Le ciel était lourd ce jour-là, tout comme l'ambiance et le cœur d'Uzazi lorsque les guerriers s'éloignèrent en direction de Prideland. L'armée, assemblage hétéroclite de Pridelanders, de rebelles Freelanders et d'Outlanders qui les avaient déjà rejoints, s'ébranla doucement mais fermement après quelques au-revoirs – Uzazi essayait de ne pas penser des adieux. Elle était inquiète, comme tout animal en cet instant, sans doute. Après tout, nul n'ignorait le risque intrinsèque à la guerre, nul n'ignorait que partir combattre signifiait peut-être ne jamais revenir. Et au-delà de cela, qui pouvait prévoir l'issue du combat? Les Nyeusis étaient de redoutables adversaires, pas seulement en taille et en force mais aussi en stratégie. En plus de cela, ils étaient épaulés par le tyran de Freeland et son armée de Kulishas. En bref, ils n'étaient pas à sous-estimer.
Mais il ne fallait pas céder au défaitisme, songea la vieille femelle avant de risquer de perdre patte. Kumpa s'était prouvé lui aussi plein de ressources, contractant partout des alliances judicieuses et constituant un puissant opposant aux lions noirs. Le cœur de la lionne se réchauffa légèrement en pensant au prince bientôt roi: il avait montré qu'il détenait de formidables qualités de meneur, et il ne faisait aucun doute pour Uzazi qu'il saurait guider les siens.
S'il revenait...

Pour se distraire de ses idées noires, elle devait se secouer, ne pas rester là à s'apitoyer sur la situation. Dans un léger soupir, la lionne se retourna, s'arrachant à la contemplation de l'horizon qui avait avalé les combattants. Elle était restée au Baobab, sachant qu'elle serait un fardeau plus qu'une quelconque aide sur le champ de bataille... Ici, elle pouvait être utile en s'occupant des autres qui étaient restés en arrière – jeunes, vieux, malades ou affaiblis, tous ceux qui ne pouvait pas partir au combat.
Elle retourna donc jusqu'au large tronc qu'elle contempla un instant, perdu dans ses pensées. Celles-ci n'étaient pas, cette fois, pessimistes, mais plutôt nostalgiques, mélancoliques tout au plus. Uzazi se remémorait les instants de dépouillement mais néanmoins heureux passés avec son fils, dans cet arbre-même. Comme ce temps était loin désormais... Azari était un adulte aujourd'hui, elle le savait, même si elle ne l'avait pas revu depuis longtemps. L'ancêtre ressentait le manque de sa présence dans son cœur, comme une blessure profonde et sourde, une que l'on pouvait rejeter au fond de ses pensées mais jamais totalement ignorer.
En cet instant, à la pensée qu'il était peut-être, lui aussi, parti se battre, elle ne voulut rien d'autre que de l'avoir près d'elle et de s'assurer qu'il allait bien, son bébé, son fils tant chéri... Elle dut se rappeler à l'ordre. Aujourd'hui, son fils n'était plus un lionceau, c'était à lui de faire ses propres choix, à lui de mener ses propres combats. Tout comme Mina... Sa fille avait elle aussi bien grandi et était déjà pleinement adulte. Promenant son regard aux alentours, Uzazi repéra justement la jeune lionne non loin de Malkia et de quelques lionceaux. Au moins sa fille était-elle en sécurité. Pour le moment, du moins.

Et de toute manière, se rappela la femelle grise, elle ne pouvait rien faire pour le moment pour Azari, pour Kumpa ou pour la guerre contre les Nyeusis. Ressasser le danger et les craintes qu'elle éprouvait était complètement inutile. Elle était restée sur la Lande des Sans-Terres avec l'intention d'aider son clan, c'était ce qu'elle allait faire.
D'un pas aussi vif que son grand âge le lui permettait, la voix douce, Uzazi appela les quelques lionceaux qui jouaient un peu trop loin de l'arbre colossal qui constituait leur point de repère. Avec l'orage qui semblait se préparer, mieux valait ne pas se disperser et tâcher de rester sous le couvert des branches afin de se protéger de la pluie.
Ensuite... Ils tâcheraient de meubler l'attente insoutenable et tendue.

