La lionne était plus jeune que lui, mais tout dans la force de l'âge. Elle l'avait remarqué. Elle avait été surprise par sa présence. Le lion resta immobile, les yeux rivés sur elle. La lionne aussi posa son regard dans le sien. Un magnifique regard d'azur, d'autant plus beau qu'il éclatait de mélancolie, une mélancolie qui n'échappa pas un lion brun. Il n'avait pas besoin de demander la cause d'une telle tristesse. Les terres qui les contenaient étaient plus que suffisantes. Le tyran... Ça ne pouvait être que lui, comment une jolie lionne comme elle pouvait être heureuse sur des terres pareilles ?

Dans cet entretien silencieux, il n'en fallait pas beaucoup pour que Kuzimu perce la lionne à jour. Il ne savait bien sûr pas ce qu'elle avait vécu, mais il pouvait en deviner une grande partie, ayant lui-même eu une vie loin d'être de tout repos. Il allait prendre la parole quand la lionne le fit à sa place, d'une voix douce et mélodieuse :

"Que faites-vous ici à une heure si tardive étranger ? Il n'est pas prudent de s'aventurer par chez nous ces derniers temps..."

Kuzimu ne pouvait mal comprendre ses intentions, il était clair que ce n'était qu'une remarque. Elle, au moins, avait su restée une vrai Freelander, les terres étaient censées être libres de passage.
Il redressa la tête, présentant une attitude plus engageante et tenta un sourire en remerciement de sa sollicitude, une grande première pour lui, d'ailleurs, de l'extérieur, ce sourire n'avait rien de naturel, mais bon, au moins avait-il essayé. Il répondit, après s'être éclaircit la gorge, d'une voix calme et grave (il ne pouvait changer le ton profond de sa voix) :

"Je connais bien ces terres, pour les arpenter depuis plus de deux saisons." Il s'avança d'un pas, ses yeux ne la quittaient toujours pas : "J'apprécie votre attention, bien que je connaisse les dangers récents de la région... Pour en faire partie..."

Les derniers mots avaient été soufflés, presque murmurés. Comme elle n'avait pas l'air de l'avoir reconnu, il aurait aimé ne pas l'effrayer en lui révélant qui il était mais l'honnêteté de la lionne l'avait poussé à faire de même.

Hum... Kuzimu avait voulu être honnête, peut-être avait-il eu tort. Il resta tout d'abord silencieux aux questions de la lionne, tentant de donner un regard plus chaleureux à ses pupilles de glace. Mais comment paraître ce qu'il n'avait jamais su être ?

Il finit par abandonner ses tentatives inutiles et se raclât la gorge, au moins sa voix lui semblait moins sèche qu'il ne le pensait et il espérait que sa profondeur ne trahisse ses sombres rumeurs. Il prit donc la parole, d'un geste discret, il avait accepté de répondre à l'habitante des terres qu'il foulait :

"Serait-il honnête de vous donner le nom qui s'accroche à ma fourrure depuis des années ? Celui que la poussière semble dévoiler avant même que mes pas ne la foulent ? Je suppose malheureusement que vous ne me remettiez qu'à travers ce dernier... On me nomme Kuzimu..."

Il fit une pause et observa la lionne, impassible. S'il voulait qu'elle se méfie de lui, il espérait profondément qu'elle ne retourne pas sa bienveillance... Cette attitude avait étrangement touché son cœur sans le blesser, peut-être parce qu'il savait que la lionne ne le reconnaissait pas. Cependant, il pensait que si elle gardait cette gentillesse contre elle, il ne serait pas tenté d'aller au delà des limites. Il ne se sentait pas tenté de lui montrer la dureté du monde, car il savait qu'elle la connaissait déjà. Et en cela, il la respectait pour ce caractère si doux et chaleureux. Quitte à choisir, il aurait aimé revenir en arrière et changer son destin. Mais c'était trop tard... On ne revient pas en arrière... Jamais... Cette belle ange féline ne devrait pas avoir à supporter sa simple présence, lui, un pauvre démon sans attache...

Mais elle avait posé une autre question, une question qui troublait le lion brun, puisqu'il ne savait plus y répondre... Il s'y hasarda, cependant, déclarant, de sa voix grave :

"Autrefois, j'y cherchais une terre où installer les miens... Mais les temps changent, nos chemins ont fini par se séparer. Désormais, je ne suis que de passage, cherchant simplement à rejoindre ma sœur de l'autre côté, vers les landes désolées au nord de Prideland..."

