Le ventre aussi lourd et douloureux que son cœur, Dhoruba se déplaçait avec précautions. Elle reconnaissait les symptômes ignorés la première fois, et bien que les contractions ne soient pas encore très fortes, elle avait choisi de s'éloigner. En réalité, la lionne voyageait déjà depuis trois longues journées, prenant son temps et se forçant à diminuer le pas dès ses premiers signes de fatigue, et ce afin d'éviter de donner naissance à un nouveau petit « ange » sans vie. Désormais seule, la géante s'était mis dans la tête d'accoucher dans la Lande-Sans-Terre-on l'appelait en réalité la lande des sans-terre mais personne n'avait jamais réussi à lui faire dire le nom correctement.-, autant à cause du traité de « paix » de cet endroit sans identité particulière qu'en souvenir à Alois, son compagnon décédé.

La nouvelle était arrivée dans la bouche de l'évidence, aucun lion n'avait parlé, juste l'absence du mâle à la crinière bicolore dans les troupes de retour après la bataille. La féline avait reçu une griffe en plein cœur lorsque son unique œil avait enregistré le néant. Ne pas rencontrer le visage déformé de ce mâle qu'elle aimait autant que lorsqu'il l'avait charmé pour un pari avec son joli minois lui avait porté un coup terrible. Ses pattes arrières sous le choc s'étaient ployées, et la lionne avait fini assise en vrac dans la poussière, le souffle court, au milieu de la lande désertée par les guerriers et leur famille rentrées se reposer. Dans un bref moment d'intelligence douloureuse, Dhoruba s'était dit qu'Alois qui ne semblait plus la supporter depuis qu'elle était enceinte de Kuzimu avait choisi de disparaître, profitant de la bataille pour fuir. Néanmoins, bien vite, son bon gros cœur fidèle l'avait dissuadé. Il était mort, et c'était encore pire qu'une trahison.

Le choc passé, la lionne avait continué de chasser, garder les frontières retrouvées de Prideland et d'éduquer ses enfants, eux aussi beaucoup affectés. La femelle percevait clairement le regard haineux de Thamani sur son ventre et n'avait pas besoin de posséder un cerveau pour comprendre le cheminement des pensées de cette dernière. Cependant, la rouquine ne partageait pas l'opinion de sa fille. Même si c'était difficile de se dire que ces petits êtres grandissant en son sein marquaient le début d'une période de déchéance pour sa famille, comment des bébés non formés pouvaient-ils être coupables ? La femelle sans les chérir particulièrement ne les détestaient pas, se contentant de mener sa mission à bien.

Et justement, après avoir voyagé seule malgré les protestations de ses premiers enfants, Dhoruba avait débarqué juste à temps sur la Lande-Sans-Terre. Tandis que les contractions se rapprochaient doucement, elle avait cherché un abri, choisissant finalement le grand Baboab. Ce dernier portait encore vaguement l'odeur des Pridelanders et de quelques Mositus. La tête posée contre ce coussin rugueux, la géante avait ensuite attendu.

Son ventre convulsant à un rythme imposé par Dame Nature, la jeune femelle suivait docilement, du mieux qu'elle pouvait. Son épuisement psychologique lui permettait au moins de n'avoir aucune appréhension. En réalité, seuls Akiam, Thamani et l'habitude la forçaient à vivre, tout simplement. Elle n'aurait jamais eu l'idée d'imposer sa date de fin à la Vie, décideuse sage pour ce genre de choses, mais sans cette pensée purement instinctive ou ses petits, probablement se serait-elle déjà laissée mourir. Y compris avec ces enfants dans son ventre, car s'ils n'étaient coupables de rien, n'étant pas encore nés, ils ne souffraient pas aux yeux de la lionne. Qu'ils perdent la vie avec elle n'aurait pas été si dramatique.

Poussant de son mieux, ses griffes puissantes arrachant des bouts d'écorce, Dhoruba tournait parfois la tête pour essayer d'apercevoir le corps du premier bébé. Finalement ce dernier se présenta par la siège, sa petite queue mouillée émanant du postérieur de la femelle. Sa position compliqua un peu la chose, mais pas tant que ça puisqu'au bout d'un certain temps, la lionne sentit sa silhouette menue glisser entre ses pattes arrières. Lors d'une dernière contraction, la femelle mit au monde un petit mâle suivit du placenta indiquant qu'il n'y avait qu'un petit. Dhoruba n'était pas maligne mais possédait une excellente mémoire, elle reconnaissait donc ce signal qui la réjouit. Désormais seule, la lionne n'aurait pas pu se permettre d'élever une portée nombreuse, et puis, intégrer un seul bébé issu d'un viol serait déjà assez compliqué pour avoir à le faire avec plusieurs.

