Nous venions enfin de fouler de nouveau les terres de Prideland. Cela faisait tellement longtemps que plus personne n'y croyait, et pourtant nous étions là, à nous réjouir d'avoir vaincus les Nyeusis et de les avoir chassés à tout jamais d'ici. Kumpa pourrait régner sur les terres qui lui revenaient de droit, et je mettrais tout en œuvre pour être un conseiller et un bras droit à la hauteur, afin de le soutenir du mieux possible, et de lui apporter une aide considérable dans sa nouvelle fonction de monarque.

Le royaume n'était plus vraiment ce qu'il était avant, davantage dévasté par leur passage, mais nous allions évidemment lui redonner sa somptuosité d'antant, celle qu'il ne perdrait jamais plus. Rendre à Prideland sa verdure, sa fierté, toute la vie qu'il abritait avant que l'ombre noire ne s'abatte sur lui. Le Rocher de la Fierté quant à lui, propre à lui-même, semblait vouloir se tenir éternellement droit, comme pour donner l'exemple au reste du territoire, et prouver que quoi qu'il arrive quoi qu'il se passe, même sous le poids du temps ou des obstacles que lui imposerait la vie, il se tiendrait toujours droit. Au moins lui nous incitait à nous relever autant de fois que c'était possible pour toujours livrer bataille. Un beau message d'espoir, symbolique, et merveilleux. Symbole de paix, symbole auquel chacun tenait, et dont l'aura qui s'en émanait semblait indestructible.

Asahi m'avait suivit. Nous avions quitté le baobab ensemble peu de temps après notre nuit passée ensemble, et je comptais la présenter à Kumpa. Elle devait me rejoindre un peu plus tard, ce qui me laissait quelques minutes pour trouver mon frère et voir s'il était disponible afin de l'aborder à ce sujet... Comment allais-je donc bien pouvoir lui annoncer que son jeune frère, celui « plus timide qu'une jeune lionne » pour reprendre ses termes, avait lui aussi trouvé le soleil qui illuminerait sa vie jusqu'à la toute fin ?

Je le vis bientôt au loin, et me torturant l'esprit, je décidai de l'interpeller de la manière la plus banale qui soit, en commençant par toussoter pour lui signaler la présence. Il était déjà arrivé, comme j'étais du genre discret et silencieux, que j'effraie autrui en lui adressant la parole, parce qu'il ne m'avait pas vu :


- Hum Hum... Sa Majesté mon frère Kumpa aurait-il quelques instants à m'accorder ? J'aimerais te parler. Enfin si... Si tu n'es pas trop débordé...

Je me raclai la gorge, le regard fuyant, comme si je cherchais l'arrivée d'Asahi. Je voulais qu'elle arrive au bon moment, et j'avais tout de même une petite inquiétude à l'idée que son intégration puisse poser problème. Kumpa, étant mon frère aîné et le lion avec lequel j'étais le plus complice par la même occasion, remarquerait sûrement mon attitude étrange, loin d'être ordinaire à celle que j'avais en sa compagnie.

Kumpa, comme à son habitude, se montra souriant lorsqu'il posa son attention sur moi. Il remarqua à voix haute que la savane semblait plus petite maintenant :


- Oui... Et, plus dévastée aussi, soufflai-je.

Il s'inquiéta à l'idée que je puisse avoir des ennuis, et je lui souris à mon tour pour le rassurer. Je répondis vivement, retrouvant la vivacité que je me permettais d'avoir avec lui tant nous étions proches :


- Oh non non ! Ne t'en fais pas pour ça ! Tout va bien... E-Et toi ?, repris-je sur une voix mal assurée. J'imagine que ton nouveau rang te vole encore bien du temps, j'espère tout de même qu'il ne te fatigue pas trop. Tu sais que je suis là si tu en as besoin.

