Le Paradis. Tu ne devrais pas y aller. Tu n’en as pas vraiment le droit : l’on ne cesse de te répéter combien les choix que tu fais sont mauvais et combien le lion que tu es en train de devenir se dirige sur une voie sombre et dangereuse. Le Paradis est inaccessible, et tu ne peux y prétendre : même si, pour toi, il se trouve entre les pattes de ton père – des pattes accueillantes et prêtes à prendre soin de toi. Mais les autres appellent ça l’Enfer, alors soit, s’ils le disent tous, c’est qu’ils ont raison.

Tu es abattu, las, et tu gravis la Colline d’un pas lourd. Les épaules affaissées, la tête baissée et les yeux fixant le sol, tu n’as rien des jeunes bravaches de ton âge. A ce moment crucial de la vie où la crinière se met à pousser et où la taille augmente, bien des enfants se pavanent devant leurs pairs, qui les encouragent et les admirent en retour. Oh, ton père aurait sûrement été fier et heureux d’avoir un fils aussi fort et prometteur. Mais aucun sourire n’illumine ton visage et, au lieu de profiter des moments trop fugaces de la jeunesse, tu ne penses qu’à tes tracas quotidiens. Tu as pourtant de l’espoir, car tu revois Tahora t’affirmer qu’elle veut le rencontrer – mais tu penses aussi à Sahale qui jure que tu l’as trahie. Que tu les as tous trahis. Même Sora semble être d’accord avec elle. Et maman, alors ? Que pense maman ? Sûrement la même chose. Elle doit te détester, elle aussi.

Tu atteins le sommet de la butte, et voici que tu te figes, interdit. Car sur la Colline a déjà élu domicile l’être le plus pur du monde. Tes oreilles se font tombantes, et tu recules déjà doucement – elle te fait dos, tu peux donc encore t’éclipser avant qu’elle te remarque… Depuis combien de temps l’évites-tu ? Plusieurs longs mois de solitude et de détresse. Elle était pourtant ton rayon de soleil, la seule à te sourire avec sincérité, à jouer sans crainte et à croire en toi. Enfin, non. Ce n’était pas toi qu’elle avait connu. Tu avais menti, caché la vérité, tu t’étais fait passer pour quelqu’un d’autre : un lionceau on ne peut plus normal avec une famille comme toutes les autres. Mais elle avait su, bien sûr qu’elle avait su – tout le clan savait, et même les gentilles petites filles l’apprennent un jour, la Vérité. Depuis, tu avais eu terriblement honte, et tu n’avais eu de cesse de la fuir et de l’éviter.

L’on ne peut pas vraiment te blâmer pour ça. Tu es un démon. Pas par le sang qui coule dans tes veines, mais par l’envie d’aimer que tu ressens. Oh, mais que leur apprend-on à l’école ? Quelle logique suivent-ils ? On leur dit que quiconque veut aimer, même les plus mauvaises personnes, est par conséquent aussi mauvais qu’elles. Cette preuve d’amour n’est-elle pas plutôt le signe d’une pureté de cœur inouïe ? Mais non, c’est tout le contraire, c’est le signe du démon qui naît. Si c’est ça que disent les Pridelanders – et c’est ce qu’ils disent tous, car aucun n’a trouvé nécessaire de te prouver le contraire – et si tels sont les mots de Kumpa, alors soit. Ce clan n’est décidément pas fait pour toi.

Et si démon tu es, alors quoi de plus logique que d’éviter l’ange tout proche ? Tu veux la protéger, à ta manière. La protéger du mal qui te ronge, de la noirceur que les autres te prêtent – la protéger, en somme, de toi-même. Alors tu recules encore, t’apprêtes à faire demi-tour – mais voici qu’une voix cristalline et heureuse te stoppe dans tes mouvements.

— J’espère que tu ne vas pas t’en aller… super-héros !

Tu pourrais encore t’enfuir à toutes jambes, mais tu n’es pas impoli à ce point. Alors, tout penaud, tu redresses la tête pour croiser le regard vert et pétillant de Jioni, qui te scrute par-dessus son épaule.

