Un jour, ma mère, lors d’une de nos très rares conversations non surveillées par mon cher et tendre paternel, m’avais dit que donner la vie, malgré les douleurs que cela pouvait impliquer, était la plus belle chose au monde ; que devenir parent et transmettre un héritage, peu important la richesse de celui-ci, était merveilleux ; qu’élever un enfant était magique, malgré notre âge et les difficultés à se faire entendre (disait-elle en me visant d’une manière fort peu discrète, avec l’un des rares sourires qu’il lui arrivait d’arborer sur son doux visage). Bref, elle m’avait dit que l’arrivée d’un enfant était la plus grande source de bonheur au monde et que rien ne pouvait lui ravir ce bonheur qu’elle avait eu en m’ayant…

Mais tout cela, c’était du mensonge. Quelqu’un lui avait ravi sa fille, quelqu’un l’avait privée de son bonheur. Ce quelqu’un était mon père. Malheureusement, je n’ai pas beaucoup connu ma mère, je ne la voyais en seul à seul que très peu, mon père ayant certainement peur à l’époque que son secret se sache. Mais à chaque fois que cela arrivait, elle affichait comme un sourire nostalgique, emplit d’une tristesse profonde que je ne comprenais pas. Mais elle m’assurait que je lui offrais tout le bonheur nécessaire à sa survie. Depuis mon départ, elle en est morte…

Aujourd’hui, cette sœur, je l’avais retrouvée. J’avais veillé sur elle, sur son premier fils, qui depuis est porté disparu. Je l’ai faite entrer dans mon clan pour mieux assurer sa protection et un avenir pérenne à son second enfant, qu’elle attendait depuis quelques temps. Mais je n’ai pas réussi à la protéger de la guerre, et de la perte de son compagnon. C’était pour moi un échec total. J’étais devenu puissant et respecté depuis l’accession de Tahani au trône. J’étais son Bras Droit, nom d’une hyène ! Et pourtant, depuis cette bataille, rien ne me rendait heureux. J’avais failli à ma promesse envers ma sœur jumelle, que j’aimais plus que tout…ou presque. Depuis cette bataille, je ne pouvais plus la regarder en face. Et savoir en plus que par ma faute, son second enfant allait être orphelin de père…

Depuis ce jour bien sombre, je ne me présentais plus beaucoup devant elle. Je n’osais même plus la regarder dans les yeux, elle pour qui je n’avais aucun secret et une totale confiance, et vice versa, je ne pouvais même plus la regarder en face, tout honteux que j’étais. Je savais qu’elle ne m’en voulait pas. Elle était simplement rongée par le chagrin. Parfois – rarement – elle fondait en larmes lorsque je lui apportais de la nourriture (sa fatigue lui empêchait toute chasse, et j’étais le seul qui pouvait allait la trouver dans sa solitude pour la nourrir) et alors je m’allongeais près d’elle pour la prendre dans mes pattes, sans rien dire, parce que je savais que je n’allais pas réussir à la réconforter si je l’ouvrais.

Elle avait perdu son compagnon, moi, j’avais perdu un frère…

En vérité, je venais surtout pour prendre de ses nouvelles, savoir comment elle se sentait. Je lui devais bien ça. En temps normal, j’aurais repensé aux paroles de Massempo, me disant que même si je suis son frère, je n’avais pas besoin d’être près d’elle lors de la mise bas. Seulement, Shaara n’était plus, Massempo non plus, et elle avait besoin de quelqu’un près d’elle ce jour, jour qui arriva plus vite que je ne le voulais.

J’avais passé la nuit avec elle, car j’avais besoin de partager un moment de calme rien qu’avec elle. Personne ne savait où me trouver, et j’y comptais bien là-dessus. Valaka n’avait besoin que d’une personne, et celle-ci ne l’avait pas abandonnée de la nuit ; car il est des signes qui ne trompent pas : cela allait bientôt arriver.

Au petit matin, elle sentit venir les contractions. Je restais près d’elle, lui léchant son front un peu fiévreux alors que ces contractions se calmaient un peu, laissant une patte autour d’elle pour lui témoigner ma présence et tout mon amour pour elle. Ce fut la plus longue matinée de ma vie. Mais il vint, peu avant midi, un petit lionceau, mâle, plus pâle que moi, et aux yeux rouges de son grand-père maternel. Cette marque que je n’aimais pas…mais aucun ressentiment ne m’était permis. Auprès du corps sans vie de Shaara, j’avais promis à son fantôme, après mon réveil, de m’occuper de son fils avec autant de paternité que je le pourrai. Valaka ne savait pas, mais ce petit bout, j’allais veiller dessus comme mon propre fils. Je lui léchais presque amoureusement la joue, en tant que jumeau aimant, et lui chuchota :

- Félicitations ma sœur. Tu peux être fière de toi. As-tu un nom pour lui ?

