Ce jour-là, j'avais la charge de garder Fahari, ce qui me convenait très bien. Malgré mon rang, mes nouvelles fonctions, Tahani, la nouvelle reine dont j'étais désormais le bras droit - ce dont seuls les Grands Esprits savaient comment j'y étais arrivé - était pertinemment au courant que la famille nécessitait quelquefois un certain sacrifice du temps. De toute façon, elle était mieux placée que quiconque à ce sujet, car elle-même était jeune mère, et elle savait tant bien que mal gérer ses deux vies, en l'absence du père, mort au combat. Je regrettais cela, même si je ne l'aimais pas particulièrement. Elle méritait une vraie vie de famille, mais les Grands Esprits en avaient décidé autrement...

Quoi qu'il en soit, la journée fut un peu...compliquée, à essayer de surveiller sans cesse Fahari, lui inculquer certaines choses. Je savais très bien qu'il aurait préféré se trouver auprès d'autres lionceaux pour fanfaronner, mais le but de la manoeuvre de Valaka, et je l'approuvais entièrement, était qu'il ait une figure paternelle qui puisse passer du temps avec lui. Pour jouer avec ses copains, il n'avait pas besoin que je prenne une journée de "congé". Evidemment, il était toujours un peu râleur, parce que je lui répétais toujours de ne pas s'intéresser de trop près aux guerriers, qu'il n'était pas en âge, mais le jeunot n'en faisait qu'à sa tête, comme je le faisais dans un lointain passé. Bon, c'était compréhensible, cela dit.

L'air se rafraîchit. La journée allait bientôt se terminer. Je ramenai Fahari à la Termitière, auprès de sa mère. De loin, je vis Khalakka, le lionceau anthracite, adopté par Rhellaya. Fahari me regarda, comme s'il voulait que je le laisse partir. Je lui souris, puis lui accorda un léger hochement de tête. Il n'en attendit pas plus pour rejoindre le premier lionceau, et se mettre à jouer avec lui. Quant à moi, je continuai de marcher droit devant moi, souriant. Elle n'avait pas besoin que je signale ma présence : elle surveillait son fils, et voir mon neveu avec lui ne pouvait que signifier mon retour.

- La leçon de morale est terminée pour aujourd'hui ? demanda-t-elle avant même que je l'eux complètement rejointe.

Elle tourna enfin la tête en ma direction, souriante, radieuse, pour me voir arriver. Je répondis à ce sourire, puis je vins me placer contre elle, posant la tête sur la sienne, en ronronnant. Avoir une compagne était si délicieux. Plus jamais, depuis Anga, je n'avais aimé ni n'avais été aimé ainsi. Bien entendu, j'avais Valaka, mais c'était un amour d'une nature différente, plus...naturel, car notre condition de jumeaux nous y "contraignait". Rhellaya, c'était totalement différent, mais je ne saurai pas l'expliquer. Et puis, quelle importance de savoir l'expliquer, l'essentiel était que cet amour existe et soit fort...et c'est précisément ce qu'il était.

Lors de mon retour de guerre, j'eus la surprise de constater à quel point elle fut soulagée de me revoir vivant...et plus encore de remarquer à quel point j'étais heureux de la revoir. Nous avions déjà combattu ensemble lors de la première guerre, puis nous sommes restés amis, nous entraînant occasionnellement ensemble. Cela faisait plus de deux ans maintenant...mais ces deux années ne furent pas de trop pour nous rapprocher.

- Qu'elle soit terminée ou non, il ne m'écoutait déjà plus.

Je riais doucement en prononçant cela, de ma voix toujours rocailleuse. C'était bien le cas cependant : il m'écoutait sans entendre, ou l'inverse, selon les situations, il fallait donc que j'arrête de gaspiller mon énergie à rien. Mais ne vous méprenez pas hein, ce lionceau, je l'aimais énormément, tout comme j'aimais son frère...

- Et Khalakka ? Comment va-t-il ?

