Ce jour-là, j'avais décidé de prendre un peu de repos à la rivière. J'en avais besoin, pour réfléchir à ce qu'on m'avait dit concernant ma trop grande implication dans la vie privée de ma chère soeur. Bon, il fallait admettre que je m'en mêlais beaucoup, mais tout de même ! Elle n'en restait pas moins ma jumelle et je voulais qu'elle ait le moins de difficultés possible à vivre ici, alors qu'elle avait eu des ennuis dans le Désert. Mais d'un autre côté...il était vrai que concernant ses enfants, je n'avais pas grand chose à dire, sinon de m'en occuper comme un oncle pouvait le faire...

J'arrivai sur un rocher qui surplombait la rivière. A vrai dire, c'était mon rocher habituel, que j'aimais bien pour son exposition au vent et la vue imprenable qu'il offrait sur la rivière. Les crocos me voyaient d'ici, et j'en saluais quelques uns, qui me rendirent mon salut. S'il existait une quelconque trace de protestation quant à ma présence ici, elle était fort bien dissimulée. Ils m'avaient désormais accepté définitivement comme un des leurs, même Notek, malgré son caractère encore très grognon, mais ça, il l'était avec tout le monde.

Je m'étendis de tout mon long sur mon gros caillou puis, après avoir posé ma tête sur mes pattes croisées, je regardai le ciel. Peu de nuages, presque bleu. Une belle journée. Le vent qui arrivait sur mon flanc droit me donner l'impression d'une présence collée à moi, et je me pris à rêver les yeux ouverts qu'il s'agissait d'Anga. Le vent m'illusionnait, et j'avais la sensation de sentir son visage se frotter dans mon cou. Je savais que ce n'était qu'illusion et faux espoirs, mais cette fois, j'étais heureux d'avoir la sensation de sa présence à mes côtés. Depuis la mort de Shujaa, je perdait progressivement de ma culpabilité quant à la mort de ma chère et tendre Mositu, et maintenant, j'étais heureux de rêver sa présence à mes côtés, comme un souvenir impérissable. C'était une plaie douloureuse que de me rappeler sa mort, mais à présent, je passais mon temps à me rappeler d'elle en vie, ce qui emplissait mon coeur d'une nostalgie tendre et bienheureuse.

Sans m'en rendre compte, je m'étais assoupi à côté de ce semblant d'amour. Je rêvais d'une vie meilleure qui aurait pu être possible si elle n'avait pas été tuée. Une vie de famille, une vraie vie. Je n'avais aucune famille sinon ma soeur et son fils, et dans ce rêve, je me mis à penser que ne pas avoir ma propre famille était un manque. Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais désiré d'une famille, mais à présent...les choses changeaient. Toujours est-il qu'un crocodile hurlait depuis en bas pour me réveiller...

- Qu'y a-t-il ? rugissais-je en réponse.

- Un intrus !

Je me levai prestement, abandonnait les douceurs de ce rêve afin d'aller dans la direction qu'il m'indiquait, en criant sur mon passage aux crocodiles présents de se tenir prêts, sans attaquer avant que je n'en donne l'ordre. Qui pouvait bien venir sur la rivière ? Un Outlander ? Un autre ? Un voyageur, qui foutrait la pagaille sans distinction, capable de déclencher une guerre. Cela faisait quelques temps que je n'avais pas eu de signalement, malgré mes absences devenues fréquentes ces derniers temps.

Arrivé au lieu indiqué par les sentinelles, j'humais l'air. Une odeur étrangère, quoi que tintée d'Outland. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ? Un nouveau sur le clan qui ose déjà s'aventurer par ici ? Téméraire le p'tit bleu. Je cherchais les crocodiles, mais je ne les voyais pas. Ils étaient prêts, et moi, je ne trouvais pas la source de cette odeur...

-J't'ai eu !

Je sursautai au contact d'un lionceau qui me sautait sur la crinière, puis je secouai la tête pour l'en faire descendre. Son odeur correspondait à ce que je cherchais. Tout ce raffut pour un gamin...Les crocos allaient m'entendre ! Je me tournais vers la rivière, en hurlant de ma voix rauque :

- FAUSSE ALERTE !

J'avais envie d'être un peu plus violent, mais de une, pas en présence d'un gamin, et de deux, je respectais encore les crocodiles sur leur territoire, malgré l'administration que j'apportais sur celui-ci. Après tout, malgré mon pseudo "haut" rang parmi eux, mon habitat ici ne tenait qu'à eux, et s'ils le voulaient, ils pouvait m'éjecter quand ils le voudraient. Je me tournai alors vers le p'tit et le regardai sombrement :

- Qui es-tu p'tit ? Et qu'est-ce que tu fiches ici ? Tes parents t'ont jamais dit que c'était dangereux pour les lionceaux ?

