Depuis le décès d’Akili après avoir été vaincu par Vako, comme les lois ancestrales transmises par les Seigneurs du Désert, le changement se mêla. Mon déshonneur qui était l’objet des songes et cible des regards outrés avait disparu comme l’ombre dans l’obscurité, et quand ma silhouette se reporta vers la lumière, mon amie si fidèle se traçait sur les parois. La seule lumière luisante était la bienveillance rapportée de la part d’Angani et de Vako, une fratrie aimable. Cependant, mon attention se rapportait sur leur relation. L’amour fraternel n’était pas le seul lien tissé entre les lions au pelage terne, mais la féline aux yeux d’ambre éprouvait un amour sans faille pour son frère, à virer d’une affection fraternel à un inceste. Vako ne semblait pas refuser les avances de sa sœur, mais moi-même avait décidé de ne pas donner d’avis sur ce rapport. La seule chose qui maintenant me préoccupait était ce qu’en pensait Shabel sur la mort d’Akili et ces fixations soudaines.

La seule préoccupation du clan, autre des déplacements et des messes-basses sur son futur quotidienne était la sieste. Les après-midi étaient de lourdes charges et l’activité après le soir était rare, et certains se réfugient contre leurs proches. Le matin se résumait entièrement de chasses et de patrouilles, la nuit était condensée par une certaine activité nocturne, dont les sentinelles fixaient avec prudence et précision les frontières. Plongée dans les bras de Morphée, je m’étais refugiée à l’écart du groupe pour m’assoupir en toute tranquillité. A moitié endormie, quelqu’un m’interpella d’une voix basse et s’allongea contre ma toison claire. En ouvrant les yeux, Shabel était présente à mes côtés et un sourire faible par la fatigue laqua mes lèvres. Basculant sa tête vers les côtés, elle s’assurait que personne ne prêtait ses pavillons à notre discussion future et aux choses dont l’adolescente voulait parler.

Mon enfant vint me demander ce qui va se passer désormais. En me raclant la gorge, je savais qu’elle s’était inquiétée sur mon sort mais heureusement, le destin n’en joua pas avec fourberie. Baissant mon regard vers mes pattes, je réfléchissais longuement à une réponse. Que lui dire ? Akili n’était pas le père idéal pour Shabel et ce dernier s’était avec aise permis de la mépriser. Shabel de même commençait à le dédaigner, et cela fut une affaire entendue pour tout le monde. Le lion gris lui raconta que son frère fut tué par son Mositus et je n’avais pas osé m’interposer et démentir cette version des faits. J’avais attendu le bon moment pour le lui dire, et il semblerait que le moment ô combien redouté venait de se réaliser. Etait-ce une occasion fâcheuse ?

« Nous ne sommes que des membres à présent. Vako néanmoins nous accorde avec sa sœur, Angani, un regard de bienveillance. En prenant une courte pause, je rapportai mon regard vers Shabel. Tu ne lui octroie pas vraiment ta confiance, n’est-ce pas ? »

C’était vrai : la confiance de Shabel qui pendant son enfance avait la démarche d’une impératrice était dure à gagner. Hormis moi-même, elle n’avait jamais permis le foie à ses égaux, et il était rare qu’elle daigne de croire quelqu’un. Frottant ma tête contre la sienne et quittant son contact, tout en restant allongée contre elle, je commençai à la scruter. Son corps frêle et agile d’enfant avait accru pour laisser place à une silhouette plus féminine et une courbe gracieuse, avec une corporalité charmante. Elle avait bien grandi.

« D’ailleurs, que penses-tu de Vako ? »

A l’attente à la réponse de Shabel, je m’imaginais à sa déplaisance face aux nouveaux changements. Elle voyait d’un mauvais œil les fixations récentes. Chaque lionne reconnaissait le caractère et la réaction de son lionceau et il était impensable qu’une mère ignorait le comportement de son trésor, et le cas ne s’octroyait sans doute point l’instinct maternel. Même en ayant grandi, Shabel gardait le caractère d’un caïd et sa confiance était escarpée pour être donnée, et rares étaient vraiment les personnes à qui la jeune adolescente accordait toute foi. Sans doute, je serais étonnée de voir que Shabel restait muette sur le revirement bouleversant de la situation.