Elle lécha la bouille du petit, puis dit avec une détermination dont je ne la pensais plus capable, sans l’ombre d’une larme :

- Il s’appellera Fahari, pour se rappeler à quel point il sera fier de son père.

Puis elle enfouit son visage dans mon cou, ce à quoi je réagis en posant une patte derrière sa nuque, pour la caller contre moi. Elle ronronna tout bas, comme si donner la vie lui rapportait le bonheur qu’elle avait perdu avec Jango et Shaara, comme si tout eût été effacé, bien que ce ne fût pas le cas. Pour elle, j’avais peur que Fahari ne devienne le fantôme de son père, mais en réalité, il devenait sa nouvelle raison de vivre. Petit, je t’aime déjà, pour avoir redonné autant de force et de courage à ta mère en si peu de temps. Tu as tout intérêt à la rendre heureuse jusqu’à la fin de ses jours, Fahari…

Mais cet instant de douceur ne dura pas, car j’entendis au dehors de la petite grotte des bruits de pas. Je repoussai doucement Valaka puis, sans me relever, je me mis à gronder, gronder si fort que le petit arrêta de téter sa mère et pleura. Je n’avais pas l’intention de laisser qui que ce soit déranger Valaka aujourd’hui…

Je baissai les yeux, honteusement. J'avais osé grogné sur ma reine, celle à qui j'avais juré protection et fidélité, et aussi une très grande amie, au-delà de tout serment et de toute dette que j'avais envers elle. Elle demanda d'abord si elle pouvait entrer, mais cette fois, la décision ne me revenait pas. Tournant ma tête vers ma bien-aimée soeur, je la vis acquiescer, comme s'il s'était agit d'une vieille connaissance voire amie pour elle. A vrai dire, cela pouvait entièrement l'être, car Valaka ne connaissait véritablement personne encore, ici, et il fallait bien commencer par parler à quelques personnes. Tout du moins j'espérais qu'elles deviennent amies.

Tahani, à présent reine et pleinement adulte, bien loin de cette époque pourtant pas si lointaine de notre rencontre, demanda quel était son nom. Là encore, ce n'était pas à moi de répondre. Je déposai alors un léger coup de langue sur le front de Valaka, afin de lui faire comprendre que, n'étant pas le père, ce ne serait pas à moi de parler en son nom. Elle comprit bien vite, et dit, d'un ton fier qui ne se brisa pas malgré l'émotion de cet heureux événement :

- Son nom est Fahari.

Jamais je ne l'avais entendue parler si fièrement, et rarement avec autant de force de caractère. Même lorsqu'elle parlait de Jango, ce n'était pas de cette façon, à l'époque où il vivait ici, lui aussi. Jango, c'était son amour, sa douceur, son petit être encore fragile qu'elle aimait profondément et qu'elle aimait protéger, et elle était donc très maternelle avec lui ou même simplement en l'évoquant...du moins, avant son départ, qui depuis ne faisait qu'engendrer le chagrin lorsqu'elle prononçait son nom.

Fahari, ce n'était pas la même chose. C'était la réincarnation de son père, c'était plus symbolique...il allait devoir être fort, très fort, pour surmonter les tristes nouvelles qui entouraient sa naissance, son frère disparut, son père mort. Elle n'allait pas le ménager autant que Jango, le doux. Lui, il allait être le fort, le fier, et par conséquent, l'amour qu'allait lui porter Valaka serait d'une nature différente, mais tout aussi fort.

Je tournai mon regard vers la boule de poils, puis vers Tahani. Elle était là, comme je l'avais été pour la naissance de ses petits. Elle était venue. Je ne voulais pas lâcher de larmes devant elle, et cela ne se produisit donc pas, mais en mon regard brillait une immense gratitude, celle que l'on manifeste envers quelqu'un qui avait tous les choix du monde plutôt qu'être ici, qui n'avait aucune obligation, et qui pourtant était venue, alors qu'elle ne me devait rien, selon moi. Je chuchotais un bref "Merci" avant de réorienter mon regard vers Fahari. J'espérais qu'il n'allait pas prendre trop le caractère de son père de substitution, moi, mais c'était sans doute trop demander. Je ne voulais pas qu'il provoque trop de traquas à sa mère, mais il fallait aussi penser que rien ne serai trop pour elle, pas avec lui. C'était non plus son amour, mais sa fierté, qu'elle avait matérialisée cet enfant. Et j'allais devoir garder un oeil dessus...