Son visage ne me disait pas grand chose, malgré un pelage assez singulier pour Outland. Qui était-il et que voulait-il en venant ici ? Normalement, les lionceaux évitaient assez l'endroit, alors pourquoi un "brave" oserait-il y venir, malgré son très jeune âge. Enfin, un brave...un fou était plus approprié. Et pourtant, cet adjectif de "fou" était tout aussi valable pour moi trois ans auparavant, lorsque je commençai à vivre ici, parmi les gros lézards fluviaux...

Rhaaaaaaa, par les Grands Esprits, pitiéééé ! Un marmot qui n'avait que ça à foutre de ses journées de répondre aux adultes. J'avais horreur de ça, surtout dans l'état actuel des choses. Apprenez à élever vos enfants de façon plus correcte les jeunes parents. Si je le connaissais, je lui aurais bien flanqué un aller-retour, mais ce n'était pas à moi de le faire. Il allait falloir lui faire comprendre les choses.

Je passai ma patte sous son ventre pour l'aider à se relever. Après tout, c'était la moindre des choses. Ensuite, je le détaillai un peu plus précisément, mais rapidement. Non, je ne me souvenais vraiment pas l'avoir déjà rencontré. Bon, ce n'était pas dommage, cela dit. Je m'interrogeais sur ce qui pouvait bien pousser sa témérité à l'emmener ici, sur ce territoire assez peu fréquenté par les Outlanders qui ont un peu de cervelle, et encore moins par des lionceaux. Je repris de ma voix rauque :

- Je ne m'amuse pas, car ce n'est pas un jeu. Y a pas de jeu qui tient ici, j'me fais comprendre ?!

Il n'y avait rien de drôle à jouer ici, sinon courir les plus gros risques d'une jeune existence. Ce gamin ne se rendait pas compte, il ne se fiait qu'à ce qu'il voyait, et ça avait le don de m'agacer. En aucun cas, dans ce monde, il ne fallait se fier aux apparences. Chaque chose pouvait se dissimuler sur un terrain bien défini, et c'était pour cela que le sol pullulait de vers de terre et d'insectes en tout genre...et que les eaux apparemment si calmes de la rivière étaient emplis de crocodiles.

- Arrête de te fier à ce que tu vois, idiot ! Je me retournai une nouvelle fois vers la rivière, en leur hurlant MONTREZ DONC VOTRE VISAGE A NOTRE INVITE !

Après un petit temps, ayant compris qu'il s'agissait d'une manoeuvre d'intimidation, ce dans quoi ils excellaient et adoraient donner, les sept ou huit crocodiles qui m'accompagnaient sortir leur visage de l'eau, et grognèrent de concert. J'espéraient que cela serait suffisant à dissuader le gamin de revenir ici. Du moins, pas sans accompagnateur. Enfin...ici, le seul accompagnateur véritablement accepté était moi, alors bon...et autant vous dire que je n'avais certainement aucune envie de revenir ici avec lui..

- Tu piges maintenant gamin ? T'as d'la chance que j'te sois tombé dessus, sinon mes amis ne t'auraient laissé aucune chance de repartir. Et j'ai beau surveiller fréquemment les lieux, j'peux pas être partout.

Allait-il comprendre que le fait qu'ils me laissent agir dans leurs affaires ne dépendaient que de leur choix et non de ma volonté ? Je prenais parfois leur commandement, mais c'était uniquement s'ils le jugeaient nécessaire. Habituellement, ils s'occupent seuls des intrus inconnus, soit les non Outlanders...ou les nouveaux, comme lui. Ce n'était qu'un gamin qui pensait que les histoires sur ces lieux n'étaient que des légendes...

- Crois-moi petit, ici, c'est pas une légende. C'est pas pour rien que très peu viennent. C'est salement réputé chez les lions, et non à tort...j'entendis certains crocos vexés grogner contre moi. Parce que les lions se prennent souvent pour les meilleurs, alors les lézards de la rivière leur rappellent volontiers qui domine sur les eaux. Depuis, les deux peuples s'entendent très moyennement, et comme chacun agresse l'autre à profusion pour aucun motif valable, chacun se proclame dans sa légitime défense. Tu comprends ça ? Chacun des deux a déjà attaqué des gosses trop curieux, alors plus aucun ne se laisse faire.

Sur Outland, pendant un temps, c'en était presque à l'état de guerre civile, puisque la rivière demeurait encore à Outland. Mais je pensais avoir calmé un peu le jeu, en insistant sur le respect que pouvait avoir chacune des deux races face à l'autre...mais c'était dur.

