Une fois encore, le jeune Nedge s'en était allé en vadrouille. La maison ne lui semblait plus assez accueillante qu'autrefois - que dis-je ? Elle ne l'avait jamais été. Prideland n'était pas sa maison, et la Lande l'avait à peine été - perdu, sans repères, Nedge ne savait vers quel foyer se tourner. Il sortait seul de plus en plus souvent, et ses pattes se fortifiaient au gré de ses nombreuses petites fugues. Mais il était grand désormais - assez grand, du moins, pour explorer Prideland et ses environs - et il ne s'inquiétait donc pas de potentielles remontrances de la part de sa mère.

Cette fois, le vent le conduisit vers Outland. Les lions de là-bas étaient des alliés, et il ne craignait pas d'y rencontrer quelqu'un qui lui voudrait du mal. Le Mal, après tout, c'était lui. Mais il n'était pas arrogant au point d'en oublier les dangers des terres sombres, et il savait qu'il devait se méfier de la rivière qui faisait la frontière et des crocodiles qui la peuplaient. Les adultes lui avaient déjà raconté bien des histoires au sujet de ce terrible cours d'eau - c'était d'ailleurs la raison pour laquelle il avait attendu aussi longtemps avant de s'y aventurer.

Mais aujourd'hui, il allait enfin assouvir sa soif de connaissance et voir la rivière de ses propres yeux. Peut-être rencontrerait-il un lézard avec qui il serait possible de parler ? Plein d'espoir, il fonça droit vers la frontière. Mais, bien vite, une silhouette féline se dessina sous ses yeux, et Nedge ralentit le pas avec prudence. Se montrait-il méfiant ? Timide, plutôt. Discret, il se fit tout petit et rampa silencieusement vers ce qui se révéla être une jeune lionne. Il était intrigué, curieux, et voulait savoir comment étaient les Outlanders. Il espérait secrètement qu'ils soient différents de ces Pridelanders qu'il commençait à mépriser de plus en plus...

Un gémissement le tira de l'ombre dans laquelle il se cachait, et il se redressa de toute sa hauteur avec surprise. Elle était triste, c'était indéniable. Soucieux, le petit lion laissa place à son naturel affectueux et gentil, et s'avança doucement en direction de l'arbre sur lequel l'inconnue était couchée.

Il osa s'exprimer timidement, de l'inquiétude faisant trembler sa voix. Il parlait avec grand respect, même si l'étrangère n'était pas si âgée que ça. Mais elle avait passé un cap - le cap de l'adolescence, le cap des "grands". Du coup, Nedge se sentait bien inférieur à elle - et il ne savait même pas encore qu'il avait une princesse en face de lui !

La lionne le remarqua directement. Reprenant un peu de dignité, elle sécha ses larmes et descendit de son perchoir pour s’asseoir sur le sol, en face du petit. Celui-ci prit cela pour une invitation à la discussion et s’assit à son tour, toute son attention portée sur son aînée. Elle avait vraiment l’air mal en point, et le jeune lion se demandait ce qui pouvait la mettre dans cet état : y avait-il encore du malheur sur Outland ? Pourtant, la guerre était finie et les Nyeusis avaient disparu… Les félins n’étaient-ils pas tous à la fête ? Malgré les mois qui avaient passé, ne continuaient-ils pas à célébrer leur victoire tant attendue ? Apparemment pas. Dans un élan de dédain, il supposa que la lionne devait aimer se plaindre et pleurnicher – sûrement pour rien, d’ailleurs. Mais il chassa vite ces viles pensées et lui offrit un doux sourire qui se voulait réconfortant.

Il eut une petite moue dubitative. Elle n'avait pas l'air dans son assiette, et c’était peu dire. Mais si elle ne voulait pas en parler, soit. Il comprenait tout à fait qu’on n’ait pas envie de raconter sa vie à un étranger, et était prêt à partir si elle le lui demandait. Nedge était de ceux qui savaient respecter la vie privée des gens, voyez-vous.

Il pencha légèrement la tête de côté, surpris de la voir si accueillante. Malgré ses avertissements, elle engageait la conversation comme si de rien n’était et ne semblait pas vouloir le chasser. Pire encore : elle tentait de faire connaissance. Voilà qui était peu commun… Mais Nedge en fut ravi, et il laissa une nouvelle fois un mince sourire étirer ses babines. S’il était venu ici, c’était pour rencontrer des autochtones – qu’ils soient à écailles ou à fourrure – et il ne comptait pas rater sa chance ! Aimable, il lui répondit d’un ton serein et pacifiste.

En était-ce une, cependant ? Il supposait que non, car la connaissance était une valeur qu’il chérissait beaucoup. Maintenant qu’il était assez grand pour s’éloigner un peu de chez lui, il n’allait pas s’en priver ! Plus tôt il apprenait, plus vite il deviendrait intelligent, et plus vite on arrêterait de le sous-estimer. Marre de n’être que le fils d’un exilé Nyeusi, marre d’être constamment sous l’ombre de ses sœurs si douées pour la chasse et le combat… Mais il allait leur prouver que le cerveau primait sur les muscles !