Après plusieurs heures d'une atmosphère désespérément pesante, enfin le ciel s'ouvrit sous l'effet d'un éclair et déversa toute la pluie jusqu'ici retenue. Comme une eau claire lavant les blessures, Uzazi sentit son esprit s'éclaircir et s'alléger légèrement. Elle appréciait la sensation de douce chaleur éprouvée lorsqu'on était à l'abri – même lorsque la sécurité n'était que relative –, comme quand il pleuvait alors qu'elle était en sécurité avec Azari dans le Baobab...
Finissant son tour de l'arbre afin de vérifier que tout le monde s'était bien regroupé dessous et que personne ne restait sous la pluie torrentielle, la lionne constata que les lionceaux s'étaient effectivement réunis près du large tronc. Il ne restait plus qu'à vérifier que tous les enfants laissés au Baobab par leurs parents étaient bien là. A première vue, c'est bon. En s'approchant, Uzazi remarqua toutefois un jeune au pelage détrempé. Il était resté dehors malgré l'averse?! Encore quelques pas et elle reconnut le lionceau en question. Il s'agissait d'un lionceau né quelques mois auparavant, enfant d'une des lionnes qui avaient été retenues captives au Rocher de la Fierté par les Nyeusis.
En voyant son aspect misérable, l'expression de l'ancêtre s'adoucit et un sourire attendri vint à ses babines. Il devait être frigorifié...

- Sora, que t'est-il arrivé pour que tu sois trempé comme ça? demanda-t-elle avec douceur mais non sans une pointe d'inquiétude. Viens avec moi, je vais m'occuper de toi.

Elle le poussa délicatement du bout du museau sur son flanc, l'encourageant à la suivre. Uzazi s'avança d'abord vers sa fille, qui se trouvait non loin, et lui demanda de surveiller les lionceaux quelques minutes, le temps qu'elle réchauffe le lionceau et qu'elle s'assure qu'il allait bien. Mina acquiesça et s'approcha aussitôt des lionceaux, sa mère la remerciant d'un signe de tête assorti d'un sourire.
En baissant les yeux vers le lionceau à ses côtés, elle remarqua qu'il tenait une patte levée, comme s'il craignait de la poser au sol. Aussitôt, le souci reparut dans les yeux de la femelle grise. Il semblait s'être blessé: pourvu que ce ne soit rien de grave. Autant le vérifier immédiatement, pensa-t-elle.
Uzazi s'étendit au sol, tout près de Sora. Elle devait s'occuper de lui mais ne voulait pas le brusquer – après tout, il ne la connaissait guère. Il pouvait même se méfier d'elle: même si cela faisait maintenant des années et que les rumeurs à son sujet s'étaient taries – les Pridelanders avaient bien d'autres choses auxquelles penser en ce moment –, certains félins du clan ne l'appréciaient toujours pas et transmettaient un certain soupçon vis-à-vis d'elle à leur progéniture. Nawapa, la mère de Sora, n'était certes pas présente au moment des faits et n'était pas née dans le clan, mais on ne savait jamais. Il valait mieux rester précautionneuse pour mettre en confiance le lionceau.

- Tu t'es fait mal à la patte? Je vais te nettoyer un peu pour te sécher et te réchauffer, et je regarderai ta patte en même temps, d'accord? Dis-moi si tu t'es fait mal ailleurs ou si je te fais mal en te lavant.

Uzazi ne commença toutefois pas immédiatement à lécher le lionceau: elle voulait avoir sa réponse avant, toujours afin de ne rien faire contre lui et de ne pas le rudoyer.
En plus, sa mère était partie combattre en compagnie des autres guerriers Pridelanders... Le pauvre Sora devait déjà être soumis à une forte tension, les nerfs à rude épreuve. La vieille femelle grise offrit un doux sourire tendre à l'enfant, l'encourageant à répondre sincèrement.