Léchant activement le petit qui pleurnichait, la lionne essayait en même temps de trouver des ressemblances avec Alois. Bien sûr, c'était peine perdue, d'autant plus que ce dernier ne paraissait pas non plus avoir beaucoup pris de sa mère. Pourtant, elle sentit que ses gestes jusque là effectués par automatisme devenaient plus tendres; achevant de s'adoucir lorsque l'enfant rampa jusque ses tétines. Il en choisit une et commença à se gorger de lait, pouvant se le permettre vu qu'il était le seul privilégié dans cette portée, chose qui, avouons le, augmentait drastiquement ses chances de survie. Comme quoi, la Nature avait visiblement très envie que le fruit d'un viol arrive à l'âge adulte. Attentive, pendant ce temps, Dhoruba guettait les alentours, oreilles dressées malgré la fatigue, haletant pour retrouver son souffle.

Au fond d'elle grondait la peur de voir apparaître le père maudit.

La douleur de l'accouchement refluant petit à petit, la géante en profitait pour nettoyer activement le nouveau-né. Tout s'étant passé parfaitement comparé à la fois d'avant, elle était relativement en forme, dotée d'une grande résistance. Demeurait le chagrin et la nostalgie qui rendaient ses gestes lancinants. Des larmes au bord des yeux, Dhoruba songeait d'avantage à Alois à chaque coup de langue.

Le sable tiède accueillit sa tête osseuse, voletant sous son gros soupir. Soulagement et chagrin se mêlaient, troublant sa vue d'une larme qui vint mouiller le sol. Ce dernier, avide d'eau s'empressa d'avaler la peine de la géante rousse, demeurant sans réaction alors qu'une brise légère se jouait de son pelage épais. Elle se fichait bien de ce vent qui venait mystérieusement de se lever, ou de la majesté du baobab contre lequel reposait ses pattes rousses et beiges. Rien ne lui importait pour l'instant, pas même l'enfant fouinant dans son pelage pour trouver ses tétines. Au moins, la dernière fois, Dhoruba était entourée, probablement trop d'ailleurs, de quoi lui faire mal à la tête entre tous ces visages connus et inconnus, amicaux ou ennemis comme cette hyène balafrée. Aujourd'hui, la lionne savait qu'elle regrettait amèrement la douleur affreuse de son oeil nouvellement aveugle, qu'on lui crève l'autre mais qu'elle ne soit plus isolée, par pitié.

Son voeu sembla alors se réaliser mais en mieux encore, car ce fut sans exiger sa souffrance en retour qu'une silhouette daigna s'approcher. Curieusement, elle ne portait pas d'odeur, apaparaissant juste comme ça, marchant sans laisser de traces. D'abord sans force mentale pour affronter le possible adversaire, ayant abandonné l'idée de se défendre, elle ou son petit, la lionne se contenta d'ouvrir à demi les yeux avant de se redresser soudainement d'un coup de rein. Le petit étonné commença à pleurnicher et Dhoruba le consola en plaçant sa patte contre son corps frêle. Les oreilles dressées, le corps tendu à l'extrême, la femelle contemplait désormais, les yeux ronds, son mâle sans aucune blessure s'approcher de sa personne et la saluer.

- Alois ! Tu es vivant ?!

Même s'il était surprenant que son mâle ne porte aucune plaie-pas même celle de son oreille, là où trônait jadis la fleur rose.- Dhoruba ne se posait pas tant de questions, et puis surtout elle n'en voulait absolument pas à Alois. Pourquoi s'excusait-il s'il était revenu ? Délaissant un instant le bébé, la géante étira son corps efflanqué, tardant comiquement au niveau des pattes arrières traînant par-terre alors que son museau cherchait celui de son mâle.

- Est-ce que tu vas bien ?

Comme il était rayonnant ! Jamais l'ancien voyageur n'avait été aussi joyeux depuis l'horreur, trois mois avant. Cela signifiait-il qu'il lui avait pardonné de ne pas avoir su se défendre suffisamment ? De s'être laissé souillée ? Hésitant à essayer de le toucher, craignant de dégoûter son mâle, Dhoruba se contenta de demeurer à ses côtés. Ses yeux chocolatés finirent par glisser sur le nouveau-né, invitant ceux verts d'Alois.

- Il n'a pas encore de nom. Il est en bonne santé, c'est déjà ça.