La détermination de Shabel se lisait d’une voix roque dans ses mots où l’on pouvait cerner le mépris de Shabel face au nouvel Empereur. Je reconnaissais mon enfant entre milles : personne n’était vraiment à l’hauteur de ses attentes et chaque élément était un précepte perturbateur dont il fallait rapidement se débarrasser. Aussi tranchante que le sabre, la dernière phrase se révélait plus être un serment qu’une simple parole et les promesses de la jeune lionne tenaient toujours. Pendant un temps court, j’avais douté de ce que Shabel pourrait bien faire face à la situation et mon étonnement s’était soudainement corrigé en une peur certaine. Bien que jeune, elle montrait une certaine dominance face aux autres et rien ne lui était inaccessible hormis la tolérance complète du clan face à son sang de Mositu. En y songeant, il fallait bien qu’un jour lui dire cette odieuse vérité, malgré l’éducation que je lui avais concédée, le dessein ne saura pas éviter le voile du mensonge dans lequel elle avait baigné pendant toutes ses années. Cependant, digne d’une Jangowa, les traits idéologiques qu’elle avait hérité des Jangowas étaient tout bonnement traditionnels et se lisaient à la lettre dans ses yeux vermillons.

Quand Shabel me demanda s’il fallait qu’elle devienne amie à Angani, mes songes s’étaient dispersés pour former un regard de captation. Il ne fallait jamais forcer un lion pour être avec un autre, et ce n’était qu’au choix de son gré que se faisaient les meilleurs rencontres. « Falloir » n’était pas exactement le mot adéquat, et cela exprimait surtout l’obligation. Jamais je n’avais empêché Shabel de choisir ses fréquentations pour éviter de l’emprisonner dans une cage, et cela développerait sans doute des actes de rébellions dont je ne souhaitais par ailleurs guère. Mon expérience concernant l’enchaînement de mes gestes et mon silence aussi aphasique que celui du Grand Désert me détournait, et je m’assurais que personne ne vive cette tragédie. La présence d’Akili m’avait enseigné à satiété les durs concrets et qu’une vie harmonieuse n’était pas offerte sur un plateau d’or. Elle était gagnée. Les échecs à perpétuité n’étaient que des chemins empruntés pour accéder à une voie raisonnable, et mon existence en avait fait les frais. La lourde peine de la vie.

« Non… » lui soufflais-je dans un soupir. « Ce n’est pas à moi de décider de tes fréquentations, jamais je ne te forcerai à faire quelque chose contre ton gré. »

Cette épreuve avait été éternelle durant une partie de mon existence et sans doute aurais-je donné en soupçon dans mes paroles de la liberté à Shabel. Malgré le manque d’autorité, j’espérais tout de même ne pas avoir accordé une autonomie évasée. Les enfants interprétaient les choses différemment et je souhaitai ne pas avoir laissé des un sens dissimulé, tout en plongeant mon regard dans le sien. Je me lisais dans ses yeux corail et elle n’était qu’une duplication de ce que j’étais dans la jeunesse, avec une once d’aménité. C’était bien le sang de mon sang.
Tombant telle la foudre, la sentence était déclarée et le rêve de Shabel enfin dévoilé : être Impératrice. Tout d’abord surprise par ce dévouement, mes prunelles avaient cernés l’amas de détermination dans son regard. Raclant la gorge, le monceau de son expérience à peine encore accrue ne s’était pas dissimulé en perçant mon regard. Comment lui expliquer ce que j’avais vécu pendant toutes les années ? La vérité se liait avec celle relative à sa naissance et je savais que le jour funeste s’approchait au fur et à mesure. J’essayais sans arrêt de retarder le moment ô combien redouté et de me dire que c’était encore tôt pour ses pavillons, mais un jour ou l’autre, la vérité ne saura plus vraiment protégée et le sombre secret enfin révélé. Ce n’était qu’une aide inespérée.

«  Shabel… Etre Impératrice est peuplée d’inconvénients et d’avantages. Les défauts sont les plus nombreux, et je n’aimerai surtout pas que tu sois traitée comme moi. » Après avoir baissé la tête, je l’avais relevé pour croiser son regard. Il n’était pas la peine de lui expliquer ce qui était arrivé et Shabel avait sans doute compris toute l’ampleur de l’arrière-pensée. Eprise par l’épuisement, je me laissai m’écrouler sur le sable sans pour autant me laisser replonger dans les bras de Mophée.

Sans plus attendre à réfléchir à un remède pour atteindre son désir ardent, elle se tourna immédiatement vers Vako et m’interrogea sur la voie. Neutre par début, je ne pouvais tout simplement pas briser le rêve de mon enfant et sans doute m’en voudra-t-elle, mais il était vraiment peu probable que les envies finissaient rompues. Ma convoitise à l’aube de l’enfance était surtout de m’épanouir telle une rose, mais l’aubaine ne s’était pendant tout ce temps pas présentées mais l’espoir renaissait comme un phœnix peu après son trépas dans un amas de cendre. Et il ne cessait jamais. Eternellement.