— Jioni…

Ta voix est faible, chevrotante. Ce seul mot exprime tant de regrets, de tristesse et de peur, que tu n’as pas vraiment besoin d’en dire plus. Tu veux lui demander pardon, pardon de lui avoir menti, de l’avoir trahie elle aussi, d’avoir tant cherché à la fuir. Le problème, c’est que tu ressens toujours ce besoin de fuite, et que même l’émeraude de son regard ne parviendra pas à te piéger très longtemps.

Tu hésites, fais un pas vers elle, puis te ravises en titubant presque. Tu penses qu’elle te déteste, que tu n’as pas le droit de l’approcher – et pourtant, elle est aussi gaie que tu l’as toujours connue et elle dit ne pas vouloir que tu t’en ailles. Comment peut-elle être si heureuse ? Tu ne comprends pas. Jioni est une véritable énigme – et même si d’aucuns la considèrent simple d’esprit et de caractère, elle reste pour toi d’un profond mystère.

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Elle cesse de te fixer mais rayonne toujours autant. Tu ne sais pas ce que tu es censé faire – aller t’asseoir près d’elle ? te rapprocher ? t’éloigner ? – alors tu ne bouges pas d’un poil et reste planté là comme un poireau. Tu cherches des mots qui ne viennent pas. Tu aimerais tant que tout redevienne comme avant ! Plus de mensonges, plus d’histoires compliquées, plus rien que deux lionceaux innocents qui jouent ensemble en toute impunité… Pourtant, tu as tout fait foirer. C’est donc à toi de réparer les choses, mais comment faire ? Tu n’entrevois aucune solution, tu n’as pas le courage de faire face à ton petit ange. Alors, tu penses déjà à t’enfuir. Mais elle te devance.

— Tu sais… Je me suis souvenue de ce qu'on s'est dit après que tu m'aies sauvé la vie.

Tu frissonnes en te rappelant cette fameuse rencontre. Tu as été brave ce jour-là, plus brave que jamais auparavant – plus brave même que la foi où tu as osé rencontrer ton père ! Mais pas assez brave pour dire la vérité… Tu baisses la tête, honteux. Tu t’attends à des reproches, et tu es prêt à les supporter. Tu mérites bien toutes les injures du monde !

— Je suis désolée… J'ai été terriblement naïve de croire que tout le monde pouvait naître avec le bonheur le plus parfait. Je me rends compte que j'ai dû te mettre mal à l'aise et je me sens coupable.

Tu redresses la tête, interdit. Elle… s’excuse ? Mais pourquoi ? Elle n’a rien fait de mal – c’est toi qui lui as menti, c’est toi qui as fauté ! Ta surprise laisse vite la place à une culpabilité plus puissante encore que précédemment. Jioni se sent mal par ta faute, alors qu’elle a toujours été la meilleure amie que tu n’as jamais eue. Tu sens tes yeux s’embuer et commencer à piquer, ta gorge se resserrer. L’état de Jioni te désole, c’est indéniable.

— Je m'en fiche.

Elle te regarde à nouveau, et tu ne peux que rester prisonnier de ses yeux, aussi humides que les tiens. Tu retiens ton souffle, tu as du mal à comprendre ce qui se passe. Elle est terriblement gentille, comme toujours, mais étrangement, tu ne t’y attendais pas. Pessimiste, tu voyais déjà les cris et les insultes pleuvoir, un peu comme avec Sahale. Mais Jioni, c’est tout le contraire…

— Je me fiche totalement de ce qu'ils pensent tous. Je me fiche de savoir ce qu'a fait ton père. Je me fiche aussi de savoir qu'il a été exilé. Tu es trop précieux pour moi pour que je puisse me préoccuper de ça… Pardon Nedge.