Quelque soit les origines du petit mâle, la géante le voyait avec des yeux de mère. Elle lui avait certes prêté moins d'attention qu'à la naissance de bébés précédents mais plus à cause d'une déprime générale qu'à cause de lui. Comment un si jeune être pouvait-il coupable ? Et puis désormais tout irait bien, quoiqu'il soit désormais, lion sans blessure ni odeur, pourvu d'une étrange voix désincarnée, Alois était de retour.

- Tu ne m'en veux plus ? Je ferai tout pour que ça ne se reproduise pas, je vais m'entraîner d'avantage encore, je te le promets.

Finit par dire Dhoruba, honteuse à l'idée de ce qui s'était produit des mois plus tôt, et persuadé qu'au final, Alois était parti à la guerre pour cette raison. Après tout, la Lande-des-Sans-Terre lui avait toujours suffit, elle y aurait construit sa maison sans exiger de retrouver Prideland, et son aîné l'avait toujours su. Ce devait donc être sa femelle souillée qui l'avait fait fuir, et malgré sa bêtise couplée à sa simplicité habituelle, Dhoruba avait cette crainte, cette faute sur les épaules. Elle pardonnait si facilement à autrui ce qu'elle ne supportait pas de sa propre personne.

En tout cas, que ce soit à cause du talent de Kuzimu ou dû à sa fatigue, au détachement puis à la joie de Dhoruba, la femelle n'avait toujours pas détecté la présence de son violeur. Désormais détendue, elle s'était assise aux côtés du bébé, sa patte lui servant de pilier pour se tenir plus ou moins couché et rassuré à défaut de pouvoir continuer à téter. Désormais silencieux, l'enfant semblait attendre le bon vouloir de sa mère, somnolant tranquillement. Un bébé qui promettait de ne pas être difficile.

Heureuse. Dhoruba était heureuse que tout s'arrange, même s'il restait bien des mystères à élucider comme l'absence d'odeur ou de blessures d'Alois. Quelque part, son inconscient savait que le lion n'était revenu que pour quelques instants, alors que son esprit peu développé lui permettait de rêver en surface. La douleur serait plus grande lorsque son compagnon l'abandonnerait encore une fois, contraint, mais au moins, le souvenir n'en brillerait qu'avec plus d'ardeur. En tout cas, à ce moment précis, la géante profitait d'un don qu'ont tous les enfants et que seuls les imbéciles comme elle conservaient en grandissant: le bonheur à l'instant T. Sans trop se poser de question, ni même essayer de se demander si son crâne frottait réellement contre celui d'Alois ou si c'était une illusion, elle ronronnait puissamment, l'écoutant parler comme on aurait écouté un messie.

- En communiquant, tout s'arrange.

Fanfaronna la philosophe du dimanche, ravie d'être pardonnée tout en ayant pu rassurer son compagnon. Finalement, aucun des deux ne s'en voulait, quelle situation stupide ! Digne de son cerveau mal organisé mais ô combien gentil et loyal qui buvait toujours les paroles de son amoureux, au point de se laisser porter dans une légère transe de rêveries. Les yeux à demi-clos, évacuant la fatigue encore bien présente de l'accouchement, la géante se retint au dernier moment de sombrer, écartant ses pattes de devant pour retrouver l'équilibre tandis qu'elle s'était couchée.

D'ailleurs, la lionne toute ronronnante ne réagit que tardivement à la demande de l'apparition sur le nom du petit, l'ayant intégré dans le flot de paroles rassurant de cette dernière, sans démêler le ton interrogatif du reste. Lorsqu'enfin, son cerveau fit le lien, Dhoruba retrouva un air sérieux, elle s'assit dans le sable, solennelle au point d'en être drôle, faisant "bloc" comme toujours, lorsqu'une réponse lui échappait. Pourtant vaillante, la femelle continua de chercher dans son esprit en vrac, les yeux levés au ciel, avant qu'une lueur colorise sa prunelle encore voyante. Elle ne savait pas trop d'où lui sortait l'idée-probablement inspirée par Alois, possédant désormais des dons de fantôme, ou preuve d'un Amour dépassant les lois de la physique.( mais ça lui plaisait. Ça lui parlait. C'était parfait.

- Neralu.

La rousse posa son regard chocolat sur le minuscule être. Son instinct lui quémandait de ne pas trop s'attacher car le petit était faible. Peut-être ne passerait-il pas la première nuit, ou le mois suivant qui sait ? Pour autant, la mère n'était ni décidée à l'abandonner, ni décidée à le punir de ses origines. Son nom avait dans sa tête, une explication aussi simple que particulière, comme d'habitude quand il s'agissait d'elle.