Il s'arrêta, il n'avait pas tout dit, pourtant, il ne voulait rien rajouter... La pulsion qu'il sentait au fond de lui le guidait dans une bien étrange quête qu'il se refusait à accomplir. Et surtout pas avec cette lionne qu'il considérait trop noble pour lui. Lui, un démon, un monstre de l'ombre, une bête sans cœur, au moins son âme le retenait encore à éviter l'irréparable en ces temps là... Il avait peur que cela ne dure malheureusement pas...

Il avait été honnête, il avait donné les clés des histoires et des rumeurs. La lionne l’avait reconnu, elle s’était ramassée, méfiante. Si cela n’outrait pas le lion brun, il s’en retrouvait encore à vouloir remonter le temps et réparer cette implacable honnêteté qui l’avait plongé dans cette situation. Cependant, elle ne prit pas la fuite et même resta sur place pour répondre, presque comme pour le rassurer :

« C'est donc bien vous...Mais vous semblez déjà connaître toutes les rumeurs qui courent à votre sujet.
Je ne fais jamais attention aux rumeurs. Elles sont là pour pimenter la vie des lions fainéants et avides d'aventures impossibles, elles sont là pour faire travailler leur imagination, pour qu'ils vivent une vie qu'ils n'ont pas connus. Je ne suis pas de ceux-là. La vie m'a donné bien trop à vivre. »

Bien sûr, Kuzimu le savait déjà. Et c’était pour cela même qu’il avait hésité à être si franc avec elle. Il nota qu’elle n’avait pas cherché à savoir si les rumeurs étaient vraies, pourtant il avait senti une certaine curiosité dans sa voix. Elle continua et montra une mélancolie à le savoir retrouver sa famille. Mais elle ne comprenait la relation du lion avec les siens. Kuzimu soupira à ses mots, se devant de reprendre ses propos et les idées qu’elle se faisait sur son compte :

« Non… Je le rejoins pour la rendre aux siens. Je me dois de finir ma vie seul… Et dans l’ombre de mes rumeurs… Elles sont ancrées trop profondément dans ma chair pour sauver mes ailes… Les plumes ne résistent jamais longtemps aux flammes des Enfers. »

Il était très énigmatique, une habitude qu’il avait prise sans y penser au fil des saisons. Il fixait les yeux bleus de la lionne, soutenant son regard sans vouloir imposer sa puissance, ils ne faisaient que donner des mots. Mais même les mots ont une force, le démon le savait très bien. Il finit par déclarer :

« Je peux voir tes ailes, lionne du ciel… Tu as souffert, peut-être autant que moi, mais je sens ta gentillesse, tu sais comment préserver la lumière de tes ailes. Les miennes ont brûlé depuis longtemps et les ombres sont mon domaine. Elles seront sans aucun doute mon tombeau après avoir été ma prison. »

Il n’avait aucun espoir pour l’avenir, il avait perdu son chemin et si il peinait à s’arrêter, il ne trouvait pas une route de lumière, une route de rédemption. Il n’y en avait pas pour lui. Il n’y en avait plus depuis longtemps, depuis le jour où ses ailes ont brûlé.

Une liberté ? De quelle liberté pouvait-il jouir ? Pourquoi cherchait-elle encore et toujours à l'aider ? Kuzimu avait arrêté sa retraite, observant la lionne lui prodiguer ses dernières paroles. Elle ne voulait pas connaitre les raisons qui l'avait poussé à venir vers elle, tant mieux, le démon n'avait pas la volonté de lui dire, pas maintenant, alors qu'il avait réussi à lui cacher depuis le début de leur entretien. Cependant, elle lui assurait la présence d'ombres bien plus sombres que lui, des démons bien pires.

Elle présentait Sharkan, le tyran de ces terres. Essayait-elle de le rassurer en présentant ce lion de force ? Kuzimu ne répondit rien, la fixant en acquiesçant faiblement. Pourquoi lui donner tort quand elle essayait d'aider ? Il n'était pas encore perdu au point d'ignorer les sentiments des autres. A vrai dire, c'était une des choses qu'il n'oubliait jamais, les émotions des autres. Elle partit, sans un autre mot, et il la regarda s'éloigner, silencieux.

Une fois qu'elle fut hors de portée, il murmura, comme une réponse qu'il ne contenait plus :

"Un monstre qui agit en plein jour n'est un rien un démon, car tous peuvent le voir et l'accepter... C'est quand arrive la nuit qu'il faut se méfier... Car les démons rôdent et ne montrent guère miséricorde... Soyez prudente, Dame de ces terres..."

Puis, il se détourna de la scène et disparu dans les brumes et la nuit.