… Précieux ? Elle te considère comme… précieux ? Non, tu n’es pas précieux. Tu l’étais pour quelques personnes autrefois, mais plus maintenant. Tu n’es plus le précieux frère que ta fratrie chérissait, tu n’es même plus sûr d’être le précieux fils que ta mère aimait tant. Le seul qui, tu en es certain, te considère comme précieux, c’est bien ton père.

Mais il y a aussi Jioni. Jioni, qui dit qu’elle se fiche du statut de ton père, de tout le mal qu’il a bien pu faire. Jioni, qui verse des larmes en ton honneur. Alors, tu n’arrives plus à te retenir et toi aussi tu pleures. Tu t’étais pourtant promis que tu ne pleurerais plus jamais après la dispute que tu avais eue avec Sahale – mais là, tu ne tiens plus.

Et puis, comme pour briser cette tension ambiante, tu t’élances vers ton amie de toute la puissance de tes pattes. Tu veux l’étreindre, stopper ses pleurs, demander pardon à ton tour – mais dans la violence de tes sentiments, tu la percutes et vous fais tous les deux tomber en avant. Tu la prends dans tes pattes, enfouis ton visage dans sa fourrure, y sèche tes larmes avec égoïsme, et la force de ton câlin la contraint à rester plaquée au sol.

Il est étrange, ce contraste. Tu es doux et violent à la fois, triste mais heureux, tu lui montres ta faiblesse et ta sensibilité tout en la maîtrisant sous la force de ton corps qui grandit. Tes émotions sont en ébullition, et la violence de tes gestes n’est qu’un faible écho au tumulte de tes sentiments.

— C’est moi qui te demande pardon, Jioni ! réussis-tu à caser entre deux sanglots, d’une voix faible et brisée.

Oh Nedge, tu aurais dû garder ton sang-froid. Tu aurais dû te montrer calme, t’approcher de Jioni avec douceur et la consoler comme un grand lion viril. Mais non. Au fond, ce sont les hyènes qui ont raison : les mâles sont vraiment des bébés. Mais tu t’en fiches, et tu pleures encore, et tu t’accroches à Jioni comme si elle était la seule chose au monde capable de te sauver. Et c’est sans doute le cas.

— Je suis désolé, je n’aurais jamais dû te mentir ! Et je n’aurais jamais dû te laisser seule comme ça… Je t’en prie Jioni, pardonne-moi !

Tu n’oses même pas la regarder en face, alors qu’elle a eu le courage de te fixer dans les yeux pour présenter ses excuses. Mais toi, tu gardes le visage dans sa fourrure, honteux et déboussolé.

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Elle te serre dans ses pattes, te console et te réconforte. Aussi étrange que ça puisse paraître, tu te sens en sécurité dans l’étreinte de la petite lionne. Tu te sens compris, aimé, et chaque larme qui s’échappe de tes yeux emporte avec elle quelques kilos du fardeau qui pèse lourd sur tes frêles épaules de pré-adolescent.

— Je te pardonne Nedge… Je te pardonne tout.

Ces simples mots suffisent à te soulager d’une manière incroyable. C’est comme un coup de baguette magique, un remède miracle, et tes sanglots perdent en violence. Tu commences faiblement à te calmer, rassuré par la chaleur de Jioni toute proche. Tu n’avais plus senti un tel réconfort depuis longtemps. Même les câlins de ta mère ne suffisaient plus à alléger ton joug – oh, depuis combien de temps te sens-tu si seul ? Quand, exactement, ta déchéance avait-elle commencé ?

Le déménagement a dû lui faire un choc, diront certains. Il n’a pas su s’habituer à Prideland, se faire à la vie de clan – il n’est d’ailleurs pas le seul lionceau traumatisé de la sorte. D’autres diront que le malheur a commencé à sa naissance – qu’il n’avait, de toute façon, aucune échappatoire possible. Mais on rétorquera que la naissance n’avait rien à voir dans l’équation – c’était depuis sa conception que le fils aîné de Nawapa avait été maudit.

