Le soleil brillait sur Prideland. Le vent soufflait doucement, laissant une brise fraîche détendre l'atmosphère et stabiliser la chaleur qui planait plus tôt sur les terres. Allongé dans les herbes qui repoussaient, symbolisant la renaissance de ce royaume auparavant proie à un empire destructeur, les yeux dans le vague horizon lointain, je rêvassais, l'esprit vide. Mon visage ne traduisait aucune émotion, je ne ressentais rien. J'étais étrangement dénué de tout sentiment reconnaissable, et me contentai de profiter de ce moment que je voulu croire sans fin. Je ne voulais pas me souvenir de l'existence du temps qui passe pour tout arracher, pour emmener avec lui ces moments de joie, de bonheur, de tristesse ou de terreur... Un temps qui semble s'éterniser en quelque chose d'infiniment long et pénible pour certains, ou qui fuyait bien trop vite pour qu'on le voit nous échapper pour d'autres... Cet après-midi était merveilleux...

Pourtant, c'est en l'espace d'un fragment de seconde, perdue dans la grande échelle de l'univers, que tout changea intérieurement en moi. De paisible, calme et tranquille, j'étais devenu anxieux, inquiet et nerveux. Je ressentais que quelque chose allait arriver, sans trop savoir quoi. Mon instinct me disait que l'on aurait probablement besoin de moi aujourd'hui. Je songeai à Kumpa. Peut-être allait-il quêter des conseils de ma part. S'il ne me trouvait pas, il n'aurait certainement pas de temps à perdre à me chercher, ou à ordonner à quelqu'un de le faire à sa place. Et puis de toute manière, je ne pouvais décemment pas rester allongé ici toute la journée à ne rien faire. Je me sentirais inutile bien trop vite et les grands rois du passé savaient bien que je détestais me sentir inutile d'ailleurs... Ainsi donc, il me fallut redoubler de courage pour me motiver à me lever. C'est que j'étais si bien moi, à me dire que le temps n'existait plus et que tout était tranquille comme si quelqu'un avait pu mettre pause au monde entier, que je n'éprouvais aucune envie d'aller autre part. Sous le soleil qui me berçait chaleureusement de ses doux rayons brûlants... Mais je soupirai d'exaspération en me rappelant l'étendue de mes devoirs. J'étais le conseiller de Kumpa maintenant et je ne pouvais plus me permettre de jouer l’inconscient comme lorsque nous étions encore de jeunes félins qui partaient à la découverte du monde avec la conviction que ce dernier ne contenait rien de suffisamment effrayant pour nous déstabiliser...

Je soulevai dans un souffle, comme si l'effort était insoutenable, ma vieille carcasse de jeune lion et me dépliait en baillant, déployant les muscles de ma langue le plus loin possible et étirant bien toute l'étendue de ma mâchoire sèche. Mes antérieurs fixés sur le sol loin devant moi égratignaient ce dernier dans un étirement musculaire digne d'un bon réveil. Pourtant je me sentais encore quelque peu endormi. Je secouai bestialement ma grosse tête pelucheuse, donnant de grands coups dans les airs tandis que ma crinière suivait ce mouvement, avant d'oser me lancer dans une marche qui me paraissait sans fin avec, pourtant, une destination bien en tête : Le Rocher de la Fierté. Si je devais bien trouver Kumpa quelque part, ou Asahi ou qui que ce soit d'ailleurs, ce serait sans aucun doute là-bas. Et si un membre du clan me cherchait, je savais qu'il irait à cet endroit en premier lieu. Cela éviterait que l'on me vienne déranger par ici au moins, et cela raccourcirait aussi le chemin que j'aurais à parcourir si ç'avait été le cas en demeurant couché.

Activant mes énormes pattes de prédateur qui faisaient penser à celles que pouvaient avoir les animaux grossièrement représentés en toutes matières possibles, j'avais réussi à entamer ma route pourtant pas si pénible, et mes yeux somnolents relevèrent avec un ennui palpable chaque détail que contenait cette nature qui m'entourait. Le moindre battement d'ailes d'un volatile qui régnait sur le ciel, je le percevais, tout comme je me surpris à regarder d'un air si intéressé qu'il m'en étonna, chaque pierre qui se trouvait sur mon passage, détaillant tout ce qu'il était possible, prenant en compte tout ce qui était à ma portée. Au moins cela avait-il eu le mérite de me réveiller un peu... C'était vraiment une belle journée, et je ne savais pas ô combien celle-ci serait bientôt mère de bien des tourments dans mon esprit...