- Et au fait, je ne sais toujours pas qui t'es petit !

Il avait le parlé irrespectueux non intentionné d'un garnement qui ne rêvait que de sensations fortes. Jadis, cela m'aurait plus qu'agacé, mais en ce jour, cela me fit sourire. Un p'tit dur à cuire au milieu des lionceaux. Un gamin qui, sans être arrogant, se sentait supérieur aux autres, et cette situation, pour l'avoir moi-même expérimentée au même âge, je la connaissais plutôt bien. Après tout, j'pouvais pas en vouloir au gosse de me trouver ennuyeux...car je disais plus ou moins la même chose des adultes du Désert, tous avec leurs rêves de gloire au service d'un empereur aux traditions archaïques.

Cependant, une petite chose ne restait pas claire dans sa tête. Je ne dirigeais pas les crocodiles, ils me faisaient simplement confiance dans mes actions et manoeuvres, mais le jour où ils n'en ont plus envie, ils me vireraient tranquillement...ou moins tranquillement. Je ne savais trop comment lui faire piger que les crocos n'étaient pas mes subordonnés au sens propre du terme. Que ce qui régnait c'était le respect et la confiance, qui faisaient que des jours il m'obéissaient, d'autres il s'agissait pour moi de leur obéir...malgré mon fort tempérament, ce type de jour arrivait, une fois de temps en temps...mais n'aimant pas faire ce que l'on me disait de faire, je restais bien souvent en dehors de leurs affaires, exception faite lorsque j'avais une parole engagée dans certaines, comme la surveillance des lions Outlanders autour de la rivière, tâche à laquelle on m'avait laissé les pleins "pouvoirs" si l'on pouvait dire afin qu'aucune bavure d'aucun des deux côtés ne soit tolérée ni même commise. Je connaissais les deux peuples, j'étais donc le dirigeant le mieux adapté à ce type "d'opération"...pour le reste, je ne faisais qu'écouter et obéir.

- Je ne fais rien de "trop fort". Ceux-là ont choisi de m'accompagner et de m'obéir, mais tous ne le font pas. Certains me sont relativement hostile et n'aiment pas que je me mêle de leurs affaires, alors évite de penser que même avec moi tu es toujours en sécurité.

Il pensait que j'étais chaman. Lorsqu'il formula l'idée, je ne pus m'empêcher d'éclater d'un grand rire rauque. C'était tellement absurde ! Le seul chaman que je connaissais était Killik, le liard auquel je devais la vie et une blessure soignée de mon protégé, Eiki. Mais jamais il ne m'avait transmis ses secrets, et que les Grands Esprits le gardent bien d'un jour le faire. Il me fascinait et c'était un très bon ami, mais son rôle de transmetteur était d'avoir un élève adapté, réceptif, plus jeune et plus spirituel que moi pour absorber les connaissances qu'il avait à dispenser. Et cet élève n'était pas moi.

- Aha, non mon p'tit gars, je ne suis pas chaman et que les Grands Esprits m'épargnent bien de cette destinée ! Nous n'en avons qu'un sur Outland, et j'imagine que tu le connais déjà, c'est Killik, le liard. Si tu veux apprendre des prodiges, c'est à lui de demander, pas à moi.

Bien entendu, cela m'étonnerait beaucoup qu'un gamin comme lui arrive à suivre docilement les cours de Killik, qui avait une façon étrange de s'exprimer, et qui de plus mentionnait énormément les Grands Esprits. Pour un gosse, parler constamment de divinités en tout genre ne devait pas être très agréable, alors pour ce petit Soto...Cela dit, je ne m'étais toujours pas présenté au gamin, et il me restait un détail à régler. Je me tournai vers les crocodiles, et je leur dis, calmement :

- Je n'ai plus besoin de vous. Retournez à vos occupations, et dites à Notek que j'ai la situation bien en pattes, que ce n'était qu'un lionceau. Puis, sans attendre de réponse, je me retournai vers le petit, et continuai de ma voix rauque et grave habituelle : Au fait, il ne me semble pas m'être présenté. Je suis Chombo Hiki.

J'avais pas grande chose d'autre à lui dire, et il me semblait avoir compris que les répliques impliquant le danger et l'avertissement aux parents n'étaient pas à son goût, alors je me retins de continuer sur cette voix, préférant attendre que le gamin m'en dise plus sur lui de lui-même. De toute façon, nous risquions de rester ici en face à face assez longtemps, et comme il n'avait aucune chance de m'échapper - cette fois - il allait devoir se faire à l'idée de se taper la causette avec moi, le seul lion cohabitant avec les crocodiles...