J'avais subtilement changé de sujet, et me réprimandai intérieurement pour cela. Non mais à quoi jouai-je donc ? Je n'étais plus un lionceau, et Kumpa était mon frère. Je devais donc bien lui parler d'Asahi, et ce tôt ou tard... Autant que ce soit tôt. Autant même que ce soit avant que les membres du clan ne commencent à vraiment s’inquiéter de la présence d'une lionne au pelage sombre sans qu'aucune information à ce sujet n'ait été révélée. Et puis je me demandais quand cette dernière nous rejoindrait. Elle était sans doute allée visiter un peu son nouveau royaume, et j'espérais que celui-ci lui plaisait.


- Hum... En fait, je... Je voulais te présenter quelqu'un.

C'est à cet instant qu'Asahi nous retrouva. Elle vint s'asseoir à côté de moi, saluant poliment mon frère. J'appris donc qu'ils se connaissaient ? Si la rencontre avait été positive, alors cela pouvait marquer de bons points. Dans le cas contraire, la lionne ne s'éterniserait sans doute pas dans le royaume. En tout cas, il était fort probable que cette particularité influence le choix de mon aîné, quel qu'il soit.


- Eh bien justement, quand on parle du lion... On en voit la fourrure. J-Je te présente Asahi, c'est une lionne Mositu, mais il semble que vous vous connaissez déjà.

Je posai mon antérieur droit sur celui d'Asahi dans un geste discret et repris :


- Je voulais savoir s'il était possible qu'elle intègre le clan, parce que vois-tu...

Je posai ma tête au dessus de celle de la lionne rouge, pour que la sienne repose sur ma crinière ébène, et après avoir déglutis, j'achevai :


- Asahi est ma compagne.

Comme je m'y attendais, mon aîné ne cacha rien de sa surprise, ce qui me fit esquisser un sourire en coin. Asahi lui expliqua que nous nous étions rencontrés au baobab, ce à quoi je me permis d'ajouter, le regard ailleurs en marmonnant :


- « Mon roi » !? Enfin Asahi... Kumpa n'a pas encore confirmé ton intégration..., la réprimandai-je gentiment sur une voix douce et timide. Oui bon..., repris-je tout de même, j'explorais les alentours et j'ai, par mégarde, embrassé Asahi en relevant la tête... Voilà qui m'apprendra à regarder où je marche tiens !, râlai-je.

La lionne rouge ronronnait, tandis que moi j'étais plutôt embarrassé. Je ne m'attendais pas à devoir avouer cela à mon frère, et à son interrogation de savoir pourquoi je ne lui en avais pas parlé, je m'offusquai, m'exclamant sur le fin ton de la taquinerie :


- Et tu crois que je vais tout te dire sur ma vie privée toi ? Tu m'as connu plus mystérieux que cela enfin, Kumpa ! Et puis... Et puis rien n'assurait qu'Asahi partageait ce que je ressentais. C'était dur de garder tout ça pour moi, mais je te voyais vivre une idylle parfaite avec Kuzali, je ne voulais pas venir embrumer votre relation en t'inquiétant avec des coups de foudres dont aucune suite n'était assurée.

Il voulait savoir ce que ça faisait ? Sur le coup, je plissai les yeux et un sourire malicieux se dessina sur mes babines tandis que je répliquai :


- Tu devrais le savoir non ? Toi aussi tu es amoureux.

Bim ! Voici comment éviter de fournir une réponse. J'aimais ces moments de complicité que nous partagions. Ils étaient si rares que ça les rendait plus agréables encore, et ils étaient de ceux que l'on ne désirait pas voir finir.

Asahi évoqua ensuite le fait que je ferais un bon père, ce qui me fit avaler de travers. Mes joues prirent un fard rosé très gênant. Heureusement, ma salive avalée de travers me fit toussoter et je mis cette teinte légèrement rougeâtre sur ce compte :


- Mais attend voir... T-Tu... Tu es gestante !?, m'étranglai-je une nouvelle fois.