« Je me demande où peut bien être Asahi... », pensai-je soudainement.

Je souris bêtement, d'un rictus tout aussi lointain que mes songes matinaux l'avaient été, et songeai encore :


« Si cela se trouve, elle m'attend. Si cela se trouve même a-t-elle besoin de moi. Rentrons vite, ainsi dans la mesure où c'est le cas, elle me trouvera assez vite pour rassurer l'inquiétude qui empoisonne peut-être son esprit en ce moment. »

C'était comme si je me fixais un objectif, et que tel un héros, j'y croirais assez pour me plonger dans un film intérieurement. Mais je n'étais plus assez jeune pour me glisser dans la peau d'un autre personnage que moi pour vivre des aventures que le prince Damu ne vivrait pas lui, de par son rang ou son caractère. Quoique ne dit-on pas que l'imagination n'a pas d'âge ? En tout cas je savais qu'elle n'avait pas de limite.

J'aperçus bientôt le Rocher de Prideland, ce symbole que j'avais toujours autant admiré, et qui suscitait encore chez moi ce grand sentiment de supériorité, comme si ce caillou à lui seul, cet assemblage de pierres, nous surplombait tous, tant en hauteur qu'en grandeur d'âme. Je le considérais presque comme s'il avait une aura, tant ce que je ressentais en le voyant était puissant. Je m'autorisai une pause en cours d'excursion pour le contempler une énième fois. Bien que j'eusse le loisir de le voir à loisir, je ne me lassai jamais de ce spectacle que je redécouvrais à chaque fois que mes prunelles se déposaient, telles deux nuages doux, tranquilles, et brillants d'argent, sur celui qui siégeait là depuis la nuit des temps, et que personne jamais, ne saurait déloger de son emplacement tant sa dynastie était ancienne. Il avait dû en voir lui, des rois du passé. Et il était là qui se tenait toujours aussi droit, fier et sans reproche, renfermant mille secrets, milles histoires dont il était le silencieux et mystérieux témoin immobile... Toute cette fascination que j'éprouvais en face d'un élément naturel paraissait démesurée, mais il y a parfois des choses que l'on ne contrôle pas, et les sentiments sont passés maîtres dans cet art là.

Je refermai ma gueule laissée entr'ouverte et repris ma promenade. Je ne croisai personne au pied du grand dédale de roches lourdes, et cela ne m'étonna guère puisque c'était l'heure du repas. Je bondis de roc en roc jusqu'à atteindre l'entrée de la grotte royale. Cette dernière était vide, mais je soupirai en pensant que je n'avais certainement pas fait tout ce chemin pour rien, et que la fraîcheur du lieu serait aussi efficace pour m'apaiser. Et puis, dormir ici ou dehors, le changement n'était pas des plus percutants. De plus, je risquais probablement moins de danger ici en y réfléchissant bien et la température était rafraîchissante... Je me laissai choir sur le sol, m'étendant le plus possible et laissai échapper un ronronnement de plaisir en me frottant le dos sur le sol en roche. Le dos en direction de la sortie, je commençai à fermer les yeux pour me reposer un peu, quand soudain...


- Damu..
- Asahi ?

Je me retournai, avec un grand sourire amoureux, lequel s'évanouit au moment où je me rendis compte que ça n'avait pas l'air d'aller très fort. Je m'allongeai convenablement, la regardant, prêt à me lever plus vite que tout à l'heure :


- Ma douce... Est... Est-ce que ça va ?, m'enquis-je.
- Ils arrivent..., souffla-t-elle péniblement.
- Mais qui ?

Les zèbres à crête verte en pyjamas roses à pois bleu armés de noix de coco pailletées, banane ! Dépêche-toi d'agir où ils vont utiliser leur ceinture en peau de rhinocéros rouge comme lance pierre pour leurs coquillages animés d'une haine vengeresse ! Oui, bon d'accord, sur le coup, je voulu me frapper tant cette question était stupide. Je me redressai vivement et m'approchai d'elle, allant de droite à gauche bêtement, dans l'espoir de trouver une solution.


- Oui bon euh ils arrivent... Alors euh, attendons les.

Damu ou « le meilleur donneur de conseils ever ». Je secouai une nouvelle fois la tête, m'animant de panique :


- T-Tu ne peux pas leur redire de repasser plus tard ? T-Tu es sûre qu'ils arrivent ? C'est que... C'est ma première mise-bas !