Les plus superstitieux disaient même que c’était là la décision des Grands Esprits. Pour sauver le reste de la portée du Mal coulant dans les veines de Kigeni, ils auraient décrété que seul le premier-né, à savoir toi, Nedge, en serait atteint. Ainsi, tes jeunes frère et sœurs auraient droit à une vie correcte, plus ou moins intégrés dans le clan, avec un avenir prometteur et autant de chances que n’importe quel autre Pridelander – ce dont tu ne bénéficierais jamais.

— Je te laisserai jamais tomber Nedge. Jamais, jamais jamais ! Je veux que tu me fasses pleinement confiance, que tu puisses me dire tout ce que tu veux sans avoir peur de ma réaction…

Ton cœur se serre davantage à ces doux mots. Tu t’apaises enfin, te rends peu à peu comptes de ta chance. Tu as une amie, là, prête à t’écouter ; une amie plus gentille que quiconque, une amie qui soit réellement désireuse de t’aider. Tu voudrais la remercier, lui dire quelque chose, n’importe quoi – mais ta gorge est trop serrée pour te permettre de parler et tu prends d’abord le temps de te calmer entièrement.

De longues minutes passent en silence. Tu desserres à peine ton emprise sur Jioni, comme si tu avais peur qu’elle s’en aille ou qu’elle disparaisse soudainement. Vous commencez tous les deux à sécher vos larmes et, bientôt, vous êtes apaisés. Le calme après la tempête.

— Dis… Tu vas faire quoi ?

Tu la relâches finalement et, couché à côté d’elle, la regardes d’un air triste et un peu absent. Tes pattes restent sur sa fourrure, comme pour la rattraper au cas où quelque chose viendrait te l’arracher. Tu as peur, peur de perdre une alliée si précieuse. Tu vas faire quoi ? Tu ne sais pas trop. Tu n’oublies pas qu’un havre de paix et d’amour se cache quelque part par-delà les frontières. Où exactement, tu ne sais pas, mais tu sais que tu pourrais le chercher des années durant sans t’en lasser si jamais tu le décidais. Ce serait toujours mieux que la vie à Prideland…

Mais, en même temps, il y avait Maman à Prideland. Et Tahora, Sora, Sahale… et Sadaka, aussi. Et si, un jour, il avait besoin de toi ? Perdu dans tes pensées, tu souris doucement en te disant que la meilleure façon d’aider ton prince serait justement de quitter les Terres de Fierté pour trouver des réponses aux questions que vous vous posez tous les deux. Mais peut-être n’auras-tu, au final, même pas besoin de le faire : et si Sadaka trouvait enfin son salut à Prideland ? S’il y trouvait sa place ? Ou, au contraire, s’il découvrait par lui-même ce qu’il cherchait ? Rien ne disait qu’il aurait réellement besoin de toi…

Un peu déçu par cette éventualité, ton sourire s’efface et tu reviens à la réalité. Tu es complètement perdu.

— Je sais pas…

Tout le monde a l’air de vouloir que tu restes là. Mais toi, tu ne te sens pas bien à Prideland. Est-ce cependant une raison de partir, seul, à la découverte du monde ? Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ?

— Des fois, j’aurais presque envie de partir voir du pays. Tu rigoles, sarcastique. C’est bête, hein ?

Tu t’attends à ce qu’elle réagisse comme les autres, qu’elle te dise qu’il n’y a pas meilleur endroit que Prideland. Et ce n’est pas totalement faux – les lions sont faits pour vivre en clan. Seul, tu vivrais mal, tu le sais très bien. C’est surtout ça qui te rend si indécis – la solitude n’est pas forcément meilleure qu’un clan qui te juge et murmure derrière ton dos.

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Le rayon de soleil s’illumine, sa voix se fait légère et elle rit. Comme si l’idée n’était pas si bête que ça, comme si tu n’étais pas condamné à la vie paisible de Prideland. C’est vrai, Jioni ne te juge pas, et elle t’étonne encore avec ses réactions positives. C’était tellement idiot d’avoir peur d’elle…

— Ahah, non je ne trouve pas que ça soit bête, au contraire ! Tu imagines tout ce qu'il y a à voir ?

