S'il y avait un avantage à n'appartenir à aucun clan, c'était bel et bien de pouvoir voyager selon son gré. Depuis qu'elle s'était établie dans la Lande des Sans-Terre, Kuzali n'avait jamais encore entreprit de voyager dans l'Est profond, vers cette jungle qui était aussi immense qu'intrigante. Il était temps de réparer cet impair. La lionne s'était enfoncée en direction du Sud afin de trouver une entrée praticable à cet endroit qui dégager une aura de mystère fort attirante. Après avoir longuement marché, l'ancienne princesse se retrouva face à l'immense jungle. Les arbres étaient si hauts et feuillus que la lumière éclairait mal le lieu, impossible de voir jusqu'où s'étendait cette jungle et surtout ce qu'elle cachait. Devait-elle faire demi tours ? Cela aurait été plus sage mais Kuzali était une lionne d'aventure et l'inconnu l'attirait. Sûre d'elle, la lionne pénétra dans la jungle.

La végétation était luxuriante et quand bien même seules ses terres natales trouvaient grâce au cœur de la lionne, elle ne pouvait que reconnaître la beauté de cet endroit si sauvage. Fascinée par ce qu'elle découvrait, Kuzali s'enfonçait davantage dans la jungle sans prendre garde à marquer des repères et retrouver le chemin de la maison... De temps à autre, la fille du soleil pouvait entendre des branches craquer dans les hauteurs, comme si des formes animales la suivaient. Était-ce son imagination ou cette jungle était-elle bel et bien habitée ? Cela ne l'aurait pas étonnée, il était rare que ce genre d'endroit soit dépossédé de toute forme de vie. Le chant de la jungle était si intriguant et différent de tout ce qu'elle avait toujours connu que la lionne accélérait le pas, avide de découverte mais sa précipitation la conduisait tout droit vers une colline que la lionne ne pouvait apercevoir, dissimulée sous des plantes diverses. Ses pattes s'entremêlèrent dans les lianes et Kuzali chuta la tête la première, dégringolant à toute allure cette petite colline où elle s'ignorait être perchée.


Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Impossible de le savoir mais le soleil éclairait toujours le ciel, c'était plutôt bon signe. Un peu gauche, la lionne se redressa et ébroua vigoureusement son pelage, démêlant les quelques lianes qui étaient restées accrochées à son pelage dorée. Mis à part quelques égratignures, elle n'était pas blessée et pouvait donc continuer son périple. Un regard en arrière, Kuzali découvrit avec une once d'effroi qu'elle avait fait une chute titanesque et qu'il lui serait impossible de remonter cette pente bien trop rêche. Continuer ou contourner pour rentrer ? Non, il était impensable de quitter cette jungle seulement maintenant, Kuzali n'avait fait encore aucune découverte farfelue ! Bien décidée à mener son périple à bien, la lionne reparti vers les profondeurs de la jungle. Ce n'était certainement pas la plus sage des décisions qu'avait pu prendre l'exilée mais elle voulait découvrir ce qu'elle ne connaissait pas.

Kuzali marcha longuement dans cette jungle mystérieuse mais contrairement à ce qu'elle avait espéré, ses pas ne l'emmenèrent pas au plus loin de la jungle, elle semblait au contraire tourner en rond. Si elle ne se trompait, c'était bien la troisième fois qu'elle passait à côté de ce grand arbre à l'écorce pourpre. Une agitation soudaine retentit dans un buisson à quelques mètres d'elle et la lionne sursauta, tous les sens en alerte. Ce qui lui avait fichu une peur bleu n'était au final qu'un oiseau mais ce dernier avait su faire son effet, Kuzali était de moins en moins rassurée dans cette immense jungle dont elle ne voyait ni le bout ni le commencement. Elle était perdue.

Accélérant l'allure, la lionne dorée se démenait pour se rappeler d'un quelconque indice pour retrouver son chemin mais rien n'y faisait, elle était perdue. Et si elle restait à jamais prisonnière de cette jungle ? Non, céder à la panique était la dernière chose à faire, Kuzali se devait de garder son sang-froid si elle souhaitait sortir un jour de cette jungle. Errant de gauche à droite, la lionne rejoignit finalement une rivière où elle s'abreuva avec plaisir, retrouvant un peu de courage. Quelle direction prendre ? Un nouveau craquement retentit non loin d'elle mais la lionne ne réagit pas, persuadée qu'il s'agissait là d'un autre voisin mais contre toute attente, la lionne reçut une branche d'arbre en plein dans l'arrière train. Surprise, la lionne pivota sur elle-même pour découvrir face à elle un singe à l'allure peu chaleureuse. Hmm, elle avait vu juste, cette jungle était bel et bien habitée.

« Hum... bonjour ? »

En guise de réponse à cette salutation, cinq autres singes tombèrent de leurs branches pour se dresser aux côtés de celui qui avait attaqué la lionne. Nul besoin d'être un petit génie pour comprendre que rien de tout cela ne sentait bon... Les six singes crachaient au visage de la lionne et leurs regards hostiles en disaient long sur leur état d'esprit. Un nouveau projectile fut lancé à la gueule de la lionne mais la branche avait été remplacée par une petite roche fort coupante et une balafre ensanglanté apparu sur la joue de la lionne dorée. Il fallait partir, TOUT DE SUITE.

Prenant ses pattes à son cou, Kuzali partir à toute allure dans la direction opposée, les babouins en furie à ses trousses. Bon sang mais quelle idée de venir ici ! Cette végétation qui l'avait émerveillé l'agaçait désormais, elle n'y voyait rien ! Une fois de plus, la lionne s'emmêla les pattes dans ces fichus lianes et chuta à nouveau. Glissant sur plusieurs mètres, un rondin de bois la fit basculer et ce fut dans un roulé boulé impressionnant que Kuzali dégagea la faune environnante, se frayant un chemin des plus rapides vers le lieu d'agitation. Sa chute fut finalement stoppée lorsqu'elle heurta... un lion ?

Sa tête la lançait et la lionne mit un certain temps avant d'ouvrir les yeux. Sa vision était obstruée par une armée de crins crémeux et lorsqu'elle redressa enfin la tête, la lionne réalisa qu'elle était allégrement allongée sur le ventre de celui qu'elle avait percuté de plein fouet et que ce dernier n'avait rien d'un inconnu.

« Uhucha ?! » s'étrangla à moitié la lionne, le museau séparé par un simple poil de celui du mâle.

Confuse et troublée, la lionne se redressa aussitôt, libérant le lion de son emprise par la même occasion. Mais que fichait-il ici ?! L'heure n'était pas à ces interrogations, les babouins ne devaient pas être loin à en juger par leur cris incessants qui se rapprocher de plus en plus.

« Vite, suis moi ! » lui ordonna la lionne dont le ton alarmant et paniqué signalait un danger environnant.

Sans même laisser le temps au lion de réagir, Kuzali reprenait sa course effrénée, bien décidée à semer ses agresseurs.

Sans besoin de se retourner, la lionne savait que le mâle lui emboîtait le pas, il suffisait d'entendre les grondements derrière ainsi que la végétation meurtri sous les pattes puissantes du borgnes. Sans grand mal, le lion la rattrapa et bifurqua à leur droite, suivie de près par la lionne dorée. Elle n'avait aucune idée du chemin qu'il empruntait mais elle faisait confiance au lion. Malgré les événements passés et leurs conséquences, Kuzali pouvait toujours suivre aveuglément le lion crème. Très vite, un bruit de ruisseau se fit entendre et les deux compagnons improvisés se retrouvèrent face à une rivière. Ingénieux pensa la lionne. Ni une ni deux, elle s'élança dans l'eau cristalline un tantinet trop fraîche à son goût et suivi le sillage laissé par le mâle, quelques mètres derrière. Un rapide coup d’œil derrière son épaule lui permit de voir que les deux rives étaient peuplés d'un bon nombre de singe prêt à leur arracher les poils. Ils étaient cernés... Cette rapide investigation lui fit quelque peu perdre ses appuis dans l'eau et la lionne se laissa malencontreusement emportée par le courant qu'elle n'avait jusqu'alors pas ressenti. Pourquoi cette augmentation soudaine ? Un vacarme assourdissant vint répondre à sa question : une cascade. Le temps d'un instant, le sang de la lionne se glaça. C'était suicidaire ! Un regard affolé vers son ancien compagnon, elle ne put que lire dans le sien sa détermination à prendre cette porte de sortie. Elle tenta vainement de remonter le courant avant de se laisser aller à la fatalité : ce serait quitte ou double.

Les paupières endoloris suite à sa perte de connaissance, Kuzali sentait ses muscles meurtris lui passer un savon pour cette décision inconsciente qui aurait pu tout droit la conduire au ciel. Elle avait été chanceuse de s'en sortir. Crachant férocement l'eau qui s'était infiltré dans son corps, elle se redressa un peu gauche. Uhucha ? Les appuis bancales, Kuzali se mit en marche à la recherche du mâle tout en ébrouant son pelage trempée. Pas un poil n'avait été épargné par l'eau sauvage... Finalement, ce fut lui qui la trouva. Les deux félins se firent face et Kuzali resta un temps interdite, ne sachant que dire. Finalement, ce fut lui qui brisa la glace d'une voix froide, cachant néanmoins un certain trouble.

« Au risque de te surprendre, je n'ai rien cherché du tout, ce sont eux qui ont lancé les hostilités. »

Elle n'avait pas été aussi froide que le mâle, simplement neutre et détachée. Elle ne savait pas vraiment comment agir en sa compagnie, ces retrouvailles étaient tellement inattendues. Bien que gênée, elle ne pouvait détaché son regard du voyageur. Peut-être était-ce la mémoire de son corps qui agissait... Elle n'osait trop s'approcher du mâle, craignant sa réaction. Après tout, c'était à elle que revenait les torts de leur rupture, elle n'était pas en position de force et s'en voulait toujours autant d'avoir trahi le mâle. Il n'y avait rien ni personne pour les tenir occupés, ils étaient simplement là, tous les deux, isolés de tout et perdus. Une situation amèrement cocasse. Délogeant finalement son regard du mâle, la lionne observa les environs à la recherche d'un quelconque repère. A ne pas s'y méprendre, ils s'étaient encore plus enfoncé dans cette jungle hostile. Entrer dans ces lieux avait été un jeu d'enfant mais en sortir semblait bien plus épineux. Elle s’avança de quelques pas vers ce qui semblait être un sentier à en juger par le chemin de terre qui se frayait entre les arbres.

« Sais-tu où nous sommes ? Cela fait déjà un petit moment que je suis dans le coin mais impossible de sortir d'ici, cette jungle ressemble à un véritable labyrinthe... »

Malgré son trouble apparent de revoir Uhucha, l'ancienne princesse tentait de garder son sang-froid afin d'analyser la situation et peut-être de trouver un plan de sortie. Cela avait toujours été ainsi, Kuzali le cerveau et Uhucha sa patte armée. Quoi qu'on en dise, ces deux-là formaient une bonne équipe et la situation semblait appeler le duo singulier à se reformer.

Elle l'écoutait mais d'une oreille discrète, comme frappée par la distance que voulait imposer le mâle entre elle et lui. Il semblait que ces dernières paroles lui avaient été arraché de la gorge. Kuzali ne dit mot, hochant simplement de la tête. Elle n'était pas désemparée à l'idée de se retrouver livrée à elle-même en compagnie de son ancien amant, seulement troublée. La vérité était que le revoir lui déposait un baume au cœur, il lui avait manqué... Mais, elle n'oubliait rien et se sentait toujours aussi fautive. Silencieusement, Kuzali suivait le borgne dans son sillage, observant les alentours. Elle n'avait jamais rien connu de semblable à cette jungle et bien qu'elle gardait son sang-froid, elle était inquiète. Trouveraient-ils un moyen de se sortir de là ? Elle n'en était pas si sûre. Et s'ils restaient tous deux enfermés dans cet étrange labyrinthe où le temps ne semblait plus compter ? Quelle drôle d'hypothèse. Elle soupira doucement.

Perdue dans ses pensées, elle ne put anticiper le changement de rythme du mâle et leurs pelage se frôlèrent, arrachant un frisson aux anciens amants. Comme brûlé au vif, le borgne bifurqua. Était-ce donc si déplaisant d'être en compagnie de la lionne dorée ? Tous deux baissèrent la tête et Uhucha s'enfonça vers la gauche, suivi par l'exilée. Un climat de gêne les entourait et le silence les accablait. Ce n'était pas une situation anodine et Kuzali ne savait comment réagir. Lorsqu'ils étaient poursuivi par les singes, la fuite les avait occupé et comblé le silence mais maintenant qu'ils avaient semé les primates, ce n'étaient plus qu'eux. Eux, des souvenirs et un silence pesant.

Poursuivant le sillage du voyageur, Kuzali n'était plus sujet à ses regards lourds de sous-entendus et elle pouvait l'observer sans crainte d'être surprise. Sa carrure n'avait pas changé, peut-être avait-il juste gagné en muscle. Il était égal à lui-même, décoré de ces multiples cicatrices qui témoignaient de son histoire. Cela ne l'avait jamais effrayé, elle les avait toujours accepté comme partie intégrante du mâle et les avait aimé autant qu'elle l'avait aimé. Dans ce silence qui les entourait, Kuzali pouvait nettement entendre le rire de deux amants, amoureux et insouciants. Elle n'avait rien oublié et comme protégée par le secret de ses songes, elle aimait parfois se ressasser tous ces souvenirs heureux. Kuzali avait sincèrement aimé le borgne et elle n'oublierait jamais la façon dont il avait capturé son cœur. On n'oubliait jamais les personnes que l'on avait aimé. Un nouveau soupir. Elle comprenait mieux l'attitude du mâle.

« On devrait retrouver la rivière et suivre son courant. Peut-être nous conduira-t-elle jusqu'à la sortie de cette jungle. »

Après avoir ressassée diverses hypothèses, celle-ci lui semblait être la plus convaincante. Il lui semblait qu'ils ne faisaient que s'enfoncer davantage dans la jungle paradisiaque. Elle arrêta sa marche, intimant au mâle d'un claquement de langue de faire de même. Son corps pivota vers l'écho d'un ruissellement d'eau mais alors qu'elle s'apprêtait à se diriger vers la source, des ricanements lointains de primates lui parvinrent. Cette jungle n'abritaient-elles donc que des singes agressifs ?! Elle soupira, désemparée et s'assit lourdement. C'était peine perdue.

« A quoi bon, les singes sont toujours là-bas... » soupira-t-elle, perdant son sang-froid. « Je ne sais même pas si on peut réussir à s'échapper de cette jungle, tous les chemins que l'on emprunte se ressemblent, il est impossible d'avoir des repères... »

Chassant son masque, elle laissait enfin paraître sa fragilité. L'idée de ne pas revoir son fils l'effrayait et se retrouver aussi impuissante lui déplaisait. D'ordinaire, elle gardait toujours un contrôle sur la situation mais dans ce cas présent, elle était livrée à l'inconnu. Elle perdait le contrôle.

Le mâle n'avait pas été aveugle à la détresse de la lionne et il ralentit sa cadence afin d'arriver à hauteur de cette dernière. Kuzali redressa l'échine, observant le mâle, puis celui-ci se lança dans une légère pointe d'humour ce qui ne manqua pas de surprendre la lionne avant que celle-ci n'émette un doux sourire. Il était rare d'entendre Uhucha faire dans cette branche... Sûrement était-ce sa manière de rassurer la lionne sans trop être personnel. Plus proches, elle sentait mieux son odeur et cela parvenait la rassurer. Au moins n'était-elle pas seule... Enterrant son fatalisme, la lionne décida de ne pas se laisser aller et suivit les pas de son ancien amant d'une démarche déterminée. Uhucha semblait savoir ce qu'il faisait. Peu importe les événements passés, elle aurait toujours confiance en lui et le suivait aveuglément.

Au bout d'un certain temps de marche silencieuse, ils retrouvèrent la piste des arbres marqués par le borgne. Bien qu'elle se taisait, l'expression de la lionne laissait paraître son soulagement. Grâce à Uhucha, ils aurait peut-être une chance de sortir d'ici, pas vrai ? Au loin, l'écho des primates retentissait. Étaient-ils sur leurs traces ? Imitant le borgne, la femelle dorée pressait le pas, désireuse d'échapper aux singes mais surtout de sortir de labyrinthe aux allures faussement paradisiaques.

« Ces saletés de macaques continuent de nous coller à la peau... » grogna la femelle en écho au grondement du mâle. « Si nous sortons d'ici, je t'en devrais une belle. »

Leurs corps se mouvaient avec efficacité parmi la faune, traînant derrière eux les cris aigus des primates tandis que devant eux s'offrait peut-être la possibilité d'une porte de sortie. Kuzali l'espérait sincèrement, cette jungle la mettait mal à l'aise. Son regard coula discrètement vers le lion crème. Il semblait moins crispé que lors de leur rencontre hasardeuse, c'était une bonne chose. Elle même s'était de nouveau habitué à marcher à ses côtés. Une certaine once de nostalgie la guettait... Elle n'avait rien oublié de leurs moments passés ensemble et certains souvenirs semblaient encore daté d'hier. Elle soupira lentement. Il lui avait manqué.

Mais alors qu'il lui semblait percevoir une fine effluve des landes, Kuzali réalisa une chose : une fois dehors, les choses reviendront telles qu'elles étaient. Ils seraient de nouveau deux inconnus. Ce n'était pas ce qu'elle voulait cependant, elle devait laisser le temps à Uhucha. Visiblement, passer du temps en sa compagnie était une véritable épreuve pour le borgne. Pourtant, bien que surprise dans un premier temps, Kuzali ne regrettait pas d'être tombée sur le lion crème. Les circonstances avaient obligé leur coalition et ce n'était pas pour lui déplaire. Bien qu'on leur avait un peu forcé la patte, les anciens amants avaient ainsi pu passer un semblant de temps ensemble, plongé dans un univers qui semblait surréaliste et où les règles n'étaient plus les mêmes. L'espace d'un instant, elle observait Uhucha avec une once de regret dans le regard. Elle regrettait de devoir le perdre si vite alors qu'ils venaient tout juste de se retrouver. C'en était presque cruel.