Ouah Damu, de mieux en mieux... Comme si c'était toi qui avait le travail le plus compliqué.. Tu veux bien arrêter de dire des âneries !? Si tu as d'autres remarques aussi pertinentes surtout donne les avant que je ne me frappe le front trop tôt...


- Qu... Qu'est-ce que je peux faire !? Ne pas paniquer... Je ne panique paaaasss...

Oui ça se voit sur ta figure et à ta réaction que tu ne paniques pas mon cher...


- Kuzali... Va la chercher.
- J'y rampe, j'y cours, j'y vole ! Mais... Tu es sûre que ça va aller ?

Damu, tu mériterais quelques claques là, en es-tu conscient ? J'entamai une course si effrénée que même en remontant dans mes souvenirs, je n'y aurais pas trouvé une seule fois où ma vitesse égala celle-ci. C'est en haletant, les yeux grands ouverts que je me donnai en spectacle face à la lionne sage et dorée :


- Kuzali ! Suis-moi, je t'en prie... C'est Asahi ! Elle... Elle va mettre bas ! Elle te demande au rocher !

Ce furent les seuls mots que je parvins à articuler d'une traite avant de repartir le premier comme pour guider la lionne aux teintes du soleil vers la Mositu. Je ne savais pas si elle me suivait, si d'autres félins avaient été alertés par toute cette mise en scène ni même si tout allait bien se passer. Tout ce dont j'étais conscient, et tout ce que je me répétais inlassablement dans les bas-fonds de mon esprit, c'était que ma place était là-bas, vers Asahi, et que si je ne la rejoignais pas très vite, je risquais de manquer un événement des plus importants dans la vie d'un lion, et que je ne me le pardonnerais jamais.

Je fus surpris du calme avec lequel Kuzali s'approcha d'Asahi, laquelle grimaçait sous les douleurs que je devinais plus ou moins supportables. La compagne de mon frère avait déjà eu une portée, et ces derniers allaient avoir des cousins sous peu, le temps qui s'écoulait lentement en cet instant nous le confirmait bien assez. Je comprenais pourquoi Asahi avait demandé la présence de la lionne dorée à ses côtés, et je me sentis bête de ne pas avoir pu contenir mon calme, enviant presque la nouvelle reine de Prideland de s'être montrée plus mâture et responsable que moi pour le coup. L'espace d'un instant, trop pris de honte vis-à-vis de Kuzali, il me prit l'envie de partir parce que l'ambiance m'oppressait, et les lionnes entre elles semblaient s'en sortir à merveille. Ma présence aurait-elle vraiment été indispensable ?


- Tout va très bien se passer, n'est-ce pas Damu ?

Les premiers mots qu'elle prononça me semblèrent flous et lointains, car j'étais plongé dans mes pensées. Je secouai la tête tout en fixant la lionne soleil :


- Quoi ? Oh euh... Oui bien sûr il... Il n'y a pas de raison que ça se passe mal.

On devait certainement sentir mon trouble, et on pouvait dire que la conviction dans mes paroles était loin d'être la première chose que l'on aurait relevée tant elle était infime. Toutefois, lorsque la femelle à la robe d'or m'invita à me poster vers Asahi, je me sentis tellement stupide de ne pas y avoir pensé que je jetai un bref coup d'oeil, hésitant à quitter le rocher. Finalement, c'est en soupirant lourdement tout en cachant tous ces sentiments derrière un sourire d'encouragement faible et forcé que je pris place auprès d'Asahi. Là où un lionceau esquive le sujet, un prince lui, se doit de se montrer présent pour affronter ce que la vie mettrait encore sur son chemin, avec la droiture et la fierté dont je n'étais plus tellement sûr de faire preuve sur le moment.

Je me sentais tellement inutile. Mon regard était fixé sur Kuzali, que j'admirais de plus en plus pour la sérénité dont elle faisait preuve, et qu'elle transmettait avec une aisance qui lui était propre, là où peu de temps avant, j'avais fais régner la panique avant de m'enfuir la chercher. Ce que je pouvais me sentir bête de ne pas avoir eu ce genre de réaction, et de m'être laissé entraîner par l'angoisse. Mais à quoi donc servai-je ?

