Lorsqu'Uzazi se réveilla, c'était le beau milieu de la nuit. Couchée dans la grotte du Rocher de la Fierté, au milieu des corps endormis de ses camarades de clan, elle semblait être la seule éveillée.
Tout était silencieux, la lune baignait la scène de son éclat d'argent et rien ne venait troubler le silence paisible de la nuit. C'était à se demander ce qui avait tiré la femelle gris sombre du sommeil, mais elle savait. Pressentiment, certitude. Elle savait que le moment était venu, elle n'avait pas pu manquer les signes. De jour en jour elle s'affaiblissait, son pas ralentissait et son sommeil s'allongeait, prenant doucement le pas sur le temps qu'elle passait debout. Malgré la naissance de ses petits-enfants qui lui redonnait de l'énergie, il ne fallait pas se leurrer. Cette énergie n'était pas infinie, elle n'était pas immortelle.
Uzazi aurait pu tout bonnement s'éteindre dans son sommeil, pourtant elle s'était réveillée comme si une force surnaturelle l'avait tirée de l'étreinte de la nuit pour lui laisser un dernier instant avec ses proches. Eh bien, elle n'allait pas le gâcher.

Réunissant ses dernières forces, elle se leva et s'avança d'un pas chancelant vers Mina, endormie heureusement non loin. Du bout du museau, elle entreprit de la réveillée.

- Mina... Mina, murmura-t-elle. Mina, réveille-toi. Je... Peux-tu aller chercher ton frère?

Étrange de pouvoir enfin dire ces mots si doux, ceux d'une famille réunie, maintenant qu'elle approchait du terme. Mais ce n'était pas le moment de méditer sur les tours surprenants qu'avait pu prendre sa vie au fil de ces longues années. Le temps pressait, Uzazi le sentait, et elle souhaitait en faire bon usage.
Maintenant qu'Azari était le chef des Gardiens – quelle joie que son fils ait trouvé sa voie! –, il ne vivait plus guère au Rocher de la Fierté. Désormais, ses étaient au Repère des Gardiens: bien que non loin, il n'y avait pas de temps à perdre si elle voulait le revoir une dernière fois.
Uzazi s'assit tandis que sa fille sortait de la caverne sans perdre de temps. Enveloppant avec douceur les deux boules de poils de Mina et Sabaru, les petits-enfants de l'ancienne, elle entreprit de les tenir au chaud. Désormais, il ne lui restait plus qu'à attendre. A repousser la mort encore quelques instants, suffisamment pour partager un dernier instant avec ceux qu'elle aimait.

Il sembla à Uzazi que l'attente durait des années entières. Jamais elle ne s'était sentie si fatiguée, si lasse. Malgré sa peine à l'idée de laisser ses enfants derrière elle, elle était prête à partir. Le poids de sa longue existence et de tout ce qu'elle avait vécu l'alourdissait et l'entraînait vers le fond. Elle peinait à garder la tête hors de l'eau. En un sens, c'était un soulagement de se dire qu'elle pourrait bientôt mettre fin à ses efforts et enfin se reposer.
Mais pas avant d'avoir accompli une dernière chose. Percevant plus que voyant du mouvement à l'entrée de la grotte, elle réunit ses maigres forces. Cligna des yeux. Sa vision s'éclaircit et elle aperçut son fils qui s'élançait vers elle. Azari. Mina le suivait de près. Le grand mâle s'allongea en face de l'ancienne, la salua tendrement du bout du museau, tandis que sa demi-sœur se couchait aux côtés d'Uzazi, pressée contre elle. La vieille femelle eut un sourire en sentant ses deux enfants, ce qu'elle avait de plus précieux, avec elle pour ses derniers instants.

- Je t'aime... Maman... murmura Azari.

Le souffle d'Uzazi se prit dans sa gorge qui se serrait. Ces mots, même dits et répétés, même après des années, ne manquaient jamais de l'émouvoir. L'amour inconditionnel d'un enfant était la plus belle chose que l'ancêtre avait jamais reçu, et cela apparaissait chaque jour comme une surprise malgré les nombreuses occurrences de cet amour.
Surtout, après tout ce qui s'était passé entre Uzazi et son fils – même si la lionne anthracite n'avait jamais eu l'intention de lui causer le moindre tort –, l'ancienne était toujours stupéfaite par l'amour que lui portait toujours Azari. Le mâle avait longtemps souffert de l'abandon de sa mère, et cette dernière ne s'était jamais départie de sa culpabilité.