Le lionceau avait toujours l'air misérable – le pauvre devait être frigorifié –, mais il esquissa un sourire en acceptant de se laisser nettoyer par la vieille femelle. Celle-ci s'attela aussitôt à la tâche, donnant des coups de langues réguliers sur la fourrure de Sora. Le jeune serait rapidement sec – et très ébouriffé – sous l'attention constante d'Uzazi.
Puis l'enfant parla, d'une voix penaude et, il lui semblait, légèrement tremblante. Ce qui n'avait rien d'étonnant, se disait la lionne grise. Si jeune et déjà confronté à la guerre... Uzazi était bien placée pour savoir que les malheurs nous tombaient généralement dessus lorsqu'on s'y attendait le moins – et lorsque l'on n'avait rien demandé. En ces temps troublés, il était de toute manière difficile pour les lionceaux de connaître une enfance normale. C'était malgré cela fabuleux de voir qu'ils parvenaient à conserver une certaine fraîcheur, une certaine innocence, malgré tout ce qui arrivait autour d'eux.
C'était peut-être pour cela que la vieille femelle aimait tant les jeunes. Ils voyaient le monde différemment des adultes, pouvaient trouver de l'espoir là où n'importe qui d'autre ne verrait rien de beau. Ils donnaient de l'amour inconditionnellement, sans hésitation. La manière dont les lionceaux, alors nouveaux-nés, s'en remettaient aveuglément à leurs parents était incroyablement touchante.

Perdue dans de vieux souvenirs dorés et chéris, l'ancêtre fut ramenée à la réalité par les mots du lionceau caramel. Le pauvre enfant avait de toute évidence besoin de réconfort, Uzazi devait être présente et lui en apporter autant qu'elle le pouvait, au lieu de se complaire dans le passé.

- Je... En fait, je voulais pas que maman parte... A... Alors j'ai suivi les guerriers. Un d'eux à failli me voir, alors je me suis caché dans une alcôve rocheuse. Et puis il a commencé à pleuvoir, j'ai glissé et ma patte s'est coincée. Je suis désolé Madame, dit-il la tête basse, tandis que de ses yeux s'échappait une larme.

A cette vue, la Pridelander sentit son cœur se serrer. Comment rester de marbre face à une tristesse pareille? Comme s'il recherchait un appui et une consolation, Sora se rapprocha d'Uzazi et se pressa contre son poitrail. Sans hésitation mais toujours avec douceur, elle ramena sa patte avant vers elle dans une délicate étreinte. La lionne aux yeux écarlates murmura à l'oreille du lionceau, espérant traduire en mots ce qu'elle tentait de lui insuffler par ses mouvements et la tiédeur de son corps.

- Allons, ne t'en fais pas, Sora, ce n'est pas grave. Tu es presque sec et ta patte n'est pas gravement blessée. A condition d'y faire attention, tu pourras l'utiliser normalement très bientôt. Ça va aller, lui souffla-t-elle tendrement.

Elle se rendit aussitôt compte de la portée que devaient avoir ces derniers mots compte tenu du contexte actuel. Elle s'éloigna légèrement du jeune lion afin de le regarder dans les yeux. Elle ne voulait pas créer d'ambiguïté, lui laissant penser qu'elle parlait de la guerre qui avait lieu en ce moment même sur Prideland. Non pas qu'elle était persuadée que l'issue serait tragique pour le clan de Kumpa – elle pensait fermement qu'ils avaient bel et bien une chance de remporter les affrontements. Uzazi ne voulait simplement pas mentir au lionceau en prétendant que tout irait bien, en le rassurant par des paroles vides de sens.
Elle voulait bel et bien réconforter Sora, mais pas avec des mots creux. Enrober de sucre la réalité pour rassurer les autres n'était pas une bonne idée. La vieille femelle avait suffisamment vécu pour savoir que le pire pouvait arriver, même lorsque cela était injuste, et que se voiler la face était inutile.
Uzazi souhaitait préserver autant que possible l'innocence du lionceau aux yeux verts, mais dans ce présent sombre et hostile, était-ce seulement possible?, se demandait avec pessimisme l'ancêtre. Malgré son aversion envers la violence, elle savait, bien sûr, à quel point il était en ce moment important de lutter contre les Nyeusis. Elle se rendait compte de l'ampleur véritable de la guerre qui se jouait. Ce qui ne signifiait pas qu'elle en appréciait ni la manifestation ni les conséquences.