Je savais très bien qu'il n'aimait pas trop que j'étais dans les parages, mais il restait le fils adoptif de Rhellaya, et nous avions tout deux intérêt à nous entendre et à nous accepter. Après tout, il n'était pas plus méchant qu'un autre, juste que je soupçonnais le petit d'être affreusement jaloux de me voir comme le compagnon de sa mère. Un jour je lui expliquerai, que je n'ai nullement l'intention de lui voler sa maman...

- Mais...me préoccuper des lionceaux me ferait presque oublier que toi aussi, tu est concernée par cette question : comment vas-tu ?

Un peu mielleux, mais cela faisait quelques jours que je n'avais pas eu l'occasion de passer du temps avec elle. Je ne savais rien de sa vie sur cette petite période, et j'imaginais qu'elle avait tout de même des choses à me raconter. Pensant à cela, je me redressais, mettant fin à notre étreinte, mais pour mieux la regarder dans ses yeux ambrés, histoire de m'occuper en attendant sa réponse.

Une fois contre elle, je sentis ses muscles se détendre, même de façon presque imperceptible, pour quelqu'un qui n'aurait pas comme moi l'occasion de l'étreindre en cet instant. Quelque chose avait provoqué cette détente plus ou moins soudaine, selon les points de vue, et je savais ce que c'était. Et cela me rassurait, pour un peu que j'aie encore besoin d'être conforté sur ce sujet. On s'aimait franchement, c'était là tout ce qu'il fallait savoir, et chaque petite preuve supplémentaire de cet amour apportait le sourire, pour parfois trois fois rien, comme cette sensation alors que je l'avais tout prêt de moi, et qui me disait uniquement sur un ressenti que tout allait bien.

- Parce qu'il lui arrive de t'écouter ?

Je lui lançai un regard faussement vexé, bien vite trahit par un sourire, avant de reposer ma tête sur la sienne. Bien sûr, elle n'avait pas tout à fait tort, et il était rare que Fahari m'écoute de façon sérieuse. Il tout en plus m'entendait-il, alors qu'il ne faisait que rêver d'aventures et de guerres, de patrouilles et de hauts faits. Quand je parlais vaguement de ça devant lui, évidemment, il m'écoutait...mais ce n'était pas vraiment de quoi oser contredire Rhellaya, même pour un débat taquin entre deux amants.

Un éclair traversa ses yeux lorsque je mentionnai son fils adoptif, puis elle me raconta en détails sa journée avec lui. Une journée entre mère et fils, comme on pouvait en voir n'importe où, la plus pure des banalités oserai-je dire...seulement, sans savoir pourquoi, j'y trouvais cette fois un réel intérêt. Parce que j'avais changé à force de côtoyé Fahari en tant que père de substitution ? Parce que cette journée concernait Rhell' et sa vie en tant que mère ? Sans trop connaître Khalakka, je m'intéressait beaucoup, maintenant, à sa vie, sachant bien évidemment qu'il ne me portait pas véritablement en son coeur, même si ce n'était qu'une velléité compréhensible à son âge et sans grand fondement car je me doutais bien que, dans le fond, il ne me haïssait pas tant que ça.

- Oh, et il m'a d'ailleurs dis aujourd'hui qu'il aimait bien Tahani.

Je lui lançai un regard assez surpris et amusé, puis avec ses explications, je me mis à rire doucement, avant de déposer une lichette sur sa joue. J'aurais dû m'en douter, après tout, connaissant sa jalousie naturelle et sa rivalité. Heureusement, un jour, il deviendra assez grand pour comprendre que je n'avais aucunement l'intention de le remplacer, ni même le droit ou le pouvoir. Il était le fils de celle que j'aimais, je le savais, et j'ai choisi d'accepter cela, non pas comme un obstacle, mais comme une famille recomposée. Je n'avais aucun droit sur lui, ni sur sa mère. Un jour, il comprendra...

- Au moins, il aime notre reine !

