas, que lui resterait-il?
Si ça ne marchait pas, peut-être que ses efforts n'en vaudraient pas la peine. Si elle restait aussi apathique, peut-être que rien ne la tirerait de sa léthargie. Ce serait un beau gâchis, étant donné le caractère si Jangowa et les aptitudes au combat de Shabel, mais qu'y pouvait-il?

Les efforts de Khassim n'eurent pas l'effet escompté: si ses paroles provoquèrent bien une étincelle, une réaction, ce ne fut pas celle attendue. Shabel ne fut pas motivée, uniquement agacée. Ses paroles acerbes le prouvaient bien, et, le Jangowa ne pouvait pas s'empêcher de se le dire, elle n'avait pas totalement tort. Jamais il ne le reconnaîtrait à haute voix, et encore moins devant elle, mais... malgré tous ses efforts, elle restait toujours en arrière, toujours victime des idées préconçues formées sur la base de son sang par les lions des sables. S'il était honnête, Khassim ignorait si elle pourrait jamais dépasser les opinions que les autres avaient d'elle.
Il fit passer son poids d'une patte à l'autre, légèrement mal à l'aise, mais s'efforça de garder un visage stoïque. On ne dirait pas de lui qu'il avait reculé devant la moindre situation, toute inhabituelle qu'elle puisse être.

- Je sais qui je suis, et je sais ce que je suis, clama finalement la lionne. J'ignore simplement ce que je dois faire pour que tout le monde le voit. J'ignore simplement ce que je dois faire pour que les autres m'acceptent.

Son interlocuteur resta silencieux. Derrière une façade impassible, il cherchait désespérément quelque chose à répondre. Il était à court d'idées. Ses paroles précédentes avaient déjà été difficiles à trouver et cela avait représenté un effort pour lui de dénicher quelque chose à répondre à Shabel, des mots réconfortants ou motivants.
Ce fut de nouveau la Jangowa qui brisa le silence qui régnait. Ses mots résonnèrent entre eux deux, malgré l'hésitation qui les avait précédés.

- Si seulement tu voulais bien me laisser une chance...

Khassim savait reconnaître quand il était temps de filer. Il était un grand et fier guerrier Jangowa, du genre qui n'abandonnait jamais et qui se battait crocs et griffes jusqu'à son dernier souffle, mais là la situation était différente. Il n'avait toujours rien à répondre à Shabel, seulement elle s'adressait directement à lui. Difficile de s'en tirer sans dommage.
Prenant le parti de faire comme si les dernières paroles de Shabel n'avaient rien de particulier, il se ressaisit, se redressa et regarda la Jangowa comme si de rien n'était.

- Je crois que cette discussion t'a un peu fatiguée, Shabel, mais ne t'en fais pas, lui recommanda-t-il d'une voix qui, il l'espérait, sortait assurée et naturelle. Ça va, mh, s'arranger, tu verras. Repose-toi un peu. Je vais aller m'assurer que les patrouilles se déroulent bien mais j'enverrai quelqu'un s'assurer que tu t'hydrates et te nourris.

Sur ces mots, il fit volte-face et s'éloigna. Il irait voir Léhona et lui ordonnerait de vérifier que sa fille se rétablissait. Qu'elle n'aille pas replonger dans sa léthargie après les efforts qu'il avait fournis! Ça changerait l'ancienne de pouvoir se rendre utile, pour une fois.