- Je sais... Je... Je suis désolée de t'avoir laissé. De n'avoir pas été là quand tu avais besoin de moi. Elle secoua la tête, se serra contre son fils. Je n'ai jamais cessé de t'aimer.

Elle appuya ses mots d'une profonde étreinte. Elle espérait faire passer par des gestes ce qu'elle ne pouvait exprimer avec des mots. Uzazi inspira profondément, réunissant toute son énergie pour poursuivre.

- Je suis très fière de voir ce que tu es devenu, même sans mon soutien ou mon aide. De voir ce que vous êtes devenus, appuya-t-elle en regardant Mina à son tour. Vous avez tous les deux commencé votre vie avec le poids de l'identité de vos pères, mais l'un comme l'autre vous avez su passer outre. Vous avez tracé votre chemin et vous avez tous les deux trouvé votre voie et votre bonheur.

Uzazi marqua une nouvelle pause pour reprendre son souffle. C'était triste à dire, mais après cette déclaration elle était encore plus fatiguée et avait besoin de se reposer. Incroyable comme quelques simples mots pouvaient lui coûter! Mais elle entendait bien continuer; elle n'avait pas fini.
Elle se blottit encore un peu plus contre ses deux enfants – ménageant tout de même les deux petites créatures entre ses pattes. Elle cherchait un peu de chaleur. Plongeant son regard dans les yeux, d'or pour l'un, gris-vert pour l'autre, elle y trouva la force nécessaire.

- Azari, je suis heureuse que tu aies trouvé ta place dans ce clan. Je sais comme ça a dû être difficile compte tenu de ton héritage... Te voir devenir le chef des Gardiens m'a procuré une immense joie. Quant à toi, Mina, je ne pourrais pas être plus fière de te voir épauler Kumpa, épanouie dans ton rôle de Majordome et auprès de Sabaru et de vos enfants. Vous... avez tous les deux de quoi être fiers de vous.

Les deux félins auxquels elle s'adressait se serrèrent à leur tour contre elle, murmurant des mots dont Uzazi eut du mal à saisir le sens. La fatigue lui embrumait les sens et lui brouillait l'esprit. Elle saisit toutefois l'essence de ce qu'ils lui répondaient: ils lui assuraient leur amour. Elle lâcha un faible ronron éraillé, rendue incapable par l'émotion et par l'épuisement de faire davantage.

- Je... je suis désolée... de ne pas pouvoir être là davantage. Pour vous, pour Nyamu et Khenda... Mais je vous aime. Je vous aimerai toujours. Et j-je vous souhaite d'être heureux dans les chemins que vous avez emprunté.

Les mots avaient de plus en plus de mal à se frayer un chemin dans l'esprit d'Uzazi, et encore plus à passer la barrière de ses lèvres. L'ancienne savait qu'elle n'en avait plus pour longtemps, mais la peine ressentie à l'idée de laisser ses enfants était amoindrie par la certitude qu'ils avaient trouvé leur voie. Qu'ils avaient trouvé ce qui les comblerait.
Elle posa lentement la tête sur le sol. Força ses muscles crispés par l'effort qu'elle fournissait à se détendre. Relâcha un petit souffle d'air de ses poumons.

- P... profitez de tout ce que la vie vous offre, recommanda-t-elle d'une voix qui allait en s'affaiblissant. Adieu... Je vous aime.

Enfin, elle s'accorda le droit de relâcher complètement les muscles de son corps. Uzazi cessa de batailler contre l’œuvre du temps. Tressaillant, elle prit une dernière fois conscience de son environnement: l'air frais de la nuit, la douce lumière lunaire, les corps chaux et doux d'Azari et de Mina tout contre le sien, les odeurs prometteuses de la savane endormie, les murmures étranglés de ses enfants... Et lâcha complètement prise. En paix, elle ferma doucement ses paupières. Sa respiration se fit plus lente, de plus en plus inaudible, de plus en plus faible.
Uzazi mourut sans s'en rendre compte, comme tombée endormie.