Elle répondit rapidement lorsque je demandai comment elle allait. Une journée fatigante, comme d'habitude, mais de la fatigue positive, non dangereuse. Elle s'en tirait très bien, dans son triple rôle de mère, chasseuse et nourrice, au moins occasionnelle, afin que les lionnes puissent se relayer à la chasse et ainsi entretenir leurs muscles. Puis elle lança un nouveau regard en direction des deux lionceaux, Fahari et Khalakka, puis sa voix faiblit...

- Il grandit trop vite...

Je posai à nouveau la tête sur la sienne, ronronnant doucement, pour la réconforter, et je fis se croiser une de mes pattes avant avec les siennes, dans le même but. Je savais à quel point il était dur pour un parent - tant une mère qu'un père - de regarder grandir son enfant. Valaka me l'avait maintes fois fait comprendre avec Jango, ce qui avait déjà dû la motiver pour avoir un autre lionceau, avant le départ de Jango. Car, selon elle, c'était magnifique d'être parent, et elle ne voulait pas accepter que le temps la sépare de son fils. Elle avait du mal à accepter son autonomie, mais elle le laissait agir. C'était en elle que c'était difficile. Rhellaya ressentait désormais exactement la même chose.

- Peut-être...que ça te permettra de t'occuper d'autres enfants...

Ma phrase était peut-être un peu légère, pour lui redonner le sourire, si l'on acceptait de la prendre pour une petite plaisanterie. Or, elle n'en était pas ; elle était lourde de sens. Depuis quelques temps, je commençais à envisager cela. Peut-être n'étais-je pas tout à fait prêt, mais en vérité, on ne savait jamais quand on l'était, non ? Cela ne faisait que quelques mois que nous avions officialisé notre relation, mais dans ce monde, on ne savait pas vraiment ce qui nous attendait le lendemain. Et puis, je commençai à ressentir l'envie d'avoir une famille, des enfants, leur transmettre quelque chose. Mon rôle de père auprès de Fahari m'avait appris une chose : je pouvais certes parfois être fatigué de parler dans le vide, le fait était que je continuai volontiers. Et il n'était que mon neveu, que bien j'aimais bien plus que cela, à cause des circonstances. Mais avoir des enfants de mon propre sang, avec pour mère une lionne que j'aimais...

Elle me fit toutefois basculer de sujet de pensées en me demandant comment allait Tahani. A vrai dire, je ne savais pas vraiment quoi répondre, ce qui pouvait être dit ou non. D'un autre côté, Rhell était quelqu'un de grande confiance qui aimait sa reine, et sa situation actuelle - compagne du Bras Droit - faisait d'elle quelqu'un d'important malgré elle et sa volonté de vouloir rester simplement Rhellaya. Alors pourquoi refuser de profiter de cette idée reçue sur son importance ?

- Je vais bien. Le royaume est en paix, malgré quelques tensions en son sein, mais je n'ai pas encore l'impression d'avoir à sauver le monde seul avec notre reine. Quant à elle...Tahani est extrêmement forte. Elle tient encore debout après sa double perte, et malgré ses enfants qui ne comprennent pas encore. Mais j'ai dans l'idée qu'ils lui apportent le réconfort dont elle a besoin. Elle ne se confie pas beaucoup ces temps-ci, pas même à moi, mais je la comprends, et je n'en demande pas plus que ce qu'elle veut bien me dire. Ce dont je suis sûr, c'est qu'elle ne tient pas debout uniquement en public, mais en privé aussi. Elle ne s'est pas effondrée, encore, et c'est un bon signe. Elle ne tombera pas...pas tant que ses enfants, ses amis de Prideland et ses conseillers seront là.

Malgré les liens qui nous unissaient, jusque dans notre travail, je faisais la différence entre Tahani la reine et Tahani l'amie. C'était lorsqu'elle estimait qu'il le fallait qu'elle coupait toute liaison professionnelle entre nous afin de nous concentrer sur le plan personnel. Cela avait parfois conduit à quelques conversations sur Rhellaya, curieuse qu'elle était de savoir comment son peuple se portait, au-delà de toute considération politique. C'était une reine qui pensait à ses sujets, qui s'inquiétait pour eux. Elle était digne de son poste, et suffisamment forte pour en porter les responsabilités.