A vrai dire, ce n’est pas tant pour les merveilles à découvrir que pour fuir le clan que tu imagines l’éventualité de partir sur la route. Mais Jioni reste étonnamment positive, et ses yeux brillent de mille étoiles. Quels paysages somptueux son esprit a-t-il inventé ? Quelles créatures voit-elle en rêve ? Pensif, tu observes son visage rayonner de bonheur et de soif d’aventure. Tu as toujours du mal à comprendre sa capacité à être aussi enjouée en toute circonstance. Même après que tu l’aies sauvée, dans les Gorges, elle n’avait pas eu peur ni avait réclamé sa maman… elle avait juste ri.

— En plus, tu as de la chance, tu as déjà vu autre chose toi ! Moi je suis née après le retour sur Prideland et je n'ai eu vent que des histoires de la Lande. J'aurai aimé voir à quoi ça ressemblait. Et puis il y a d'autres choses aussi, tellement d'autres choses et j'aimerai tout voir !

Oh oui, c’était chouette la Lande. Tu aurais préféré y rester. La vie débordante de Prideland ne te convient décidément pas, et tu repenses encore souvent avec nostalgie aux terres désolées de ta naissance. Étrangement, tes cadets de portée n’ont pas l’air de bien s’en souvenir – mais toi, tu chéris précieusement ces souvenirs et n’as jamais cherché à les remplacer par la Fierté des lions.

— Pardon, je me suis emballée ! Mais je veux voir plus de choses, c'est vrai. Je ne veux pas seulement écouter les grands raconter leurs voyages…

Tu ris doucement en pensant que Jioni, elle s’emballe toujours de toute façon. Ça fait partie de son charme…
Tu comprends qu’elle veuille faire ses propres expériences et qu’elle puisse en avoir marre des récits des adultes. Et, imperceptiblement, tu commences à espérer. Si elle désirait tant découvrir le monde, alors peut-être que… ?

— Je pense que voyager c'est bien, il y a tant d'endroits merveilleux à voir que ce serait du gâchis de rester toute une vie sans voir autre chose que les hautes herbes de la savane. Tu te laisses une nouvelle fois emprisonner par son regard, attentif à ses paroles. Mais, ça doit être ennuyant de le faire tout seul… Du moins, pas amusant, et s'amuser quand on découvre c'est quand même important !

Il était bien là le cœur du problème. La solitude. Et puis, ce n’était pas juste une question d’amusement, mais aussi une question de survie ! A plusieurs – même à deux – on a toujours plus de chances d’en réchapper. Parce que pour un jeune lion seul en exil, chasser est une véritable épreuve pratiquement insurmontable. Il faudrait se nourrir de charognes et compter sur la chance et la clémence du Cycle de la Vie… Du coup, tu en viens à te demander si ton père va bien. S’il parvient à se nourrir, à éviter les lions – car, désormais, il est ennemi de tous les clans. Malgré sa force et sa bravoure, Kigeni reste un mâle solitaire dont la survie est tout sauf assurée…

— C’est vrai. Tout seul… ça doit être l’enfer. J’ai vraiment pas envie d’être seul…

Pourtant, n’est-ce pas toi qui cherches tant à t’isoler ? A éviter les jeunes de ton âge, et même les adultes du clan ? A vouloir être seul avec tes pensées, seul pour fuir les regards et les chuchotements…
Mais non, ce n’est pas pareil. Tu es déjà seul contre le reste du monde – avec de rares alliés qui se comptent sur les doigts d’une patte – mais être réellement seul, avec rien d’autre que de la terre à perte de vue… c’est autre chose. Ça fait un peu peur, surtout quand on oscille tout juste entre l’adolescence et la période qui la précède. C’est jeune, pour partir. Jeune, mais tout de même faisable.

— Tu sais… commences-tu, comme pour changer de sujet, je me sens bien avec toi. Je me sens… chez moi. Tu m’as manqué.