Killik le liard semblait bien être le seul chaman du clan. Mais pourtant, l’adulte continua à étonner le lionceau en ordonnant aux crocodiles de partir, ce qu’ils fient d’un seul geste. Ils replongèrent dans les fonds de la rivière tous en même temps, ne laissant que le remou de l’eau et leur vague silhouette disparaissant peu à peu. Pourtant, sa mère lui avait bien expliqué ce qu’était un chaman et le lion clair semblait correspondre à la description. C’est quelqu’un qui est comme un pont pour relier les lions et les esprits de la nature, et il en fallait de ce genre de magie pour diriger les crocodiles non ? Même si ce lion n’était apparemment pas assez forts pour les contrôler quand il veut d’après ses dires, il y parvient tout de même en ce jour. Ce genre de réflexion venant d’un lionceau ne croyant pas aux petites légendes comme les rois du passés dans le ciel, c’était assez paradoxal mais tout dépendait de ce que lui racontait son père. Les chamans, il n’avait pas encore craché dessus et ne les avaient pas encore traités de Charlatans après tout, donc son fils n’émettait pas de doute là-dessus.

Le mâle se présenta sous le nom de Chombo Hiki. C’était vraiment un drôle de nom, même le plus bizarre que Soto ait entendu jusque-là. Deux mots pour un nom ? C’était étrange, peut-être cela venait-il d’une origine inconnu ou bien une signification se cachait derrière.

-C'est bizarre comme nom. Ça veut dire quoi ? Moi, c'est plus court et clair, vu que ça veut rien dire.

Pas de questions à se poser sur son nom à lui, au moins. Ce n'était rien que deux syllabes après tout. Mais celui du gros lion clair en suscitent bien. Il semblait s'être calmé et prenait un ton moins colérique que précédement. Joli changement d'attitude de sa part. Avait-il compris que hurler sur le lionceau n'apporterait rien ? Il pourrait être plus intelligent que les autres adultes qui passent leur temps à rouspéter finalement, à voir comment vont aller ses diverses réactions au fil de la conversation.

Mais Soto était têtu, bien trop têtu. Dire qu'il ne peut pas faire une chose qu'il veut, c'est loin d'être suffisant pour le dissuader, vous n'en doutez point. Cependant il tenta d'être plus subtil et moins direct, pour contourner le risque d'énerver de nouveau le mâle qui semblait être assez lunatique à ses yeux. Le faire parler petit à petit, ça c'était un jeu qui réussissait à certains lions, et quand ça marchait, le lionceau en était bien content.

-Ça veut pas dire "Dompteur de gros lézards" par hasard ? Ma mère m'avait dit que parfois, des lions naissaient avec un don ou un caractère qui se reflétait sur leur nom, c'est peut-être ton cas, non ? Flatta faussement Soto.

Il voulait le pousser peu à peu à lui expliquer. Bien sûr, discuter avec un crocodile n'est pas simple et ne se fait pas en un claquement de doigts, mais il espérait que Chombo l'aiderait. Sa mère n'avait peut-être pas complètement tort quand elle expliquait à Soto que les adultes avaient encore beaucoup à lui apprendre. Mais cependant, il ne l'écouterait sans doute plus quand il aura ce qu'il veut. Seulement ce qui l'arrange, il ne s'encombrait jamais du reste.

Il sembla surpris de la complexité de mon nom, ce que je pouvais comprendre par le fait que j’étais à ma connaissance le seul lion à posséder un nom composé. De plus, il brûlait de savoir quelle en était la signification…comme si cela pouvait changer quelque chose ! De plus, il sembla croire au prodige lorsque je demandais aux crocodiles de partir, et qu’ils partirent sans moufter. Cela devait le renforcer dans sa croyance que j’étais un chaman, et que mon but était d’avoir un apprenti…en soit, cette situation m’agaçait, car je détestait être pris pour ce que je n’étais pas, mais d’un autre côté, ce n’était qu’un gamin, et la naïveté de cet âge me fit sourire légèrement, sur le coin gauche de mes babines.

- Ecoute petit, la signification de mon nom, je n’aime pas l’évoquer, oublie ça…

Et, bien évidemment, avant de pouvoir finir ma phrase, le gosse commença à extrapoler sur mon nom, l’associant même à « Dompteur de gros lézards ». J’aurais pu en rire, mais mon nom et sa véritable signification ne s’y prêtaient pas, pour moi. Je m’approchai du petit, perdant toute trace de sourire sur mon faciès, et je lui dis d’un ton un peu plus menaçant, histoire de lui rappeler qui était l’adulte ici :

- Fais attention où tu poses les pattes gamin. J’suis pas un adulte gaga qui se laisse bercer par les flatteries d’un gosse. Je suis Chombo Hiki, ce qui signifie « éventreur », et je doute que tu souhaites vérifier si mon nom correspond effectivement à mon caractère !