C'est un cri qui résonna entre les rochers qui me répondit. Je lui servirais, je leur servirais. Même si je ne semblais pas être mentalement très présent, comme perdu dans mes songes et dans l'abysse de bien profondes pensées, quelque chose en moi s'évertuait à me rappeler que je servais à la famille que j'avais voulu fonder. Il était trop tard pour regretter, et de toute manière, je ne regrettais rien, si ce n'est ce comportement absurde en situation d'urgence. Ces couinements de petits êtres inoffensifs me rappelaient que ma vie serait toute autre à présent, plus chargée encore, et que ces petits ne seraient pour l'instant que des bouches de plus à nourrir pour le clan. Même si mon regard ambré couvait les nouveaux nés avec douceur, quelque chose en lui était plus dur, plus sérieux. Que deviendraient ces lionceaux ? Et si le clan subissait un autre assaut ? Et si... Tout reposait sur ces deux mots, et sur le millier de choses que mon esprit mettait en scène à leur suite.

Lorsque Asahi parvint enfin à se redresser pour regarder la portée, je fixais depuis ce qui me semblait être toujours, le dernier lionceau. Il ne bougeait pas, et n'avait pas crié. Je ne m'étais pas rendu compte qu'instinctivement, il avait attiré toute mon attention en un fragment de seconde. Quelque chose n'était pas normal. Il était... Mort ? En tout cas, il avait tout du petit mort-né, et mon expression attristée tandis que mes gros yeux ronds choqués le sondaient toujours en quête d'un signe de vie de sa part, même minuscule, pouvait sans doute témoigner de mon désarroi face à ce petit dont je remettais en cause les chances de fouler un jour, la terre de son royaume à lui aussi. Pourquoi le dernier était-il donc partit avant d'avoir pu observer le monde, le comprendre, et le sentir sous ses coussinets, alors que les trois autres pourraient eux, jouir de toutes ces expériences nouvelles qui sont de coutume pour chaque être dont la naissance dans ce monde, n'est nullement compromise ?

Asahi, toute aussi inquiète que moi, me vit frôler doucement le dernier de la patte, le bousculant légèrement. Nous échangeâmes un regard dramatique. L'un de ceux qui se demandent s'il sera possible de remonter le temps pour changer les choses, l'un de ceux qui refusent de croire ce qu'il se passe, et refusent de l'admettre. Juste un de ces regards qui veulent dire « non, pas ça ». Nous refusâmes pourtant tous deux de céder à l'affolement, et tandis qu'elle léchait le petit pour tenter de le stimuler, je poursuivi mes tentatives pour le réveiller. Heureusement, je fus soulagé lorsque je sentis sous les coussins de mes pattes, battre son petit cœur caché sous le fin duvet de sa fourrure, et le cri qui s'en suivit rejoignit les autres, comme pour rappeler que ce petit était maintenant là, parmi nous. Le soulagement s'empara de la caverne.

Asahi commença à donner deux noms. Cette petite survivante, puisqu'il s'agissait d'une femelle, se nommerait Nuru. Lumière, comme la lumière de la vie qui avait failli s'éteindre pour elle. Et puis la lumière est un symbole d'espoir, la lumière... Celle qu'elle aurait refusée de suivre pour rester en vie ? En tout cas, ce nom lui convenait à merveille. Ma compagne m'invita à choisir les noms du premier né, et du troisième petit de la portée.

C'est à cet instant que Kumpa fit son entrée, avec son aîné : Azaan. Ce dernier semblait particulièrement excité et tout aussi absorbé par le spectacle qui s'offrait dans la grotte. Il remarqua immédiatement les nouveaux nés et en particulier le plus grand, puisque leurs pelages s'accordaient presque sur le même ton, malgré quelques nuances plus foncées. Lorsque mon frère demanda leur noms, je répondis, pensant qu'Asahi aurait besoin de se reposer :


- Pour l'aîné, j'avais pensé à Hotaru, ça signifie luciole, en hommage au regard doré de notre père, et au pelage de Kuzali. Sans elle, je n'ose pas imaginer la tournure qu'auraient pris les choses... Le second se nomme Ijin. Les deux dernières, se sont Inuwa et Nuru, énumérai-je calmement, comme si je me concentrai au fur et à mesure que je parlais. C'est que, j'étais tout aussi fasciné par la scène.

Après de longues minutes, je parvins à détacher mon regard des petits et le posai sur Kumpa, quêtant son avis en relevant légèrement la tête dans un geste vif :


- Qu'en penses-tu ? Tu penses que ça ira ? Et toi Asahi, ces deux noms te conviennent-ils ?