Et tu lui souris doucement, incertain quant à tes propos. Tu n’es pas sûr d’avoir été très clair, mais tu essaies de lui faire comprendre que si tous les lions du clan étaient comme elle, alors tu te sentirais bien à Prideland. Tu es un peu gêné, à vrai dire – et c’est sans doute pourquoi tu as du mal à choisir tes mots –, car tu n’as pas l’habitude de parler de toi comme ça. C’est un réel moment de complicité que tu partages avec Jioni, et ça fait tout bizarre.

— Merci d’être là.

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Elle aussi, elle commence à te faire part de ses craintes. Elle les couvre bien vite derrière ses éternels sourires, mais tu ne restes pas insensible à son apparente peur de la solitude. Tu peux comprendre cela - à force de rester en ta compagnie, sans doute a-t-elle développé la peur de devenir comme toi...
Tu caches un sourire sarcastique, te moquant de ton propre pessimisme. Non, jamais Jioni ne pourrait penser de la sorte, jamais elle ne pourrait te mépriser de cette façon. C'est un véritable petit ange, après tout. Alors, ton sourire s'adoucit, et tu l'écoutes avec une paix renouvelée te dire qu'on n'est jamais tout seul, et que toi-même ne serais jamais tout seul tant qu'elle serait en vie.
Tu te sens apaisé, tranquille, enfin calme après le précédent tumulte de tes sentiments. Tout paraît toujours tellement simple avec Jioni - et le pire, c'est qu'elle est contagieuse. Tu oublies tes tracas - tu as enfin retrouvé ta meilleure amie, et elle n'a pas changé. Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ? Elle est encore là, à jouer avec ta crinière comme tant de fois auparavant. Tu la laisses faire en sentant ton coeur battre un peu plus fort, un peu plus vite - comme s'il revenait à la vie après tant de souffrance et de douleur. Tandis qu'elle joue, tu as l'impression que c'est uniquement pour elle que ta crinière pousse. Elle pousse, parce que les pattes de Jioni grandissent, et qu'il leur faut donc plus de poils à attraper.
Ha. C'est bête, comme raisonnement. Mais ça arrive toujours, avec Jioni... La raison et le pessimisme qui avaient dictés ta pré-adolescence laissent la place à l'imagination du lionceau débordant de vie qui courait la Lande derrière son seul ami Mositu...

— Tu m'as manqué aussi. C'était vraiment pas pareil sans toi !

Tu te sens encore un peu désolé de l'avoir laissée ainsi. Mais ses mots ne sonnent pas comme des reproches, et tu te sens presque heureux de voir que tu lui as tant manqué. C'est égoïste de penser comme ça, et tu étouffes ton ronronnement de contentement en t'en rendant compte.

— Je te l'ai dis, je serai toujours là pour toi ! Même si tu décides un jour de partir d'ici ! Juste... J'aimerais que tu me fasses une promesse. Celle de jamais m'abandonner !

Tu te sens ému aux larmes mais, en ayant déjà trop versé aujourd'hui, tu te retiens de les laisser couler. Ton émotion est cependant clairement visible, et c'est avec gravité et solennité que tu lui prêtes serment :

— Je te le promets, Jioni. Je serai toujours là pour toi, moi aussi ! Et même si je m'en vais, je ne serai jamais loin... Si tu as besoin de moi, tu n'auras qu'à m'appeler, m'appeler de toutes tes forces, et je t'entendrai. C'est promis !