Enfin, la lionne se reprit. Inutile de se laisser aller à des débordements d'alarmisme et de sombrer dans la dépression. En quoi cela pourrait-il aider? Non, elle n'aimait pas les combats mais elle savait pourquoi les Pridelanders et leurs alliés étaient partis se battre en ce jour. Elle abhorrait la guerre mais reconnaissait la nécessité qu'elle pouvait avoir et en acceptait le prix. Uzazi savait qu'elle allait peut-être perdre un nouvel être cher aujourd'hui: Azari était probablement en train de se battre. Elle ne l'avait pas revu depuis longtemps et ne pouvait donc en être sûre, mais il faisait partie du clan Outlander, et que sa loyauté penche vers Tahani ou vers Massempo, il se battait sans doute à leurs côtés.
Pour autant, elle refusait de se laisser abattre aussi simplement. Si elle ne pouvait – et ne voulait – se battre avec ses crocs et ses griffes, elle se battrait ici même, au Baobab, en résistant au défaitisme tout en gardant la tête froide et l'esprit réaliste.

A ce moment, alors qu'une décharge de courage lui réchauffait le cœur, Uzazi remarqua qu'elle était restée silencieuse un certain temps et que Sora attendait probablement qu'elle parle, au vu de son attitude.

- Tu n'as pas à t'excuser pour t'être fait mal, dit-elle finalement. Ni pour avoir suivi les guerriers. Tu ne pouvais pas aller avec eux, mais je comprends pourquoi tu as essayé. A ces mots, elle marqua une pause avant de reprendre. Je sais que tu as peur, Sora, mais tu dois espérer. Ta mère est forte et déterminée. Kumpa a réussi à constituer une armée de taille et rien n'est joué.

Uzazi ferma les yeux une seconde et laissa échapper un léger soupir. Elle n'était vraiment pas la mieux placée pour réconforter les autres. Elle n'avait pas le talent de la parole comme d'autres pouvaient l'avoir, elle ne maniait pas les mots avec beaucoup d'aisance. L'ancêtre tentait malgré tout de parler avec honnêteté et de dire ce qu'elle pensait. C'était le mieux qu'elle pouvait faire.

- Et surtout, Sora, tu n'es pas seul. Tu as tes frère et sœurs. Tu as le reste du clan: nous sommes une grande famille. Et justement, ajouta-t-elle en souriant, appelle-moi Uzazi. Je ne suis qu'une lionne parmi d'autres, personne d'exceptionnel.

Des paroles qui pouvaient paraître niaises et stériles, mais cela, Uzazi le croyait. Elle n'avait pas toujours eu une vie facile parmi les Pridelanders: avec son passé d'exilé, elle n'était pas toujours vue positivement, mais sa vie n'avait jamais été mauvaise au sein du clan. Et avec Kumpa comme roi, il n'y avait pas de doute que le clan allait prospérer et être un foyer pour bien des félins dans les mois à venir... Si le clan survivait à la bataille contre les Nyeusis.

Uzazi avait toujours les yeux posés sur le jeune mâle au pelage désormais sec lorsqu'une nouvelle voix s'ajouta au petit duo: levant les yeux, la vieille Pridelander découvrit un autre lionceau qui se tenait devant eux. De petite taille, le corps menu, son pelage était d'un gris pâle peu commun aux habitants de Pridelander, pourtant elle le reconnaissait. Il s'agissait du fils de Kina et il était bel et bien Pridelander.
Le lionceau s'excusa de son arrivée impromptue, ce à quoi Uzazi répondit par un léger signe de tête assorti d'un sourire. Cela ne la dérangeait en aucune façon, et à en juger par la sollicitude dont Djaili, le nouveau venu, fit preuve envers Sora, tous deux se connaissaient et s'appréciaient. Uzazi fut heureuse de constater que le fils de Nawapa, malgré sa sombre ascendance, avait des amis au sein du clan. Les épreuves de la vie paraissaient toujours plus douces lorsqu'on était épaulé par des gens aimés, l'ancienne exilée le savait.

- Merci de vous être occupée de lui. Vous êtes la mère de Mina c'est ça? Je m'excuse, mais je ne me rappelle pas de votre nom, lança Djaili.

Sa voix était douce mais on ne pouvait ignorer la tension sous-jacente, les pensées qui couvaient sous son crâne, sous le crâne de chaque félin du Baobab, en cet instant. Uzazi était reconnaissante au lionceau de ne pas évoquer le lourd sujet de la guerre en cours. Tout le monde y pensait bien assez comme cela.
Aussi, elle répondit aux paroles de Djaili par un nouveau sourire en clignant des yeux.