« Je ne sais pas, je n’en suis du moins pas sûre. » Les compagnes de l’Empereur étaient choisies au moment le plus inattendu, mais dire que c’était impossible sans même avoir tenté était vain. « Mais le destin peut parfois être imprévisible. Il ne faut pas faire de conlusions hâtives. »

La mère débitait, la fille écoutait, ne s'opposant guère aux mots de sa génitrice. Pourtant frémissait en la plus jeune une étincelle de rage que Léhona ne pouvait ignorer : aucune mère ne le pouvait. Ses paroles pourtant chargées de sincérité ne plaisaient bien évidemment pas à la jeune Shabel qui écouta sans broncher. La lionne des dunes n'allait bien évidemment pas mentir à sa jeune fille seulement pour admirer son si beau sourire et son visage satisfait de ce qu'elle aurait aimé entendre, mais elle avait choisi la voie du réalisme : il était peu probable que Vako se tourne vers Shabel. Tendres et parfaits furent les désirs de Shabel avant d'être mêlés au rationalisme de Léhona , mais l'ancienne Impératrice ne pouvait se permettre de plonger le sang de son sang dans un doux amas de mensonges.

Puis Shabel vint rasséréner l'esprit de sa mère quant à ses capacités si Vako venait à la choisir comme Impératrice, sans oublier de pester contre les Jangowas qui, selon elle, étaient plus que minables. Léhona ne doutait bien évidemment pas de la force physique et cette ardeur qui bouillonnait dans tout son être ; seulement, était-ce assez suffisant pour la convaincre ? Shabel restait à ses yeux une jeune lionne plus ou moins inexpérimentée dans la fleur de l'âge. Son assurance qui pouvait à tout moment lui faire défaut avait pendant le vent d'un instant effrayé l'ancienne Impératrice. Plutôt que de rassurer Léhona ses dernières paroles avaient eu l'effet inverse, et elle se retrouvait désormais craintive de l'assurance de Shabel.

Et voici que sa fille se prêtait au serments : elle se jura de retrouver celui qui avait terni l'image si noble de Léhona en plus de retrouver celui qui avait tué Tsua, son frère. Pour son fils défunt c'était chose faîte : Akili avait perdu la vie face à Vako dans un combat singulier, mais elle avait bien conscience qu'elle n'avait pas tout dit à Shabel. Elle ne lui avait pas dit que ce n'était pas un Mositus qui avait tué Tsua et qu'Akili lui avait menti, elle ne lui avait pas dit que le sang qui s'écoulait dans ses veines n'était pas tout à fait « pur ». Tant de non-dits... La vision des choses de Shabel sera sans doute chamboulée lorsque la vérité aura enfin éclaté. Quant à son ancien amant, dit Mositu par Shabel... elle tint à ajouter, d'une voix neutre :

« Nous le retrouverons. Et il payera » Elle s'en faisait presque la promesse.

Au lieu de pester contre l'inconnu qui l'avait trompé dans un semblant d'amour Léhona avait préféré se perdre dans les prunelles de Shabel. Ses promesses avaient doucement touché son cœur et réveillé en elle le doux sentiment de se sentir aimée, chose qu'elle n'avait connu qu'une seule fois mais elle était tombée sur le mauvais bougre. Léhona esquissa d'un sourire face aux nouvelles initiatives du sang de son sang. Non, elle ne l'encourageait pas et ne l'encouragerait jamais à tenter de telles résolutions, c'était bien trop risqué et elle n'était encore qu'une jeunotte encore inconsciente des risques.

Enfin elle déclara que les Jangowas méritaient un véritable leader, et non pas cet incapable de Vako. A ses dires Léhona arqua un sourcil et releva doucement sa lèvre avant de soupirer. Non Shabel ne semblait pas s'enticher du règne de Vako alors que ce dernier venait juste d'être couronné. A vrai dire elle ne souhaitait pas forcer sa fille, ni les autres membres du clan à se soumettre à Vako mais simplement d'attendre que ce dernier prouve qu'il est digne d'être le véritable empereur du Désert. La tâche n'est pas plus aisée après que ce dernier ait épargné Hatari, qui aux yeux des autres membres du clan était une terrible erreur et une aberration.

« Vas-tu te joindre à la bataille, Shabel ? » interrogea-t-elle, espérant taire le fâcheux sujet qu'était Vako.

Les Mositus s'étaient approchés de la frontière, il était clair que ces derniers ne souhaitaient qu'une chose : regagner leur précieuse Oasis. Cette audace allait bientôt leur coûter la vie, les Jangowas se feraient un plaisir d'accomplir la besogne. Cela sonnait plutôt pour les Jangowas une opportunité de savoir ce que valait Vako et qu'il méritait d'être l'Empereur du Désert. La queue foulant doucement le sable, le vent chaud du Désert battant contre son pelage sable, Léhona attentait patiemment la réponse de Shabel.