Dans un rapide moment d'angoisse, tu entrevois ce qui pourrait pousser la lionne à t'appeler à l'aide plutôt qu'un autre Pridelander. Et si elle se retrouvait seule dans la savane, trop éloignée des membres du clan, face à un danger bien trop grand pour elle ? Tu connais la faiblesse des lionnes isolées, et l'espace d'une seconde, tu repenses à l'histoire de ta propre mère. Soudain, tu as très peur pour ton petit ange - mais tu te ravises bien vite en te convaincant qu'en ces nouveaux temps de paix, ces horribles choses n'arrivent plus. C'est pourtant une pensée bien naïve que voilà, mais c'est le seul espoir auquel te raccrocher. En tout cas, si jamais tu devais vraiment partir un jour, et si jamais Jioni t'appelait vraiment à l'aide... tu ne serais pas seul à courir à son secours. Un lion plus grand, plus fort, plus intelligent et plus expérimenté courrait juste derrière toi - comme une grande ombre noire qui, tu n'en doutais pas, mettrait en déroute même le plus coriace des ennemis...
Alors, tu te rassures et tu te calmes, et voici que Jioni en profite pour aborder, presque timidement, le sujet fâcheux :

— Dis... Si jamais tu voyages, tu penses que tu rencontreras ton papa ? ... Parce que... t'es tellement gentil que ton papa, il est peut-être pas si méchant que ça !

C'est étrange comme, avec elle, tu n'as pas honte d'en parler. Le sujet ne blesse plus autant, et tu te sens prêt à tout lui dire. C'est vrai qu'elle ne sait pas que toi, tu as la profonde certitude qu'il n'est, en effet, pas si méchant que ça...

— T'es pas obligé de répondre tu sais... Je veux pas te mettre mal à l'aise !

Tu te serais sans doute senti mal à l'aise avec n'importe qui d'autre - enfin, peut-être pas avec Sadaka - mais pas avec elle. Tu la regardes et souris doucement pour la rassurer, lui faisant au passage un petit mouvement de tête pour lui faire comprendre qu'elle n'avait pas à s'inquiéter. Après tout, tu lui devais bien quelques explications.

— Ne t'en fais pas, tu ne me mets pas mal à l'aise du tout... Etrangement, cet aveu ne te semble embarrassant qu'après que tu l'aies dit, et tu baisses le regard avec timidité. En fait, je l'ai déjà rencontré une fois, quand j'étais tout petit et... il n'est vraiment pas si méchant que ça. J'aimerais le revoir.

Voyager seul ? Très peu pour toi ! Alors, autant aller voir le monde que peut te proposer ton père... Enfin, si tu as un jour le courage de quitter le Rocher.

— Mais tu sais, même si je m'en vais, je reviendrai te rendre visite. Même si mon père est le plus gentil de tous les lions, ça ne veut pas dire que je vais vous abandonner ! Je ne serai jamais loin, vraiment.

Tu veux la rassurer, être sûr qu'elle sache que tu seras toujours là, même si elle ne peut te voir. Tu as l'impression que tes soeurs craignent qu'un départ signifie un abandon - mais non, ce ne sera pas le cas ! Pas avec toi ! Il y aurait toujours, quelque part dans la savane, un grand lion - si pas deux - prêt à voler au secours de la Fille du Crépuscule, et de la Fratrie du Mal... Mais tout ça, ça reste des hypothèses - car au fond, tu n'es qu'un pré-adolescent plein de rêves mais dont aucun ne semble en voie de se concrétiser. Tu es un petit Pridelander discutant avec une Pridelander plus petite encore, et pas un justicier solitaire prêt à sauver les lioncelles en détresse...
Alors, tu décides d'oublier tous ces "si" et ces "peut-être" pour te concentrer sur le présent, sur le fait que tu n'es pas parti, et que tu es toujours allongé là, juste à côté d'elle. D'un ton beaucoup plus léger, tu lui proposes :

— Maintenant qu'on s'est retrouvés, qu'est-ce que tu veux faire ? Jouer ?

Nul doute que tu as envie de passer le reste de la journée avec elle. Au risque de paraître collant ou possessif, l'idée de quitter Jioni n'effleure même pas ton esprit. Et, te connaissant, ça risque d'être le cas le lendemain et le surlendemain, si pas toute la semaine à venir... Ah, pauvre pauvre Jioni ! Ce lion-ci n'est pas celui qui te laissera tomber, ou qui te laissera respirer un peu d'air frais sans lui dans les jours qui suivent !

HRP:

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