- Je l'ai fait avec plaisir, Djaili, répondit-elle. En effet, je suis la mère de Mina. Mon nom est Uzazi. Enchantée de te rencontrer.

Si elle l'avait déjà aperçu par moments, connaissait son nom et l'identité de sa mère, l'ancêtre n'avait pourtant encore jamais eu l'occasion de lui parler. Elle était ravie de pouvoir le faire enfin: il avait beau n'être qu'un membre "comme un autre" du clan, pour elle chacun possédait sa valeur et méritait d'être connu. En plus de cela, Djaili était un lionceau, ce qui comme toujours ne manquait pas d'éveiller l'instinct maternel très prononcé de la lionne.

- Vous pouvez nous raconter une histoire...?

Émettant un petit rire de gorge devant les airs pleins d'espoir qui apparaissaient ici et là, elle sentit son regard pétiller. Elle aimait conter des histoires, et ces minois implorants obtiendraient vite ce qu'il demandaient. Elle était soulagée, en un sens, que la discussion parte sur un sujet léger et inoffensif tel que celui-ci.

- Très bien, agréa-t-elle. Je vais vous raconter la légende des tous premiers Pridelanders, avant même qu'ils ne viennent s'établir ici... Ça vous va? Alors installez-vous confortablement et écoutez...

Tenant toujours le jeune Sora entre ses pattes, la vieille Pridelander promena un instant son regard sur la petite assemblée. Les lionceaux serrés autour d'elle, à l'abri sous l'épais feuillage du Baobab, ne devaient pas souffrir du froid, maintenant. Si en prime leurs esprits étaient occupés ailleurs que sur leurs parents partis guerroyer, c'était parfait.
Uzazi s'éclaircit la gorge, prit une profonde inspiration et entama son récit.

- Tout débuta il y a bien longtemps, lorsque le monde était encore jeune, commença-t-elle. En ce temps-là, les lions étaient encore petits en nombre et il existait toujours de terribles créatures qui s'éteignirent par la suite... Dans le monde des esprits, l'un d'eux, un tout jeune esprit, était insouciant et empli de confiance en lui. Il était tant et si bien que le Grand Esprit, après quelques avertissements, l'envoya sur la terre se mêler aux créatures mortelles et s'assagir quelque peu par une vie plus humble. Le jeune esprit était horrifié, mais que pouvait-il bien y faire? Il devait respect et obéissance à son aîné, qui avait toujours fait montre de sagesse. Aussi descendit-il sur la terre. Au départ légèrement rauque, sa voix s'échauffa, gagna en assurance et en souplesse. Uzazi retrouvait toute une aisance à conter, prenant plaisir au jeu, parant sa voix d'inflexions mystiques. Devenu mortel à son tour, il connut la faim, le froid et la fatigue. Au bout de quelques jours à peine, il se traînait misérablement sur une morne plaine, à la recherche d'eau, de nourriture et d'un abri où se reposer. Il était grandement affaibli, car jamais auparavant il n'avait eu besoin de s'efforcer de survivre! A moitié mort de faim et de blessures fraîchement récoltées, ces quelques jours auraient pu lui être fatals s'il n'avait pas fait une rencontre qui allait sauver – et changer – sa vie...

La femelle grise vibrait maintenant avec son auditoire, toute à sa joie de conteuse. Elle voyait avec bonheur les jeunes visages qui écoutaient son récit s'éclairer, leurs yeux moins sombres et moins alourdis d'angoisse. Uzazi sourit dans la joie que lui donnait cette vision. Les lionceaux l'avaient allégée elle aussi de son fardeau, elle se sentait l'âme moins pesante.
Finalement, arrivée au terme de son histoire, la Pridelander put voir la volée de lionceaux s'égailler un peu plus joyeusement qu'auparavant. Certes, l'inquiétude n'avait pas disparu, et peu nombreux étaient ceux qui s'étaient assis autour d'elle pour l'écouter parler, mais c'était mieux que rien. Le résultat en valait largement la peine. Rien n'égalait pour ragaillardir les esprits un récit plein de merveilleux qui restaurerait en ces lionceaux leur foi en l'avenir.

Si la plupart des jeunes félins réunis autour d'Uzazi s'était maintenant éparpillée, il en restait quelques-uns près de la vieille femelle, tel que Sora, toujours entre ses pattes, et Djaili, qui s'y était installé également.

