Une foulée après l'autre, Khassim se rapprochait du futur nouveau campement du clan. Le soleil dardait sur lui ses rayons ardents, le sable sous ses pattes lui chauffait les coussinets, mais il supportait sans mal ces sensations – il se sentait dans son élément, à sa place. Et il aimait être utile au clan. Utile car en ce moment, les Jangowas changeaient de lieu de vie, comme ils le faisaient régulièrement, et Khassim s'était proposé pour faire partie de la patrouille d'éclaireurs qui passait devant les autres afin de prévenir tout danger.
Avec lui se trouvait Angani, sœur et proche de l'Empereur. Khassim avait été vaguement surpris de la voir venir: il aurait pensé qu'elle resterait auprès de son frère, comme elle le faisait toujours. Mais au fond, peu lui importait. L'essentiel était qu'elle restait silencieuse, ne l'abreuvant pas de questions et de babillements inutiles, ce qui allait parfaitement au mâle.

Les deux Jangowas avaient ainsi parcouru une bonne partie du chemin, l'air fraichissait, le ciel s'assombrissait tandis que les massifs sableux se couvraient peu à peu d'ombres. Leur petite patrouille allait bientôt devoir s'arrêter pour la nuit: il était inutile d'espérer pouvoir voir clairement la voie devant eux en pleine nuit, aussi se reposeraient-ils pendant quelques heures avant de reprendre leur route à la pointe du jour.
La suite lui prouva qu'il avait raison. Angani, partie quelques pas en avant, énonça la présence d'un point d'eau et tendit le menton vers une source d'eau fraîche:

- Nous avons assez marché, faisons une pause près de ce point d'eau.

Khassim se contenta d'un signe de tête neutre; il s'avança, attendit que la lionne ait fini d'étancher sa soif – la source n'était pas très grande et ils ne feraient que se gêner – avant de faire de même.
Relevant légèrement la tête, il aperçut furtivement le regard de la Jangowa posé sur lui. Son visage dénué de toute expression, elle ne semblait pas porter de jugement, quel qu'il soit, sur lui, aussi se contenta-t-il de lui rendre son regard sans broncher. Il en profita pour tenter de la jauger, de la cerner. Il savait qu'il gagnerait tout à connaître un tant soit peu Vako et son entourage proche. Il ne connaissait guère Angani, elle ne se mêlait guère au reste du clan et, comme Khassim l'avait remarqué, restait constamment auprès de son frère. Cela était d'ailleurs un mystère pour lui: il n'était pas spécialement attentif aux autres – il avait autre chose à faire, merci bien – mais même lui avait remarqué à quel point la Jangowa semblait ne s'intéresser qu'à ce qui touchait Vako, de près ou de loin.
Et dans ce cas, il se devait de savoir un peu qui elle était. Plissant légèrement les yeux mais sans animosité particulière, il planta ses yeux dans les siens.

Pendant un moment les deux félins se regardèrent sans broncher, sans piper mot. Chacun examinait l'autre en s'efforçant de dissimuler ses pensées, en dressant ses matières mentales. Ce n'était pas vraiment de la méfiance ni de l'animosité, plutôt de la prudence. L'un comme l'autre ignorait ce qu'il pouvait laisser voir à son camarade de clan et ce qu'il fallait garder pour soi.
Finalement, au bout de quelques minutes, Khassim délaissa Angani du regard, la lionne faisant de même. Le Jangowa se coucha au sol et s'autorisa ses muscles à se détendre, sans toutefois lâcher du regard les dunes devant lui, guettant il ne savait quoi. La question d'Angani le ramena à la réalité, et il la regarda, légèrement surpris, haussant un sourcil. La voix de la Jangowa ne laissait rien transparaître de ses pensées, toutefois il avait entendu le soupir qu'elle avait poussé une seconde auparavant, et il avait l'impression de la sentir bouillir intérieurement. Était-ce des muscles tendus, l'agitation nerveuse d'un muscle, un pressentiment? Il n'aurait su le dire mais il avait comme l'impression qu'elle en pensait bien plus qu'elle n'en disait.
Cette impression était renforcée par le fait qu'elle lui pose la question qu'elle venait de formuler: Khassim le savait, Angani n'aurait pas été gênée de passer l'intégralité du trajet pratiquement sans un mot, tout comme lui-même.
Alors pourquoi cette question?

Mais malgré tous les efforts du jeune lion pour mettre fin à ces interrogations intérieures en trouvant une réponse satisfaisante, rien n'y faisait, il ne parvenait pas à trouver la réponse à sa question. C'était frustrant. Il se doutait que cette question n'était pas une amorce pour une simple discussion de courtoisie, et il ne comprenait pas ce que cela pouvait être.
Mais de toute manière, la question n'était rien d'autre qu'inoffensive, n'est-ce pas? Quel piège pouvait-on bien trouver dans la raison du désir de Khassim de suivre les traces de son père? Le mâle aux yeux ambrés n'avait rien à craindre, il ne voyait donc pas de raison de ne pas répondre à l'étrange interrogation d'Angani.

- Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours voulu devenir Général. Ça me paraissait être une tâche honorable, c'était juste... la chose à faire. En vérité, Khassim ne savait pas trop. Son père le préparait depuis bien longtemps à prendre sa suite un jour, et l'ambition de Khassim avait toujours convergé avec celle de Chenko. Était-ce parce que le vieux lion l'avait formé pour cela qu'il voulait devenir Chef des Guerriers, ou était-ce l'inverse? En plus, ainsi, mon père est fier de moi.

Il haussa les épaules, le regard tourné vers l'étang. Il se posait rarement la question quant à ses motivations. Il souhaitait succéder à son père, c'était tout. Qu'y avait-il de plus à ajouter?

- Et toi, pourquoi fais-tu... ce que tu fais?

Comment formuler ce qu'Angani faisait, exactement? Khassim ne savait pas ce qu'elle faisait, ce qui conduisait ses pattes chaque jour. Il avait beau avoir observé du coin de l’œil l'empereur et ses proches ces derniers temps, il ne savait dire ce que le femelle aux yeux dorés souhaitait. Il l'avait rarement vue loin de son frère, et il avait l'impression qu'elle ne faisait guère d'autre chose que de rester aux côtés de Vako.
Il arracha son regard à la surface calme de l'eau proche de lui, regardant de nouveau la lionne dans les yeux, en l'attente de sa réponse – après tout, si elle lui répondait honnêtement, peut-être saurait-il mieux cerner Angani?

Après un instant de silence, la femelle répondit à la question de son interlocuteur. De même que Khassim pour son rêve de Général, il avait été naturel pour Angani de souhaiter épauler son frère coûte que coûte. Sa réponse dérangeait quelque peu Khassim, lui faisant se poser des questions. Le seul désir de la lionne pâle était-il donc d'aider son frère quelles que soient les circonstances? N'avait-elle rien qui lui faisait envie à elle? Quelque chose concernant son propre avenir? Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais il trouvait cela bizarre. Si lui-même ne savait pas vraiment pourquoi il souhaitait devenir Chef des Guerriers, il savait toutefois qu'il ne le faisait pas uniquement pour son père – après tout, en quoi cela profiterait-il à Chenko, excepté la fierté de voir sa progéniture occuper un rang important au sein du clan? Il voulait plus que tout devenir Général également parce qu'il le voulait, tout simplement.
Dans le cas d'Angani, Khassim n'était pas certain qu'elle fasse quoi que ce soit pour elle-même. C'était cela qui le mettait légèrement mal à l'aise: il ne savait pas quoi en penser. Était-ce normal de ne rien vouloir pour soi, même si on était quelqu'un de désintéressé?

Il ne le savait pas bien, et au fond il n'était pas certain de vouloir y réfléchir.
Après ces paroles de la jeune lionne, elle resta longtemps silencieuse. Le Jangowa crut qu'ils en avaient fini des discussions, aussi reposa-t-il la tête sur le sol, espérant pouvoir dormir un peu avant de repartir le lendemain... jusqu'à ce que la voix d'Angani s'élève de nouveau.

- Khassim... que vois-tu à la surface de cet étang?

Il la dévisagea un instant, le regard vide. Il faillit répondre bêtement "de l'eau", avant de comprendre que ce n'était pas ce qu'Angani attendait de lui. Oh. Elle parlait d'elle.
Khassim la regarda dans les yeux et vit son sérieux. Elle ne minaudait pas: elle demandait une vraie réponse, une réponse honnête.
Le mâle eut un instant de réflexion et resta pensif quelques secondes avant de reporter de nouveau son attention sur la sœur de l'Empereur couchée en face de lui, de l'autre côté de l'étang.

- Je ne sais pas, énonça-t-il d'une voix neutre.

Il aurait pu répondre qu'il la voyait elle, c'était vrai, mais ce n'aurait pas été totalement vrai. Quand il la voyait, il ne pouvait s'empêcher de faire le lien entre l'Empereur et elle. Il était vrai qu'il avait Vako particulièrement à l'esprit, compte tenu de son désir de devenir Général, mais ce n'était pas que cela: même s'il ne frayait guère avec autres membres du clan comme d'autres pouvait le faire, il se mêlait un minimum avec eux, il connaissait ses camarades – cela faisait des années qu'il vivait avec eux. Il connaissait plus ou moins les Jangowas proches de lui en âge. Mais Angani… Elle était à part, dans tous les sens du terme. On avait l'impression que pendant toute sa vie, elle avait rarement daigné accorder un regard à un autre félin, quel qu'il soit, autre que son frère.
Khassim n'aurait su dire ce qu'Angani aimait faire ou non, ce qui l'intéressait et quelles étaient ses ambitions – même si elle n'en avait manifestement d'autre que de rester avec Vako –, la connaissant si peu. A vrai dire, il ne savait d'elle qu'une chose, que son attachement et son dévouement pour son frère étaient particulièrement forts.

- Je ne te connais pas, Angani. Je ne peux pas répondre à ta question, ajouta-t-il simplement. Je ne sais pas qui tu es.

Une pensée lui traversa soudain l'esprit: la personnalité qu'elle possédait était-elle bien à elle ou était-elle, comme tout le reste, le caractère résultant d'un auto-conditionnement et d'un façonnage effectué pendant des années dans le seul but de pouvoir mieux assister son frère comme il se devait et le propulser vers son rêve à lui? Qu'y avait-il en elle qui lui appartenait vraiment, à elle et à elle seule?
Ces réflexions étaient troublantes et il ne savait plus que penser d'Angani. A la lumière de ces observations intérieures, Khassim se demandait si cela était supportable de se trouver en permanence avec quelqu'un comme cela, quelqu'un qui ne faisait rien pour soi, qui semblait n'avoir pas de de but propre et personnel, qui semblait ne vivre que pour un autre. Cela ne devenait-il pas étouffant? Le Jangowa aux yeux ambrés savait que lui n'aurait pas vraiment apprécié cela, et il se demanda soudain comment Vako pouvait ressentir cela, ce qu'il pouvait bien en penser. Mais y faisait-il seulement attention?

Même si Khassim s'était en partie attendu à une douloureuse réaction de la part de la jeune lionne, il fut surpris par l'intensité de celle-ci.
Angani murmura quelques mots épars, manifestement aussi perdue quant à son identité que l'était Khassim. Elle parlait d'un lion – de qui il s'agissait, le Jangowa n'en avait aucune idée, mais là n'était pas la question, manifestement, les paroles de ce lion avaient profondément touché la sœur de l'Empereur… Elle se mettait à douter de son affection pour son frère, ce qui en un sens rassurait presque le mâle gris-brun: au moins avait-elle conscience de l'atypie de sa situation et du malaise provoqué.
Et puis soudain, quelque chose craqua. Brusquement, sans prévenir, comme si ces mots qu'elle venait de prononcer avait rompu les digues qu'Angani maintenant constamment en elle, l'expression habituellement neutre de son visage s'effaça. La façade si soigneusement composée de la Jangowa, toujours impassible, toujours prudente, disparut soudainement et laissa transparaître une foule d'émotions. Angoisse, douleur, peur, doute, désespoir, elle était véritablement bouleversée et Khassim se trouvait désemparé.

Il n'avait jamais vraiment eu d'ami proche, dévoué à son entraînement comme il était. Il n'avait pas l'habitude de consoler les gens, de leur offrir du réconfort ou simplement une épaule amicale. Et d'ailleurs, personne ne venait vers lui pour ce genre de choses.
Il ne pouvait même pas comprendre ce qu'Angani éprouvait: il était vrai qu'il était, tout comme elle, peu lié à ses camarades, cependant il avait bel et bien un rêve, qui au fil du temps, de volonté de son père était devenu sien. Il se l'était approprié et voulait plus que tout devenir Général à la suite de son père; jamais il n'avait remis ce profond désir en question. Même maintenant, malgré les révélations de la lionne aux yeux d'or qui faisaient en un sens écho en lui par les similitudes de leurs histoires, il ne pensait pas à la possibilité qu'il put lui aussi s'être perdu en suivant la route tracée par un proche. C'était risible pour le mâle, cela n'avait pas de sens. Il aimait ce qu'il faisait, n'en avait jamais douté: pourquoi cela commencerait-il maintenant?
En conséquence, il ne pouvait tout simplement pas prétendre comprendre sa camarade ni lui faire cadeau du réconfort dont elle aurait eu besoin, il ne savait simplement pas comment faire.
Et maintenant? Khassim ne savait pas comment aider Angani. Il ne savait pas bien s'il voulait l'aider ou non, d'ailleurs. Tout cela était tellement compliqué... Il pourrait simplement s'endormir là, laisser la femelle pâle à ses sombres pensées et oublier tout de cette conversation. Qui pourrait l'en blâmer? Ce n'était pas comme s'il avait beaucoup de chances de parvenir à l'aider. Mais, alors qu'il aurait pu choisir cette voie, les paroles suivantes de la sœur de Vako le firent changer d'avis.

- Je ne comprend pas pourquoi je me sens si vide.

Nouveau murmure d'Angani, qui avait prononcé ces mots dans un souffle si discret qu'ils avaient manqué ne pas arracher le lion aux yeux ambrés de ses réflexions.
Troublé, il reporta encore une fois son regard sur la lionne, mais cette fois-ci leurs yeux ne se rencontrèrent pas: elle regardait dans le vide, ses paupières largement ouvertes sur ses sombres pupilles, exprimant toute l'ampleur de son désespoir.
Finalement, Khassim se décida à parler.

- Tu peux changer cela. Il n'est pas trop tard, tu peux encore découvrir qui tu es! Tu dois choisir ce que tu veux devenir, tu peux travailler pour remplir ce vide, professa-t-il d'une voix plus forte et plus rude qu'il l'aurait souhaité.

Dans son exclamation, il s'était levé et fixait Angani avec des yeux brillants d'ardeur, parvenant un instant à accrocher son regard.
Il était surpris par ses propres paroles – il n'était pas un orateur, ni un philosophe ou même un stratège, loin de là, et sans être bête, il n'était habituellement pas de ceux qui déclamaient de longs discours ou de grandes et profondes réflexions. Mais il croyait en ce qu'il venait de dire. Non, les choses ne seraient pas nécessairement faciles, oui, cela demanderait du temps, des efforts et de la détermination, mais il était persuadé qu'avec de la volonté, elle pourrait venir à bout de ce mal qui la rongeait.
Elle avait toute la vie devant elle, tout le temps du monde pour apprendre à se connaître elle et à se découvrir sa propre identité. Elle pouvait choisir de se donner les moyens d'être heureuse.

Alors que le félin gris-brun avait clamé ses paroles avec autant d'assurance que s'il avait vu les événements arriver devant lui, il fut brutalement ramené sur terre par la réaction bien-moins-que-convaincue d'Angani.
Marmonnant avec exaspération en réponse aux mots du Jangowa, elle rejeta les réflexions de Khassim. Elle se plaignait que le mâle aux yeux dorés ne pouvait pas la comprendre, se confortant dans son idée que son attitude envers son frère était normale et que c'était lui, Khassim, qui était dans l'incapacité de saisir l'essence de la situation. Le lion, qui dans un premier temps avait relâché ses muscles et baissé le cou dans un mouvement d'incompréhension à la suite des mots de la jeune femelle, eut un sursaut furieux et raidit de nouveau ses membres. Il se redressa vivement, indigné par l'air exaspéré, presque condescendant, qu'employait sa camarade qui semblait penser qu'il ne comprenait décidément rien à rien. Pourquoi fallait-il qu'elle pleurniche ainsi sans essayer de comprendre ce qu'il lui disait?
Khassim lâcha un grognement énervé: si Angani était excédée par ce qu'elle considérait être son inaptitude à comprendre le problème, lui était excédé par sa persistance à se voiler la face et à refuser d'essayer d'arranger les choses, préférant rester là à s'apitoyer sur son sort. Il fit quelques pas en s'éloignant légèrement de la Jangowa, tâchant vainement d'évacuer sa frustration d'une manière autre qu'en crachant un flot de paroles exaspérées sur Angani.

- Cesse de tout ramener à ton frère, Angani! lâcha-t-il finalement après avoir regagné un brin de contrôle. Sa voix vibrait de force et de colère, sensibles dans la moindre inflexion de sa voix sèche et claquante, mais il parvenait cependant à se maîtriser quelque peu. Je ne vois personne dans le clan qui soit aussi désespérément dépendant d'un autre félin, quel que soit le lien qu'ils partagent!

Khassim inspira profondément, fit de nouveau quelques pas avant de revenir vers la lionne et de se rasseoir. Il devait conserver son calme. Il le voulait. Il savait que sa camarade de clan ne le prendrait guère au sérieux s'il commençait à perdre la maîtrise de lui-même et à crier à tort et à travers.

- Vous n'êtes pas une seule et même personne, Angani. Vous vous ressemblez peut-être physiquement, vous êtes peut-être proches, mais cela ne fait pas de vous le même félin. Après un très bref instant de silence, il ouvrit de nouveau la gueule, songeant à l'Empereur du Désert. Ton frère semble d'ailleurs l'avoir bien compris. Il ne me semble pas voir Vako aussi accroché à tes pattes que tu l'es aux siennes, et lui n'a pas de mal à vivre sa vie. Ses mots se faisaient tranchants. Il n'était pas un lion habitué à manier les mots, et il ne savait pas se battre avec eux, mais on aurait dit que pour une fois, il sentait intuitivement quoi dire, bien qu'avec une certaine maladresse. Alors pourquoi serais-tu différente? Pourquoi n'y arriverais-tu pas toi aussi? Pourquoi ne parviens-tu pas à être ta propre personne?

Il faut t'y faire, Angani, vous ne pourrez jamais tout faire ensemble: vous êtes grands, maintenant, vous êtes capables de vivre une vie d'adulte. Que feras-tu quand Vako se trouvera une compagne? Tu ne pourras pas rester en permanence avec eux, ils voudront leur intimité et leur indépendance.
Il serait temps que tu te rendes compte de l'anormalité de la situation et que tu commences à penser à toi-même et non toujours à ton frère.

Son ton était moins vif maintenant, mais il avait gagné en froideur et il était presque plus dur encore qu'auparavant. Les iris ambrés du jeune mâle brillaient d'un même éclat vif et sec, ses yeux posés sur Angani.

En un sens, cela soulageait Khassim qu'elle réagisse ainsi. La colère, il connaissait, il savait faire avec, il savait répondre. La tristesse, réconforter les gens… pas tellement. Pour autant, les mots durs que lui adressait Angani d'une voix sèche ne lui plaisaient pas. Comment pouvait-elle s'en prendre ainsi à lui, sans voir le dévouement aveugle dont elle faisait constamment preuve et qui l'avait poussé à parler de dépendance?
Il grogna en retour. De quoi se plaignait-elle, après tout? C'était elle qui avait lancé le sujet, elle qui avait commencé à parler de problèmes intimes! Lui n'avait rien demandé! Khassim, lui, s'en serait très bien passé, merci bien!

- Si je n'ai pas les réponses à tes questions, pourquoi me les avoir posées? C'est facile d'accuser les autres quand on est soi-même incapable de faire ce qu'on demande!

Sa réaction était probablement quelque peu puérile, mais peu lui importait. De quel droit lui parlait-elle de cette manière alors qu'il répondait à ses interrogations? Alors même que cela ne lui plaisait pas du tout d'avoir à le faire!
Mais tandis que le jeune mâle ouvrait de nouveau la gueule, prêt à engager à son tour le combat verbal, il observa la lionne semblant perdre de son feu, sa voix s'éteignant progressivement au fur et à mesure de sa tirade. Celle-ci finit sur la triste révélation de l'impuissance que ressentait Angani, qui fit plus forte impression sur son camarade de clan que son égarement ne l'avait fait un peu plus tôt. Surpris, il ne savait que dire, et ne s'attendait pas à ce qu'elle réagisse avec l'air supérieur de quelqu'un qui pensait tout savoir mieux que les autres, lorsqu'il parla de compagne de Vako.

Khassim se sentit quelque peu perdu – en effet, en cet instant, il ne comprenait rien, même s'il ne l'aurait jamais avoué et tentait de le cacher. Fort heureusement, la sœur de Vako ne sembla pas remarquer, ou du moins pas prêter attention au trouble du Jangowa.
Au lieu de cela, elle commença à lui parler de son enfance. L'expression de Khassim à cet instant-là aurait pu être amusante pour un observateur extérieur, car un récit autobiographique était bien la dernière chose à laquelle il s'attendait, et cela se voyait. Il se reprit toutefois et essaya de comprendre pourquoi Angani lui parlait de cela. C'était intéressant et tout ce qu'on pouvait vouloir en dire, mais bon, cela ne le passionnait pas. Il ne voyait pas bien en quoi cela pouvait les aider. D'accord, il comprenait un peu mieux cette obsession démesurée de la Jangowa pour son frère. Et après?

Mais au moins la lionne parlait-elle maintenant plus posément maintenant.
Bien qu'encore énervé, Khassim voyait que partir dans une diatribe enflammée ne servirait à rien en cet instant: Angani semblait avoir momentanément abandonné sa fureur et avoir laissé derrière elle ses paroles acides, pour une fois. Même si Khassim détestait avoir à parler d'états d'âmes et autres sentimentalités – phénomènes sur lesquels il avait si peu de prise et si peu de compréhension –, il ne pouvait nier qu'éviter un affrontement avec la sœur de l'Empereur ne lui déplairait pas. Il n'était pas d'humeur et avait plutôt envie d'un peu de solitude – et de quelques bonnes heures de sommeil.
Aussi prit-il sur lui et s'assit-il non loin. Ce fut avec une voix relativement posée, même si toujours brusque, qu'il parla ensuite.

- Pourquoi me dire tout ça, Angani? Pourquoi m'en parler si "je ne comprends rien"? Qu'attends-tu de moi? Je ne peux pas t'aider. Je n'arrive même pas à saisir complètement ton problème... Je ne suis pas le Jangowa le mieux placé pour répondre à tes angoisses, dit-il finalement.

Il savait qu'il ne faisait rien pour l'aider – il venait d'avouer qu'il était impuissant face à son problème – mais il avait répondu avec honnêteté. Il ne comprenait toujours pas bien la relation compliquée entre Angani et Vako (ou plutôt la relation d'Angani vers Vako qui, plus que l'inverse, semblait particulièrement compliquée et aliénante pour la jeune femelle) malgré les explications de la lionne pâle, et que pouvait-il faire? Il sentait que la sœur de l'Empereur serait sans doute plus heureuse en étant elle-même, puisque cette dépendance était ce qui la rendait malheureuse, mais si elle refusait de remettre en question son lien avec l'Empereur et de prendre de la distance pour se découvrir elle-même, que faire?
Khassim ne le savait pas.

- Il n'y a pas de manière facile et rapide de découvrir qui tu es. Apprendre à te connaître toi est sans doute indispensable pour te dissocier de Vako, mais je ne saurais pas te dire comment faire. Je ne sais pas.

En un sens, Khassim détestait cela. Cet aveu de son incapacité le faisait grincer des crocs – c'était admettre qu'il n'arrivait pas à faire quelque chose. Mais que pouvait-il y faire? Il ne pouvait pas inventer une solution, comme par magie.
C'était une question à laquelle Angani ne trouverait pas de réponse avec lui, il le craignait.

Au départ, Angani semblait l'écouter, bien que d'un air distrait. Et soudain, alors qu'il venait de lâcher ses dernières paroles, elle revêtit de nouveau son masque distant et imperturbable. Lui tournant à moitié le dos, elle lui intima d'oublier l'échange qui avait eu lieu.
Quelque chose dans ce qu'il avait dit n'avait pas dû lui plaire, se dit Khassim, pour qu'elle redevienne exactement semblable à la Jangowa de marbre que tous connaissaient. Sans doute le fait qu'il n'ait apporté aucune aide substantielle. Dommage pour elle, le mâle ne savait pas comment l'aider, il n'aurait de toute façon rien pu faire.
Enfin, bien qu'il ait d'abord été désarçonné par le retour de l'Angani habituelle, il ne s'en fit pas trop. Cela le soulageait presque: il n'était pas dans son élément, à essayer vainement de réconforter quelqu'un sur un sujet aussi trouble que l'état d'esprit de ladite personne...

- C'est pour ça que tu es seul et que tu le resteras, Khassim... Quand les autres te tendent la patte, tu les repousses.

Ces mots tirèrent l'interpellé de ses songeries aussi sûrement qu'une giclée d'eau au visage, tout en lui hérissant furieusement le poil de colère. Repousser les gens, lui? Non, les gens ne cherchaient pas à lui tendre la patte, c'était différent!
Évidemment, Khassim ne se rendait pas compte que son comportement naturel n'incitait pas les autres Jangowas à venir vers lui. A cause de son éducation et de son tempérant de feu, il n'était pas vraiment l'individu le plus populaire du clan... Malgré cette personnalité si marquée, si proprement Jangowa qui le caractérisait.

Le mâle gris-brun bouillait, partagé entre stupeur et fureur. Comment Angani osait-elle lui dire cela, alors qu'il n'avait rien fait pour le mériter? Alors quoi, elle était dépitée que Khassim n'ait pas trouvé de réponse à son problème? Comme si elle en était elle-même capable! Comme s'il avait dit pouvoir l'aider! Quelle injustice elle manifestait envers lui, alors qu'il n'avait rien fait d'autre que lui offrir la sincérité qu'elle demandait...

- Pourquoi est-ce que tu m'attaques comme ça, Angani? Tu n'es pas satisfaite de mes réponses? Eh bien désolé de ne pas avoir décidé de mentir ou d'essayer d'inventer par magie une solution à tes problèmes. Désolé d'avoir préféré l'honnêteté. Je vois maintenant que j'aurais dû te dire ce que tu voulais entendre...

Le jeune mâle se détourna, faisant quelques pas l'éloignant de la sœur de l'Empereur. Elle pouvait employer un ton calme et triste, il n'était pas dupe. Critiquer les façons de vivre de personnes dont on n'était pas proches avait forcément une visée belliqueuse, pour Khassim.
Après un souffle d'air brutalement rejeté dans une mimique de dédain, le Jangowa fit une brusque volte-face et retourna sur ses pas. Se postant non loin de la lionne, il lâcha de nouveau les mots durs qui lui brûlaient la gorge:

- D'autant qu'il ne me semble pas que tu sois la mieux placée pour faire à qui que ce soit un quelconque reproche sur une attitude solitaire, dit-il, la voix tranchante. J'ai entendu dire que tu n'étais pas si sociale il y a peu, Reine de glace.

Sans même parler de la solitude que seulement quelques instants auparavant, Angani avait avoué ressentir! Elle était en bien mauvaise position pour lui faire remarquer une tendance à "repousser les autres".
Pfff... De quoi se mêlait-elle? S'il n'avait que peu de proches au sein du Grand Désert, c'était son affaire et seulement la sienne. Mieux valait être seul que mal accompagné, disait-on, et Khassim considérait inutile de tenter de se rapprocher, ou de feindre éprouver de l'amitié pour des félins qui ne partageaient pas sa rigueur Jangowa. S'il était une chose que le mâle tenait en horreur, c'était bien la mollesse et le laxisme dont certains faisaient preuve – par exemple Vako...
Au moins, lui ne souffrait pas de la "solitude" à laquelle Angani semblait être en proie. Au fond, peu lui importait. Il avait son père et ses ambitions et ses ambitions avec lui, que lui aurait-il fallu de plus?

- Si tu veux te faire des amis, vas-y, Angani, je ne te retiens pas. Mais ne t'occupe pas de ce qui ne te regarde pas. ma vie me convient telle qu'elle est et je ne vois pas de la raison d'en changer.

Le jeune lion s'assit par terre, droit et raide. Il avait été offensé par les paroles de la lionne pâle, qui paraissait s'être permise de le juger sans le connaître, de le juger en fonction d'elle-même et de ses propres désirs.
Seulement, ils étaient différents. Khassim et Angani ne fonctionnaient pas de la même manière, n'avaient pas le même mode de pensée ni la même vision des choses.
Maintenant, il regrettait amèrement de s'être lancé dans cette conversation. Dire qu'il avait accepté de répondre aux questions de la femelle, qu'il avait fait de son mieux pour lui donner des réponses honnêtes! Et elle appelait cela "repousser les autres"? Si c'était là ce qui se passait quand on tâchait de faire preuve d'un minimum de courtoisie, Khassim se disait qu'il avait raison de ne pas essayer de faire cela en permanence. Il était furieux de la manière dont elle niait ses efforts – enfin quoi! Il avait accepté de s'embarquer dans une pénible conversation au lieu de se reposer comme il en avait eu envie et besoin. Venant de lui, c'était déjà quelque chose...

- En tout cas, ne t'en fais pas, reprit-il. Je ne vais pas essayer de me souvenir de cette conversation, au contraire. Je vais la jeter aux oubliettes, où elle mérite d'aller. je ne voudrais surtout pas importuner une personne importante telle que toi! lâcha-t-il finalement d'une voix sèche. Il se coucha au sol, regardant dans la direction opposée de son interlocutrice – c'était son tour, cette fois, de tourner à moitié le dos à la Jangowa.

Le lion entreprit de relâcher un peu la tension qu'il sentait dans son corps: elle était sous-jacente en cet instant, puisqu'il ressentait une colère froide plus qu'une véritable rage, mais il la sentait et à l'heure actuelle, c'était désagréable.
Khassim soupira légèrement en aparté. Il aurait du mal à trouver le sommeil s'il le cherchait dans un tel état d'énervement, il le savait. Mais il était dur de ressentir autre chose que de la colère face aux paroles de la sœur de Vako.
En cet instant, il ne s'intéressait même pas aux conséquences que pourrait avoir pour lui cette altercation. Si Angani était proche de son frère, peut-être conseillerait-elle à l'Empereur de tenir Khassim éloigné de lui, et donc du poste de Général tant convoité. Mais là, peu lui importait. Il lui apparaissait important de dire clairement ce qu'il pensait; il n'était pas un larbin de Vako, léchant ses pattes avec ferveur dans l'espoir d'obtenir une montée en grade. Non, lui n'avait pas besoin de cela. Il saurait se montrer à la hauteur, saurait prouver qu'il était le plus apte à tenir cette fonction.
Et cela, personne ne pourrait le lui prendre, personne ne l'en empêcherait, se promit-il.

Evidemment, Angani ne pouvait ni admettre avoir été injuste envers lui, ni rester silencieuse. Impossible de perdre la face devant lui, n'est-ce pas? Ses répliques piquantes étaient particulièrement hypocrites aux oreilles de Khassim – la manière qu'elle avait de lui parler, comme s'il n'était qu'un lionceau impertinent et ignorant de la manière dont fonctionnaient les choses... Cela lui retroussait les babines de colère et de dégoût. Se croyait-elle donc à ce point importante et supérieure aux autres?
Pourtant, elle n'avait aucune raison de se placer au-dessus de lui. Son statut de sœur de l'Empereur ne faisait aucunement d'elle une lionne détentrice d'un savoir dont les autres étaient dépourvus – loin de là! En fait, elle était exactement au même niveau que lui: elle n'avait pas non plus la réponse à ses propre interrogations, elle possédait des défauts qui valaient ceux de son camarade de clan.

Décidément, Khassim éprouvait une antipathie de plus en plus forte envers la lionne pâle. Il aurait aimé répliquer avec force à ses propos répugnants, mais il sentait que cela ne servirait à rien. Elle ne cesserait de tordre ses mots et de les retourner contre lui, ainsi que d'agir comme si elle était bien mieux que lui. En plus, il devait se poser. Il n'avait pas le choix, s'il voulait tenir la journée du lendemain et terminer son devoir d'éclaireur.

Le lion se coucha à son tour au sol, ne daignant regarder Angani que du coin de l’œil. Il ne lui accorderait rien de plus qu'un vague regard et quelques paroles tranchantes pour répondre aux siennes.

- Ne joue pas à la donneuse de leçons, Angani. Tu savais pertinemment à quoi tu t'engageais lorsque tu as injustement critiqué ma façon d'être. Tu as cherché cette réaction, grogna-t-il aigrement. Tu n'as aucun reproche à me faire étant donné que tu ne vaux pas mieux que moi. Au moins cette conversation m'aura permis de confirmer mon ressenti à ton égard...

Sur ces mots, Khassim posa la tête sur les pattes. Il tourna définitivement le dos à la soeur de l'Empereur, préférant avoir comme dernière vision avant de sombrer dans le sommeil les gracieuses courbes du Désert que le visage prétentieux d'Angani.

- Sur ce, bonne nuit.

La soirée n'avait pas été des plus agréables – c'était bien le moins que l'on puisse dire – et le mâle avait besoin d'une bonne nuit de sommeil pour se revigorer... et pour s'ôter cette vipère et ses mots sournois de la tête.