Je lui tournai le dos, et allai m’asseoir près de la rivière, pour me calmer. Ce gosse ne pouvait pas savoir, pourquoi est-ce que je m’emportais autant ? J’étais tendu ces derniers temps, certes, mais ce n’était pas suffisant. Nan, ce gosse m’avait simplement rappelé mon passé, mon père, le tueur qu’il avait finalement réussi à faire de moi, un tueur désormais endormi…plus ou moins. Evidemment, j’espérais plus que moins, mais on ne pouvait oublier et abandonner définitivement ce que l’on a été. On peut tourner la page, endormir la conscience, mais pas la tuer. Et je ne l’avais compris que trop récemment…

Je regardais au loin. La rivière n’avait rien d’un paradis. C’était peut-être la seule source d’eau sur des dizaines de kilomètres à la ronde, mais les alentours étaient desséchés, telle la terre aride ou la termitière. Malgré l’eau, l’état de désolation des lieux au milieu desquels elle se trouvait était à l’image d’Outland : l’inhospitalité, et avec dans l’air comme un fumet de décadence semble poindre lorsque l’on prenait la peine de le humer. Le vent dans la crinière, comme une douce voix que je connaissais bien, malgré les années pendant lesquelles je ne l’avais pas entendue, m’intima de me calmer, ce que je fis à grands renforts de lentes inspirations et expirations. Puis, après seulement une ou deux minutes, je me retournai vers Soto et lui dit d’un ton un peu froid mais sans agressivité :

- Tu crois sérieusement que j’ai quelque chose à t’apprendre ? Ils ne m’obéissent que parce que nous nous respectons mutuellement, et chacun d’entre nous se montre digne de respect envers les autres. Mais le respect, ça ne s’apprend pas, ça se comprend…

Je détournai une nouvelle fois la tête du garnement, puis je regardai l’eau et en sondai les profondeurs. Combien étaient finalement restés ? Ils savaient se faire discrets, mais j’avais appris à les repérer. Ils me surveillaient un peu…pourquoi ? Mes engagements prenaient trop de temps à être mis en œuvre ? Sans doute, mais Sobek savait que rien n’était simple. Sobek savait, mais son peuple ne comprenait pas. Pour un peuple, il y n’existe que deux catégories d’actes : le concret, et l’absence d’acte, l’abstrait en quelque sorte…alors qu’un roi savait que tout avait un prix, en particulier dans la durée, tant à se mettre en place qu’à sa durée de vie…

Bon, mon histoire n'était absolument pas crédible pour lui, mais ce n'était qu'un gosse, il n'était pas forcé de comprendre le dur monde des adultes, et en particulier celui du désert, sans quelques explications. De toute évidence, il ne devait même pas connaître le peuple de Jangowas, pas même de nom. Fallait peut-être lui expliquer au moins rapidement alors...

- T'y crois pas ? Comme tu voudras...j'vais juste te dire que j'avais un père très particulier, qui aimait beaucoup la guerre, alors...la logique l'a voulu !

J'avais pas envie d'en dire plus sur mon père...ce n'était qu'un gosse après tout, et mon père, malgré sa mort, restait difficile à évoquer par toutes ses atrocités. Bon, bien entendu, sur ce point de vue, je n'étais pas un saint, fallait le rappeler. Tel père tel fils ? Oui, du moins pendant un temps, ce proverbe avait été vérifier.

Il s'approcha de la rivière, en proclamant qu'il les respectait. Il était trop jeune pour comprendre, mais le respect ne passe pas par la case "j'ai envie de commander aux crocos". Le respect ne passait pas par la cupidité. Il s'agissait d'admettre la supériorité ou au moins l'égalité de son interlocuteur par rapport à soit, tout en se montrant digne de respect. Faire du lèche-pattes n'était pas un bon moyen de se faire respecter, car quelqu'un qui s'admettait trop faible par rapport à eux n'était pas digne de respect.

Mais je n'eus pas le temps de répondre qu'un crocodile le fit à ma place en sortant de l'eau et tenter de le mordre. Ni une ni deux je lui assénai un coup de point en pleine figure en rugissant de rage ! Ils n'avaient pas tenu leur engagement, ils attaquaient le gosse, c'était très mauvais signe ! Mon autorité sur eux perdait...sans doute à cause de ma présence bien moins récurrente depuis quelques temps...mais je n'avais pas le temps aux questionnements.

Soto était à l'eau, et s'ils avaient attaqué, aucun doute qu'il ne servirait à rien de leur rugir d'arrêter : mon autorité n'existait plus pour les quelques crocodiles qui étaient restés dans les parages. Je sautai sur le premier, qui avait déjà tourné la tête vers le gosse, et atterrit lourdement sur son dos. Non pour le briser, mais pour le couler un petit peu et le déstabiliser, et ainsi m'approcher du gamin.

Je cherchai le maximum de tâches sous l'eau, chacune représentant un reptile, puis je me fis mon trajet en tête. Je devais arriver sur l'autre rive en fin de parcours...je me mis à sauter sur chacun des crocos les plus proches, afin de m'approcher le plus possible de Soto sans avoir à nager, car à la nage, je n'avais aucune chance contre eux, et aussi pour les déstabiliser et ainsi me donner un peu plus de temps pour agir. Arrivé sur un lézard marin qui avait sorti sa mâchoire de l'eau et menaçait de gober le gosse, je le fis fermer sa gueule par mon atterrissage, puis je pris Soto dans la gueule avant de sauter à nouveau sur un autre, puis un autre, avant d'atteindre la rive opposée.

Une fois là, je posai Soto contre un rocher, en lui disant de ne pas bouger tant que je ne lui disais pas, puis je me retournai en rugissant de colère contre la rivière. Ils m'avaient trahi ! Et ils s'en étaient pris à un lionceau ! Qu'il l'aie cherché ou non, ça, c'était à moi d'en décider, c'était un lion, sa sanction me revenait de droit, comme convenu avec Sobek ! Je ne me mêlais jamais des affaires entre crocodiles, la moindre des choses était qu'ils me laissent gérer les affaires entre terrestres ! Mais cette fois-ci, ils avaient désobéis !

- PAR QUI JE COMMENCE ?! VOUS VOULEZ VOUS BATTRE ?! ALLEZ-Y, JE SUIS LA !

Je ne voulais pas faire allusion à Sobek, car il était fort possible que l'un d'eux cafarde et me mette ainsi dans une situation délicate avec le roi de la rivière, mon hôte et ami. A un tel point risqué que je pouvais encourir l'exil...mais j'étais prêt à prendre le risque de l'exil, pour un lionceau, l'exil n'était rien, tant qu'il restait en vie, aussi détestable soit-il.

C'est alors que je crus sentir Son odeur...mais j'espérais avoir tort...Il ne devait pas être ici...il fallait qu'il n'y soit pas...Je me retournai vivement vers le gosse, pour regarder s'il n'était pas blessé, ce que je n'avais pas pris le temps de faire auparavant...par chance, il semblait n'avoir rien..plus de peur que de mal..."une chance pour eux", pensai-je en me retournant vers la rivière, l'oeil fou de rage.

C'était bien lui, le cher Sobek. En soit, je n'avais rien à reprocher à sa présence, il était chez lui, et c'était un bon ami. Seulement, s'il était là, il risquait de me compliquer un peu la tâche...tout comme il pouvait me sauver une fois encore la mise, même si ce genre d'événement n'était plus survenu depuis plus d'un an, maintenant que les crocos étaient supposément habitués à ma présence.

Mais, visiblement, mon ami semblait bien être le seul reptile présent à avoir encore la tête sur les épaules. Il regardait l'assemblée d'un air mauvais, mais son regard scrutateur vit le lionceau trempé jusqu'aux os, et j'étais persuadé qu'une étincelle de compréhension et de rage illumina son oeil. Il n'était pas idiot, il savait très bien qu'un intrus dangereux ne pouvais se manifester en la misérable personne d'un lionceau. De plus, les crocodiles savaient pertinemment qu'ils n'arriveraient pas à lui faire croire que c'était moi l'intrus.

Mais tout cela, qui pouvait s'arranger en quelques secondes, fut compliqué par l'arrivée du petit au creux de mes pattes, et qui commença à narguer les reptiles. Et pour ne pas perdre la face devant les crocodiles, je n'avais pas le droit de le baffer un grand coup, ce qui leur aurait prouvé que je ne maîtrisais pas le gosse et ainsi l'origine des troubles du jour échoirait sur mes épaules. Je ne pouvais donc pas le faire taire, et à la place, je fis une moue d'exaspération qui devait être plutôt drôle à voir...hors contexte.

Cependant, un croco murmurait encore qu'il y avait un intrus à la rivière, cédant aux provocations du lionceau. Une nouvelle lueur de rage brilla dans mes yeux, et je rugis puissamment sur ledit crocodile. Une idée me vint alors. Sobek n'était pas idiot, et j'avais besoin que Soto la ferme un peu pour pouvoir nous en sortir sans trop d'ennuis...et, sachant que le gosse n'allait pas m'écouter, il allait écouter la sagesse infantile qui, malgré ce que l'on peut en penser, frappait bien plus judicieusement l'esprit non encore formé d'un lionceau qu'une bonne vieille et traditionnelle leçon de morale bien chiante.

Je penchais la tête vers le petit, en lui murmurant d'un ton neutre, suffisamment bas pour qu'aucun lézard n'entende...à l'exception de Sobek, vu sa proximité : "Fais-moi confiance, il ne t'arrivera rien tant que tu ne mouftes rien." puis, sans attendre de réponse, je le pris dans la gueule et allai le poser juste devant Sobek. Je reculai ensuite de quelques pas, puis je parlai à voix haute pour me faire entendre de tous les crocodiles présents :

- Peuple de la rivière ! Voici ton fauteur de trouble, ton agresseur extrêmement dangereux ! Roi Sobek, voici celui qui semble semer la panique et la guerre après son passage ! Juges-tu ce gamin coupable ? Je l'en remets à ta justice !

Evidemment, je me moquais très ouvertement des écailleux ayant osé attaquer le gosse, et j'espérais que Sobek ne le prenne pas pour lui. De plus, même si j'avais entière confiance en son jugement, je lui lançai un bref mais significatif regard implorant, histoire d'être sûr à plus de cent pour cent qu'il ferait le bon choix concernant le gosse. Je ne voulais pas vraiment le lui confier, même si je savais pertinemment qu'il n'allait pas le juger coupable, mais je n'avais plus le choix de toute façon. Seule sa justice serait respectée par ces crocodiles...il fallait donc provoquer cette justice, dusse-t-elle en effrayer totalement le gamin. Au moins, il allait sans doute rester silencieux jusqu'à ce qu'il rejoigne mes pattes, ça me reposerai.

Sobek fut tout d’abord surpris et décontenancé par mon initiative. Aller mon pote, un peu de vivacité mentale, s’il te plaît. On ne peut pas en rester là ! Mais les Grands Esprits semblaient de mon côté, et il comprit d’un coup, et fit exactement ce à quoi je m’attendais. Au moins, il ridiculisait ces rebelles, et c’était une bonne chose à court terme : ils étaient dans les collimateurs conjugués de Sobek et moi-même. Seul inconvénient sur le long terme : ils risquaient de m’en vouloir pendant longtemps…

Il rappela ensuite quelle était sa place à Soto. Ce dernier écouta, car il n’avait pas d’autre choix, avant de revenir se réfugier dans mes pattes. J’espérais que cette leçon lui aurait servie. Mais il fallait croire que non. Il enroula sa queue autour de ma patte, sans doute pour éviter que je ne recommence – le geste en soit me surpris un peu, car je n’avais pas l’habitude qu’un petit me fasse cela, c’était un sentiment bien étrange – puis répondit au roi croco. Mais, à ma grande surprise, sa façon de parler ne se rapprochait pas de l’arrogance, mais plutôt comme un défi « honnête ». Je le poussai doucement de ma patte sur son épaule en lui murmurant non méchamment un bref « Tais-toi ! » puis je me redressai vers Sobek et les autres :

- Je pense qu’il ne servira à rien de surenchérir menaces sur menaces, ni cours d’histoires face à des préjugés, cela est stérile. Sobek, mon ami, je pense que l’incident est clôt, pour aujourd’hui, mais je tiens à te dire que tes crocodiles devront en répondre ! S’ils ne me font plus confiance, qu’ils s’en prennent à moi et non à un gosse ou même un autre lion qui n’a rien à voir dans nos affaires, à moins qu’il ne manifeste quelques belliqueuses volontés, ce qui n’était pas le cas.

Sans rien ajouter, je pris le petit Soto dans ma gueule et fit demi-tour. Cela voulait dire que ma discussion à ce sujet avec mon ami n’était pas terminée, et je comptais bien sur le fait qu’il le sache déjà. De toute évidence, il ne pouvait que quérir ma présence prochainement, mais j’avais autre chose à faire avant cela, car je n’avais pas envie de mêler le lionceau à une telle discussion, il ne me faciliterait rien, involontairement.

Une fois loin de la rivière, je le posai devant moi et m’assis. Je ne savais trop quoi faire…je devais le ramener sur Outland, je devais lui faire la morale, sauf que je savais d’avance que c’était peine perdue. En clair, je ne savais pas quoi lui dire, ni même comment me comporter. Mon énervement dû aux crocos était encore sans doute très présent sur mon visage, mais je devais le dissimuler. L’heure n’était plus à la colère, surtout face à lui. Je lui adressai alors un sourire neutre :

- Voilà, je crois que tu as compris maintenant…

Ce n’était pas sur un ton de reproche, ni humoristique. Non, c’était juste neutre, et peu blasé. Je prenais très mal cette attaque, sur le plan personnel. J’en voulais un peu au gamin de ne m’avoir pas pris au sérieux, mais j’en voulais davantage aux crocodiles d’afficher clairement leur perte de confiance envers moi. Et, au fond, je remerciais le petit de m’avoir permis, par ses conneries, de m’avoir permis de comprendre, même si c’était inconsciemment et au péril de nos vies.