- Ça va mieux, Sora? murmura-t-elle à l'attention du lionceau caramel, se penchant vers lui avec douceur.

Relevant les yeux, Uzazi prit conscience du temps: tout autour du Baobab, l'obscurité les avait engloutis, la pluie tombait à verse et le ciel se zébrait de temps à autres d'éclairs. Elle espérait que ce déluge donnait autant de mal à leurs ennemis qu'il en causait sans doute aux guerriers Pridelanders. Elle frissonna. La chaleur des lionceaux dissipée, il lui semblait qu'un froid insidieux s'insinuait jusque dans ses vieux os. Ce froid était bien sûr dû à son inquiétude, mais aussi à son grand âge. Son pelage était plus fin qu'avant et elle n'avait plus la résistance des jeunes félins.
Elle se faisait très vieille, songeait-elle avec une certaine mélancolie. Bien sûr, sa vie avait été longue – plus longue que le plupart des félins, et plus remplie également – et pourtant... Il y avait encore des choses qui lui tenaient à cœur et dont elle souffrait à l'idée de ne pouvoir les voir se réaliser. Uzazi espérait vivre encore assez longtemps au moins pour voir renaître Prideland... et pour revoir une dernière fois son fils. Bien qu'adulte, il lui manquait atrocement et elle ressentait son absence comme une lame glacée dans le cœur.
Être séparée de la chair de sa chair était bien pour elle le pire châtiment possible.

A la fin de son histoire, Sora avait déjà paru un peu rasséréné. Maintenant qu'Uzazi lui avait demandé s'il se sentait mieux, elle en eut la confirmation: le jeune lui offrit un doux sourire et la remercia, ce qui réchauffa le cœur de la vieille lionne. Elle ne demandait rien de plus que d'aider comme elle le pouvait ceux qui se trouvaient au Baobab; pour cela, elle était heureuse d'être restée ici. La lionne au pelage charbonneux émit un grondement sourd se rapprochant du ronronnement avant de lui donner un petit coup de museau affectueux sur l'épaule, l'enjoignant à aller retrouver ses amis. Autant qu'il reste avec ses proches et évite ainsi de sombrer de nouveau dans les idées noires.

Et puis, alors qu'elle s'était perdue dans la contemplation du déluge qui tombait sur Prideland et dans ses souvenirs teintés de gris, une pression se fit sentir contre son corps. Sursautant, Uzazi revint à la réalité et vit que c'était Djaili qui l'avait tirée de ses réflexions.
Le lionceau à la fourrure pâle lui fit remarquer qu'ils devaient aller s'abriter plus efficacement que là où ils étaient. Il avait raison, bien sûr, songea la vieille lionne: le simple couvert des feuilles du Baobab ne pouvait suffire avec une telle pluie, et s'ils restaient là ils seraient trempés jusqu'aux os en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire. Il ne manquerait plus que les lionceaux tombent malades!
Hochant la tête en réponse au lionceau, la Pridelander se releva – difficilement, c'était vrai – pour rassembler à son tour les jeunes au cœur du grand arbre protecteur.

- Viens, Djaili. Tu as raison, nous ne devons pas rester ici, confirma l'ancêtre. Rentre dans le Baobab, je vous rejoins.

Uzazi ressortit du sein de l'arbre et inspecta une dernière fois ses alentours, s'assurant qu'aucun félin ne restait sous cette pluie diluvienne. Après s'être assurée que tout était normal, elle put enfin rentrer.
Là, elle s'ébroua difficilement avant d'aller voir sa fille. Lui offrant un sourire fatigué, elle se coucha à ses côtés et entreprit de se sécher. Tout en faisant cela, elle promenait son regard sur la petite portion du clan Pridelander qui se trouvait là. Arborant un sourire attendri en voyant les lionceaux qui somnolaient doucement ou jouaient paisiblement, Uzazi reprit espoir. Quoi qu'il puisse se passer, une partie du clan de Prideland se trouvait ici. Pour le moment, ils étaient à l'abri... tout comme l'était l'héritage des Pridelanders.
Sur cette pensée rassurante, l'ancienne exilée posa la tête au sol et s'autorisa à se reposer un peu. Elle aurait besoin de repos pour tenir la suite des événements, quelle qu'elle soit.