- Parce qu'une Ombre quand il fait chaud, ça fait du bien. Tout le monde la cherche dans la savane. Parce que quand c'est la saison sèche, une ombre peut sauver la vie ou au moins, apaiser la douleur. Et qu'enfin, l'ombre, c'est ce que recherche un animal blessé pour éviter que sa blessure le pique plus ou s'infecte. Neralu sera cette ombre que tout le monde recherche. Il aura des amis et vivra normalement comme Thamani et Akiam. Eux aussi ont des amis, et ils sont intelligents. Je suis sûre que Neralu, si tu veux bien qu'on l'appelle comme ça, aussi ira bien.

A le regarder, bouger peu mais bouger quand même, Dhoruba était persuadé que l'enfant n'hériterait pas de sa "malédiction/ bénédiction". Mieux, il prendrait son intelligence du coeur et hériterait de celle du cerveau de son père. Son père Alois, car la lionne ne s'y connaissant guère en génétique mais aussi désireuse de croire ce qu'elle souhaitait, considérait que le lion à la crinière bicolore était le papa. Qu'il l'éduque ou non, il avait posé sur ce petit être son regard vert pour le laver des impuretés. En pardonnant à la mère, en lui disant que ce n'était pas sa faute, il lui avait pardonné également, n'était-ce pas ainsi que ça fonctionnait ? Non ? Et bien tant pis, la Pridelander était trop stupide pour comprendre un raisonnement plus logique ou complexe, et il fallait l'avouer, parfois, ça l'arrangeait royalement.

Ronronnant de concert avec Alois, la lionne avait fermé les yeux et s'était laissée choir sur le sol. Griffes rentrées, elle malaxait la terre sèche qui s'effritait en grain entre ses coussinets. Non sans une certaine tendresse, la lionne rouvrait de temps en temps ses paupières pour admirer la silhouette certes chétive de son enfant. De son oeil unique, elle dévorait ensuite les courbes floues de son mâle en parfait état. Légèrement et inconsciemment perturbée, la géante avait étiré sa tête en avant, reniflant l'air en vain. Elle aurait tellement aimée s'emplir de l'effluve d'Alois. C'était aussi impossible que logique pourtant lui hurlait son inconscient. Heureusement pour Dhoruba, elle était encore dans cette phase d'innocence qui lui permettait de rêver à la présence réelle de son mâle rentré de guerre. Il était si pur, avait été si bon pour elle et leurs enfants... C'était donc normal qu'il réapparaisse sans la moindre déchirure, pas même celle de l'oreille. N'était-ce pas la récompense de la rédemption ?

Fière d'avoir donné un nom idéal au bébé et d'avoir su se faire comprendre quant à l'explication tordue, la rouquine se sentit envahi d'une petite vague d'orgueil. A petite dose, c'était un puissant moteur, et de toutes façons, Dhoruba n'avait pas souvent l'occasion de la ressentir, peu confiante envers elle-même. En ce moment pourtant, elle se sentait apaisée, heureuse de sa vie avec ses joies ou ses chagrins. Oui, y compris ce viol qui avait donné naissance à Neralu, l'ombre bienfaitrice. Au final, Alois lui était revenu, et mieux, il acceptait le bébé. Comment renier cet épisode ? Il lui restait certes le traumatisme, la peur qui collait à son pelage lorsque la nuit tombait, ses griffes engoncées dans le sol meuble du territoire marécageux lorsqu'elle devait s'y engager... Mais Dhoruba ne ployait pas, en pleine fleur de l'âge, elle était forte et gardait ses peines enfermées dans un recoin rabougri de son grand coeur. Elle aimait trop pour s’appesantir longtemps sur la noirceur de la vie. D'ailleurs, en ce moment même, l'ombre mauvaise s'effaçait pour laisser place à celle que Neralu imposait, cataplasme tendre sur les plaies que Kuzimu avaient laissé. Rarement en effet, Dhoruba avait été aussi heureuse.

- Merci.

Un simple mot qui s'était doucement glissé hors de ses babines pour rejoindre celles d'Alois, désormais presque collées à celle de la géante. Sa géante. Puis, ses paupières se fermèrent doucement. Pourquoi ne pas se laisser aller au repos désormais que son mâle était présent ? Le bébé avait cessé de téter, Dhoruba baissa doucement sa patte arrière, laquelle se bloqua tendrement au-dessus de Neralu, lui prodiguant une ombre salvatrice. Ce même type d'ombre que le petit apprendrait à être en grandissant.

Un dernier ronronnement, un soupir et un ultime sourire. Elle dormait.

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