Autant lui renvoyer la balle et en apprendre plus sur elle. Peut-être la discussion lui changerait-elle les idées ? En tout cas, Nedge réfléchissait déjà à un moyen de la faire sourire et de lui remonter le moral : bon et gentil, il détestait être incapable de réjouir une personne triste.

La demoiselle semblait reprendre peu à peu du poil de la bête. Elle souriait doucement, faisait au moins quelques efforts pour s’égayer. C’était un bon signe : sûrement était-elle naturellement optimiste et ne se laisserait-elle pas déprimer pour bien longtemps. Nedge souriait également, déterminé à faire sa bonne action du jour en l’aidant à se sentir mieux.

Princesse ? Nedge fut étonné, mais pas en mal. Il se remit bien vite à sourire, comprenant que les affaires d’État toutes récentes avaient dû peser lourd sur les épaules de la princesse. Voilà qui expliquait sans doute sa tristesse… Mais maintenant, il était là, et il comptait bien ramener la royale demoiselle sur terre. Les choses simples étaient les efficaces ainsi que les plus importantes. Il se leva doucement, prit le temps de s’étirer tel un petit pacha, avant de lui faire face avec un aimable visage.

Et il sourit de plus belle, fouettant une fois l’air de sa queue. Il avait envie de jouer, ou de se promener : de bouger, en somme. N’importe quoi pour passer un bon moment en compagnie de la dénommée Karatasi.

Des sauterelles, il y en avait partout, et Nedge supposait que l’eau vaseuse de la rivière devait attirer les insectes. Ils pourraient s’amuser en les chassant et profiter en même temps d’un encas croustillant ! Ils feraient d’une pierre deux coups.

La chasse aux sauterelles semblait motiver la princesse. Egayée, elle se leva à son tour pour se mettre en quête du précieux encas. Elle semblait vouloir diriger la marche, et Nedge la suivit avec plaisir – après tout, il ne connaissait absolument pas ces terres et il n’était pas dans ses habitudes de contrarier des membres de la famille royale, même s’ils n’étaient pas de celle à laquelle il avait porté allégeance. Enfin, ce n’était pas comme s’il avait choisi de suivre Kumpa et sa famille… C’était sa naissance qui l’avait décidé, comme elle avait décidé de bien des choses…

Il acquiesça doucement de la tête, lui faisant pleinement confiance. Il la suivit donc vers un coin d’herbe détrempée, et imita sa posture quand elle se mit à ramper. Bien vite, il vit les insectes verts bondir de brin en brin – Karatasi avait raison, il y en avait plein ! C’était apparemment là qu’elles avaient établi leur nid.

Il lança un regard joueur à la lionne, ne faisant pas de bruit pour ne pas alerter les bestioles. Il se rapprocha petit à petit d’elles, et finit par sauter au beau milieu des herbes en riant. Les sauterelles bondirent de tout côté, créant un charmant tableau, et il y en avait tellement que le lionceau n’eut qu’à ouvrir la gueule pour en attraper quelques-unes. D’un regard espiègle, il invita l’adolescente à le rejoindre afin qu’ils continuent leur chasse ensemble.

Karatasi le rejoignit bien vite, faisant bondir encore plus de sauterelles. Le rire du pré-adolescent faisait écho à celui de l’adolescente, et tous deux passèrent un agréable moment à jouer avec les insectes. De temps à autre, Nedge n’hésitait pas à attraper quelques gourmandises sautillantes – elles étaient si croustillantes et sucrées ! Il s’amusait tant qu’il ne remarqua pas que la princesse s’était calmée.

Il se tourna vers elle, se rendant enfin compte qu’il était crevé. Il s’approcha d’elle et se coucha à son tour, reprenant sa respiration en souriant. Après le jeu, ils se reposèrent ensemble durant de longues minutes silencieuses. Silencieuses, enfin presque… le chant des sauterelles se faisait constamment entendre. C’était agréable à écouter, et le son si mélodieux calma le beige. Les sauterelles sautaient sur les lions et Nedge, fasciné, osait à peine respirer pour ne pas les faire fuir.

Elle lui avait dit qu’elle avait un frère, alors il était logique qu’elle se pose des questions sur sa famille à lui… Il secoua doucement la tête pour faire partir les sauterelles qui y avaient élu domicile et s’expliqua calmement :

Il haussa les épaules, comme non intéressé par ces histoires de famille. Il était normal pour lui de ne pas être avec les siens, alors il ne ressentait pas le besoin d’en expliquer la raison. Mais le sujet lui rappela sa maman, qui devait sûrement s’inquiéter de son absence. Il bondit soudainement sur ses pattes en se rendant compte que beaucoup de temps avait passé.

Il lui offrit un dernier sourire avant de faire demi-tour et de remonter la pente vers Prideland en courant.

HRP: