L'échine frissonnante, l'oeil accroché au paysage, plantée à l'entrée du passage marécageux, Dhoruba analysait maladivement les lieux. Inconsciemment, sa longue queue s'était glissée contre ses flancs, accolée par une peur qui avait jusque là épargnée la géante. Les temps étaient durs pour le clan, la nourriture ne s'attrapait plus aussi facilement dans la savane, surtout pour elle qui commençait à fatiguer à cause de son début de grossesse. Sans compter que la lionne refusait de trop s'éloigner d'Alois, encore mal en point à cause de sa terrible blessure ou de ses chers enfants. Du coup, même son cerveau aussi chichement peuplé en neurones qu'un coin de désert s'était rendu à l'évidence. Il lui avait directement indiqué la route du passage marécageux où ses pattes s'étaient peu à peu liquéfiées. Sur le seuil de ce dernier, marqué par la boue qui maculait une herbe étouffée, les yeux de Dhoruba s'étaient intensément fermés, douloureux d'avoir tant fixé le paysage. Elle ne voyait plus en cet endroit un garde-manger particulièrement pratique, sinon une terre encore rougie de son sang et souillée de son déshonneur. Kuzimu semblait se cacher dans chaque recoin de territoire, prêt à émaner de la boue, aussi sale et traîtresse que lui, capable de panser les plaies comme de les créer. C'était certain, cette matière collante et sadique ne pouvait qu'être l'alliée du poète infernale, prompte à se redresser en une statue d'argile géante à l'effigie du monstre pour l'achever.

Pour autant, Dhoruba ne pouvait pas se permettre d'être couarde, alors après avoir déglutie difficilement, elle posa une griffe dans ce qu'elle considérait être la frontière de ce territoire à part. Ses muscles tendus, la lionne tâcha pourtant d'oublier son inspection maladive pour chercher ce qui l'intéressait vraiment, une proie éventuellement prisonnière des marécages, retenue par la boue ou simplement blessée.

Aujourd'hui, la chance était avec elle, en quelque sorte puisqu'un troupeau de zèbres paissait, fouinant le sol pour grignoter les brins propres demeurés en bordure du terrain boueux. D'ailleurs, Dhoruba sortit momentanément de son marasme pour se demander quelle drôle d'idée avait eu leur chef d'amener un groupe sain ici, l'herbe étant probablement meilleure dans la savane. Enfin bon, l'esprit des proies restait aussi indéchiffrable qu'inintéressant, pour un prédateur tant que ça ne l'aidait pas à les chasser. Effaçant donc cette interrogation polluante de sa caboche, la géante en profita pour oublier totalement ses idées noires. Tout son instinct se focalisait sur les zèbres... Malheureusement, les herbes sèches qui cachaient habituellement Dhoruba faisaient défaut dans ce paysage où son pelage orangé la rendait visible. Le chef que la lionne reconnaissait à cause de ses rayures couleur crème sonna l'alarme. Elle aurait pu l'atteindre car c'était le plus proche mais son sprint fut rapidement avorté par sa mémoire. Matsukan n'était pas chassable, les Pridelanders l'avaient mille fois prévenus, lui enseignant son odeur mais aussi lui montrant de loin la silhouette haute de cet herbivore particulier.

Alors que la femelle freinait des quatres griffes, pestant contre sa malchance, elle failli rentrer dans un obstacle imprévu qui avait échappé à son regard précédemment, caché par les zèbres. C'était un chacal. Dhoruba chercha automatiquement la charogne qui avait dû l'attirer en ces lieux, ayant dans l'idée de lui demander aimablement de partager-comme elle-même le faisait souvent après sa chasse- mais ne perçut aucune odeur caractéristique. "Mieux", son unique oeil remarqua le manège des plus étranges de l'animal... Il mangeait... De l'herbe ! Et pas quelques touffes pour se purger comme c'était déjà arrivé à la Géante, non non, à pleines dents, avec l'air le moins traumatisé du monde.

-Euh... Bonjour.

Se retrouvant toute bête face à ce petit animal qui avait le mérite d'attirer toute sa concentration. Quelle étrange scène ils devaient soudainement offrir, lui le petit chacal amateur de plantes mâchant à coeur joie, et elle, la lionne gigantesque quoiqu'un peu efflanquée, les oreilles dressées en avant, la tête penchée, l'air concentré, le derrière relevé.

-Elle a quelque chose de spéciale cette herbe ?

Demanda Dhoruba, sans se présenter mais sans avoir l'air discourtoise non plus. Il fallait aussi la comprendre, elle était totalement abasourdie par cette étrangeté, au point de se demander si le chacal n'était pas en train d'agir normalement et que c'était elle l'ignorante. Sur le coup, la féline en avait même oublié ses inquiétudes concernant le passage marécageux, ou encore les zèbres partis depuis belle lurette.

Pourquoi avoir effrayé les zèbres ? Mais, si son but n'était pas de s'amuser, sinon de manger. Dhoruba était une prédatrice et comme chacun d'entre eux un tant soit peu équilibré, son objectif n'était jamais d'être cruelle. Lorsque la faim ne tenaillait ni son ventre ni celui des siens, elle passait devant les zèbres sans se cacher, d'ailleurs ces derniers sachant reconnaître une lionne repus l'ignoraient totalement. Quelle drôle de bestiole que ce chacal broutant de l'herbe. Loin de se vexer pour autant, la géante se contenta d'aborder une mine légèrement surprise. Elle ne saisissait pas la logique de cet animal qui semblait tout ignorer de la chasse alors qu'il avait bien les dents d'un carnivore.

-Ben, j'voulais les manger. Enfin un quoi... Et toi, tu ne chasses pas ? J'veux dire, ça se voyait non que j'étais en train de pister. Alors tu vis simplement en mangeant de l'herbe ? Et sinon j'comprends pas trop... Moi je veux faire aucune loi tu sais. Juste manger. C'est le roi qui fait la loi, pas tous les lions. T'as autant de droits que moi et les zèbres aussi mais... Ca a toujours été comme ça. Les zèbres cours, on les mange, et tout ça. Pas chez toi ? Pourtant tu as les dents bien pointues et j'ai déjà partagé mon repas avec d'autres qui te ressemblaient... Des chacals, voilà. C'est bien ce que t'es non ?

Redressant le menton comme pour le jauger par-dessus puis baissant la tête pour faire de même par en-dessous, la lionne continua de l'observer sous toutes ses coutures. Visiblement elle cherchait à évaluer son état de santé générale. Vivre de végétaux ? Ce serait vraiment fantastique, il y en avait partout et eux au moins ne courraient pas ni ne donnaient de coups de sabots. Finalement encouragée par l'enthousiasme du chacal, la géante choisit un bon brin d'herbe logé entre ses pattes de devant et croqua dedans. La boule formée dans sa gueule alors qu'elle la mâchait d'un bord et de l'autre comme pour voir si c'était meilleur d'un certain côté la rendait particulièrement comique, sans compter son air excessivement concentré et ses yeux qui se plissaient de concert. Au final, elle se retint à grand mal de tirer la langue de dégoût et dû également faire face à un haut-le-coeur. Les larmes lui montèrent aux yeux et elle bloqua sa respiration le temps de faire passer l'envie de vomir. Evidemment, ce n'était pas pour rien que l'herbe lui servait habituellement à se purger.

-Je veux bien me faire des amis, mais j'arrive vraiment pas à manger ça.

Finit-elle par dire, concluant cette expérience avec une analyse très sérieuse. Un peu triste, la lionne baissa les oreilles à l'horizontal, légèrement coupable. Si elle n'était pas cruelle naturellement, la géante n'avait normalement aucune pitié pour ses proies mais la façon de présenter les choses du chacal avaient un peu bousculé le petit pois qui lui servait de cerveau. C'est vrai que si ses potentielles proies devenaient de potentiels amis, ça en ferait beaucoup, et malgré son renfermement certain suite à un certain accident dans les marécages, la rouquine demeurait sociable. Elle avait même tendance à être plus sensible que la moyenne, cachant un énorme coeur au fin fond de sa carcasse efflanquée.

Ah comment faire face à ce nouveau dilemme ? Manger ou se faire des amis ? La voilà bien embêtée avec ce problème insoluble qui, jusque là, ne s'était jamais présenté à elle.

-Au fait j'm'appelle Dhoruba, et toi ?

Tenta-t-elle encore un peu intimidée. Le chacal mangeait de l'herbe mais ne la fuyait pas au moins. Ils pouvaient toujours discuter, non ? A moins qu'il ne lui en veuille vraiment d'avoir fait fuir les zèbres.