Devant le regard bleu de mon frère, si déstabilisant, je me repris immédiatement et corrigeai, comme si j'avais toujours été au courant :


- Hum Hum... Oui Kumpa, puisque nous en sommes aux aveux, je t'annonce que de petits Damu et Asahi miniatures ne devraient plus tarder à arriver...

Je tournai la tête vers la lionne rouge :


- Enfin si je ne me trompe pas... Mais visiblement, ta silhouette ne saurait mentir sur ce point.

Damu ou... L'art d'apprendre les bonnes nouvelles, toujours au bon moment. Profitant de quelques secondes de silence durant lesquelles je me tus, je réalisai enfin ce qu'il se passait, et encore sous le choc de la nouvelle, je me surpris à susurrer :


- Mais attend voir... Je... Je vais être papa ?

Je relevai la tête, et mes prunelles grandes ouvertes semblaient poser la question à Kumpa, comme s'il savait mieux que moi. Puis je tournai la tête vers Asahi, la fixant de la même manière, avant de regarder mon frère à nouveau. J'étais si abasourdi que ma patte avant droite se redressa, et son extrémité toucha mon buste, me désignant :


- Moi ?

Kumpa releva que le récit des sentiments éprouvés pour Kuzali n'aurait pu être que fabuleux. Je n'en étais pas tellement sûr, personnellement. Si nos émotions l'un envers l'autre n'avaient pas été réciproques, ç'aurait plus été du domaine du drame que d'autre chose. C'est pourquoi lorsque mon frère me fit remarquer qu'il ne m'avait encore jamais entendu parler de manière romantique, je rétorquai en riant :


- Si je m'étais adressé à toi avec romantisme, il y a bien longtemps que tu aurais trouvé ça bizarre !

J'étais heureux, et mon large sourire illuminant mon visage éclairé d'euphorie ne pouvait qu'en témoigner. Lorsque Kumpa éclata de rire, je retrouvai mon air un peu bougon en perdant mes prunelles ambrées ailleurs, faisant la moue. C'est qu'il se moquait de moi en plus ! Alors je ne manquai pas une occasion, et celle-ci tomba au moment propice où il me fit bénéficier d'une leçon de bienséance qui consistait à ne pas faire remarquer à la gente féminine un éventuel surpoids... Je ne pus m'empêcher de répliquer sur un ton à la fois faussement mauvais pour le taquiner, et quelque peu emprunt de malice :


- Oh mais qui a prononcé le mot « grosse » ? J'ai juste évoqué le fait que sa silhouette semblait avoir changée depuis notre dernière entrevue, et je sais de quoi je parle : je l'ai dévorée des yeux tellement de fois que je la connais par cœur.

Il s'adressa à Asahi, et je m'offusquai sur ses dernières paroles, m'exclamant :


- Tes enfants ? TES enfants... NOS enfants plutôt. Et puis d'abord, c'est moi qui aurai le devoir de les protéger, non mais...

Asahi lui répondit en lui faisant la promesse de me rendre heureux. Elle avait arrêté de sautiller partout, et c'était plutôt reposant parce que j'en avais presque eu le tournis.


- Je suis déjà heureux. Tant que Kumpa se tait, ça devrait aller, soufflai-je en lançant un regard plaisantin à mon aîné. Tu es roi, mais tu es tout de même encore capable d'avancer bien des bêtises dans tes propos mon frère... Dire qu'auparavant, on se demandait lequel était encore innocent, maintenant, c'est à se poser la question de savoir lequel est le plus mâture, pas vrai Kumpa ?

J'écoutai mon aîné attentivement, sans quitter Asahi des yeux trop longtemps. On pouvait dire que le sort jouait beaucoup avec nous ces derniers temps... D'abord la perte de nombre de lions lorsque ces horribles félins aussi noirs que l'était leur âme s'étaient emparés du royaume par la force, puis le désespoir, l'inquiétude, la mise en place d'un plan stratégique sans pour autant perdre l'idée que le risque zéro n'existait pas, surtout contre eux... Et enfin ces moments de tranquillité tels qu'on avait pu les vivre, les ressentir avant... Ces moments qui semblaient si loin, tant je pensais ne plus jamais les percevoir. Tout ça m'avait manqué... Mais au moins notre séjour forcé à la lande m'avait permis de me faire des amis... Et même plus que ça. On pouvait dire que cette époque avait vraiment changé ma vie, en beaucoup de points sur beaucoup de tableaux. Sans elle, peut-être que tout serait comme avant, bien, sage, paisible... Cependant je serais sans Asahi si elle n'avait pas eu lieue... Alors à choisir, je préférais ne pas faire de choix. De toute façon on ne pouvait pas modifier ce qui était déjà arrivé, donc autant vivre avec. Si tout cela ne nous était jamais tombé dessus, ce serait différent, et parce que ça nous a touché, ça l'est déjà.


- Il n'y a pas de raison... Tu sais Kumpa, j'espère parvenir à leur enseigner d'être toujours aussi fraternels entre eux, comme nous le sommes toi et moi. C'est ce qu'il y a de plus important dans la vie, et je ne veux pas qu'ils puissent l'oublier.

Je voulais vraiment que nos futurs petits prennent en exemple le lien solide qui existait entre deux frères tels que nous, qu'ils l'adaptent pour eux et le retransmettent encore à leurs descendants éventuels... Je ne perdrais pas de vue cet objectif, aussi complexe l'enseignement de cette valeur fondamentale à mes yeux soit-il. Et puis je ne serais pas seul à leur faire découvrir les choses de la vie, Asahi serait là aussi.

D'ailleurs, celle-ci releva implicitement notre proximité. C'est vrai que j'en étais fier. Je ne pouvais pas comprendre qu'on puisse en venir à souhaiter la mort d'un membre de sa propre famille, allant jusqu'à la provoquer, juste pour une histoire de pouvoir... Le pouvoir, ça va ça vient, la preuve en était faite depuis longtemps, même récemment, alors que la famille, c'est quelque chose qu'on ne choisit pas, et qui nous suivra toujours quoi que l'on fasse quoi que l'on pense. Notre famille, nos liens de sang, ne changeront jamais, alors que nos actes eux, ne dépendent que de nous. Même s'il nous est impossible de choisir d'où l'on vient, on peut choisir ce que l'on veut accomplir, et qui l'on a envie d'être...

Sur ces belles pensées pleines d'avenir, mon sourire vague, perdu dans le lointain, semblant vouloir partager tout cela par delà les montagnes comme s'il elles eussent été capables de répéter cette vision de la vie qu'était la mienne, je m'imaginais déjà tous les petits lionceaux galopant ensemble sur les terres de Kumpa, Prideland. Eux qui rient et jouent sans avoir à appréhender, à se demander de quoi sera fait demain... Nous qui passerions tout notre temps à les appeler, à leur courir après, morts de peur à l'idée qu'ils puissent leur arriver un malheur, quel qu'il soit. En voilà un beau futur. Je me surprenais à avoir à nouveau, des projets que j'avais enterré il y a... Si longtemps que les retrouver me paraissait encore impossible.


- On dirait que c'est bientôt l'aube d'une nouvelle erre d'héritiers pour Prideland Kumpa. Hier encore, nous vivions ce que ces petits auront la chance de connaître : l'insouciance des beaux jours. Mais ce n'est plus notre rôle maintenant... Maintenant, nous sommes grands, et c'est à nous de nous préoccuper du monde... C'est à toi de devenir : le nouveau Farao.

Le vent souffla dans mes crins comme pour appuyer ces paroles en imposant un silence qui à lui seul, emportait déjà les rires de gamins que nous avions pu partager, afin que ceux de la nouvelle génération puissent à nouveau emplir la tranquillité de ce territoire baigné de lumière...