Sa réaction me fit sourire. C'était un peu touchant de voir son incompréhension. D'accord, c'était un peu de ma faute, car je n'avais rien précisé, et c'était la première fois que je faisais implicitement mention à une volonté d'avoir des lionceaux, de fonder une famille. Mais c'était tout de même amusant de constater qu'elle a cru comprendre que je lui proposais de jouer la nourrice. Evidemment que ce n'était pas le cas, je savais très bien qu'elle n'aimait pas cela plus que modérément, à l'occasion. Evidemment que je savais qu'elle préférait agir plutôt que de garder un oeil sur des bambins, à l'exception faite de son propre fils.

Une fois un petit rire passé, je reposai la tête sur la sienne, histoire de la rassurer implicitement que ce n'était pas du tout ce que je voulais dire. Je réfléchissais en même temps à la meilleure façon d'aborder le sujet de façon plus explicite. Histoire de contredire tout d'abord sa façon de penser, je commençai simplement par :

- Ne t'inquiètes pas, jamais je ne te demanderai de remplacer Khalakka par qui que ce soit, et encore moins des lionceaux inconnus.

Ca, pour moi, c'était clair. L'amour qu'elle avait pour son fils était sacré, et je voulais qu'il continue, car dans le fond, ce n'était pas un mauvais bougre...même s'il ne m'aimait pas vraiment. Jamais je ne lui ferai remplacer son fils adoptif, ou bien qu'elle m'abandonne directement. Il était encore jeune, mais un jour il comprendra que je ne lui veux aucun mal, au contraire, que comme lui, je veux le bonheur de Rhellaya.

- Non, ce que je voulais dire...c'est qu'il est peut-être temps que l'on s'occupe d'une vraie famille, tous les deux.

J'avais du mal à trouver mes mots, pour ne pas devenir brusque dans mes déclarations. N'ayant jamais parlé de cette réflexion personnelle avec Rhellaya, il fallait que j'y aille en douceur, pour ne pas trop la choquer. J'en avais rapidement parlé avec Valaka, savoir plus ou moins comment l'annoncer à Rhellaya, et surtout savoir s'il était vraiment temps. Elle m'avait répondu qu'il n'y avait jamais de moment précis pour fonder une famille, simplement une volonté commune. Et, d'un autre côté...je sentais qu'elle voulait avoir quelques neveux ou nièces, principalement pour faire des camarades de jeu à Fahari, mais aussi pour me voir heureux.

Je léchai le front de ma compagne, puis je collai ma crinière contre son visage. Jamais je ne me lasserai de l'avoir aussi prêt de moi, sentir son corps remuer lentement au rythme de sa respiration, sa chaleur, son pelage...Oui, il était temps de fonder une famille. Je ne me faisais plus réellement tout jeune, et avoir une descendance, bien que ce n'avais jamais été une de mes priorités, devenait désormais un "besoin" réfléchi. En réalité, ce n'était pas l'idée elle-même d'avoir des lionceaux qui m'attirait, mais d'avoir des lionceaux avec cette lionne que j'aimais.

- Aimerais-tu ? Voudrais-tu avoir des enfants ? J'ajoutai dans un sourire un peu taquin : Ils pourraient tenir compagnie à Khal, tu crois pas ?

C'était de l'humour, mais en réalité, je voulais vraiment qu'ils lui tiennent compagnie. Il ne serait plus tout seul avec Rhellaya comme mère, certes, mais il aurait de quoi s'amuser avec eux. Bien évidemment, ce n'était pas le seul but de fonder une famille, je voulais avant tout avoir des enfants avec Rhellaya, que l'on s'en occupe ensemble, contrairement à Khalakka et Fahari, dont nous nous occupions chacun de notre côté car aucun des deux n'avait quoi que ce soit à voir avec le parent de l'autre. Cette fois-ci, je voulais que nous fassions les choses ensemble. Ma décision était prise, et j'attendais la sienne...