- J’espère que ça te servira de leçon maintenant.

Une fois encore, ce n’était nullement réprobateur. Après tout, au point où j’en étais, je ne pouvais en vouloir qu’aux crocos non honnêtes. Cela me plongeait dans un grand doute. Avais-je encore ma place à la rivière ? Ou mon temps ici était-il terminé, et ne valait-il mieux pas que je rejoigne mes congénères à la Termitière ? J’étais un lion, ma place logique était d’être avec les miens…mais je n’avais guère confiance en eux, de manière générale, jusqu’à aujourd’hui…mais à présent, les seuls en lesquels j’avais confiance commençaient à me trahir.

Je regardai le ciel d’un air pensif, et quelque peu perdu, sans rien dire. J’étais à tel point perdu dans mes pensées que j’en avais oublié la présence de Soto devant moi…

Le petit me donna un coup de patte, ce qui eut pour effet de m’interrompre dans mes pensées. Il parla, essayant de me donner une leçon de morale typiquement Outlander, où le lion n’avait pas à se laisser marcher les pattes. Si la vie pouvait être aussi simple que la vision innocente qu’en donnait ce gosse, je n’aurais plus jamais besoin de me servir de ma cervelle. Or, tout n’était pas si simple. Je le poussais distraitement de la patte pour le faire tomber, puis je répondis :

- Disons que je leur dois déjà beaucoup, en particulier à Sobek, et puis j’en ai vraiment marre que leur espèce soit associée à des ennemis, alors que ce qu’ils veulent simplement, c’est la légitimité officielle de leur possession de la rivière, rien de plus. Evidemment, nous aurons toujours le droit de nous abreuver, dans les faits, cela ne changerait que très peu de chose, mais moralement, pour eux, ça représente beaucoup. Et si nous acceptons cela, nous aurons des alliés sur nos frontières. C’est bien plus compliqué que ce que tu penses comme politique.

Et je n’ajoutai pas que j’avais un profond respect envers Sobek, car, malgré cet incident, il dirigeait très bien ses crocodiles, par exemple lorsqu’il s’était agi de me faire accepter par eux. Ce fut dur et long, mais au final, très peu d’entre eux se montraient hostiles envers moi, à l’heure actuelle. Cela, je ne le dirai pas en face du lionceau, car je savais très bien comment il risquait de réagir, et je n’avais pas de temps à perdre avec cela.

Je devais bien avouer qu’il me tapait sur le système, même si cette phase était plus ou moins terminée, mais au-delà de ça, j’avais besoin d’être seul, de me reposer, et de La revoir. J’avais besoin de Lui parler mentalement, de La revoir dans mes rêves, qu’Elle trouve les mots de réconfort dont j’avais besoin. Oui, depuis un certain temps, je La voyais de plus en plus souvent, sans tristesse, s’inviter dans mes rêves. Je soupçonnais un certain chaman liard d’y être pour quelque chose, mais je n’allais pas lui poser la question : c’était très bien ainsi.

Je me levai : il était temps pour lui de retrouver ses parents, et moi ma solitude. Sans demander son avis, je le pris dans la gueule, et fit demi-tour pour le ramener sur la bonne rive, vers la Termitière. Je ne prononçai aucun mot tout au long du trajet du retour, tout était dit. Je traversai la rivière à guet, bien plus loin que l’endroit de l’incident, puis, une fois la rivière hors de vue dans mon dos, je le posai au sol.

- J’te laisse là, j’te fais confiance pour rejoindre la Termitière tout seul. Et inutile de rebrousser chemin une fois que je t’aurai tourné le dos, j’le saurai.

Je passai ma patte sur son début de crinière infantile, histoire de lui ébouriffer en guise d’avertissement, puis j’ajoutai :

- A plus peut-être, p’tit Soto !

Puis, étonnamment pour moi-même, je lui adressai un petit clin d’œil avant de m’en aller. Ce petit lion, tout chiant qu’il était, ne semblait pas vraiment méchant. Pis, d’un autre côté…il me ressemblait plutôt pas mal lorsque j’étais gosse et arrogant, et insupportable…mais ce n’était qu’un gamin, il allait grandir…mais en attendant, il fallait que je me méfie de lui : j’étais sûr que j’allais en entendre à nouveau parler incessamment sous peu…